Chapitre 37.1 - ... sacrifier jusqu'à l'âme

— Joost !

— Ne inquiétez pas pour lui, Major, il sait débrouiller lui-même.

C'est vrai, et je dois me concentrer sur ce qui se passe ici.

Major, c'est Josef. Nous sommes en place au poste 24.

— Très bien. Goldstein, où en êtes-vous ?

— On arrive au poste 23. Mais ils sont juste derrière nous.

— On vous envoie du renfort.

Je me tourne vers la rue est. Sybille et Kurt la tiennent toujours avec leurs hommes respectifs.

— Sybille, foncez au n°23. Goldstein va avoir besoin de vous.

Elle confirme l'ordre d'un pouce levé, s'assure qu'il n'y a pas d'ennemi dans la rue et s'y engage avec son équipe de tireurs, laissant Kurt et ses hommes assurer seuls la défense de notre flanc est.

L'atmosphère est pesante, oppressante même, notamment à cause du son de turbine que le Damoclès génère en permanence. Derrière une carcasse de voiture, Billy, Mike, Eugen et moi, mais aussi Yvo, couvrons l'évacuation des blessés dans le sous-terrain. Johan fait de son mieux, mais la manœuvre est lente et délicate.

— Il n'aura jamais le temps, c'est foutu.

— J'vais les aider !

Yvo, qui ne tenait plus, saute par-dessus le capot de notre couvert et se précipite vers les infirmiers.

— Yvo, reviens là !

Il ne m'écoute pas.

Major, ici Boris. Nous avons (Tir !) rejoint Kirsten, au poste 11. C'est (Tirs !) ici ! Ils sont (Tirs !) nombreux !

— Tenez bon. On va arriver.

Ce sera trop tard.

Eugen me regarde.

— Il faut y aller, Major. Nous ne sommes pas assez nombreux pour tous les retenir ici. C'est le moment d'abandonner le poste 10 et de se replier au 22, notre puissance de feu sera plus utile là-bas.

— Attention, je ai assez le batterie pour que un seul obus.

Yvo revient vers nous en courant.

— Major, les blessés sont bientôt tous en bas. Johan demande de faire sauter la structure pour condamner l'entrée.

— Mais avec quoi ? On n'a pas d'explosifs.

— Il y a le Damoclès...

— Cela est gaspiller.

— Tu comptes faire comment, l'Américain ? Tu veux transporter cet engin jusqu'au poste 22 ? Le p'tiot a raison.

Alors que Mike et Billy craquent nerveusement, un groupe d'ennemis déboule de derrière l'épave de camion et se retrouve nez-à-nez avec les infirmiers.

Je braque mon pistolet et tire. Un ennemi au sol.

Eugen ouvre le feu avec sa mitrailleuse. Trois à terre, les autres retournent se cacher derrière la carcasse toujours fumante du camion.

— J'suis à sec !

— Vous veniez pas de récupérer les munitions laissées par Yvo ?

Il pose son arme et se retourne pour ramasser celle laissée par Phil il y a quelques minutes.

— Si, justement, et voilà ce qu'il en reste.

Il me montre le bout d'écharpe qui pendouille du magasin de la mitrailleuse. Une quarantaine de balles, tout au plus.

On ne va pas tenir longtemps avec ça. On doit vite bouger d'ici et rejoindre les autres.

— Nous n'avons plus le temps de discuter. Kurt, ramenez vos hommes ici. Billy, quand le Damoclès sera-t-il chargé ?

— Il le être depuis une minute. Je vois niveau le batterie baisser. Maintenant je suis sûr que je ne pourrai pas tirer le dernier obus.

— Alors tu détruiras l'entrée du parking une fois qu'ils seront tous hors de danger.

Kurt arrive avec ses sept derniers hommes.

— Vous allez les aider à couvrir les infirmiers. Dès qu'ils seront à l'abri, Billy détruira l'entrée du parking sous-terrain. Vous vous replierez immédiatement après ça. C'est entendu ?

Ils confirment, tous.

— Moi je fonce au poste 21. Yvo, va prévenir les infirmiers et mets-toi à l'abri avec eux, c'est bien clair ?

*

Il me saoule le Major ! J'commence à en avoir marre qu'il cherche toujours à m'protéger ! Mais j'peux rien dire, il est trop vénère là.

— Yvo, tu as entendu ?

— Oui !

J'me retourne et pars rejoindre Johan qui aide un infirmier à déplacer le dernier blessé.

— Johan, ils vont détruire l'entrée du parking dès que nous serons à l'abri !

— Et avec quoi ?

— Le Damoclès.

— Alors dépêchons-nous. Prends ses jambes et...

Des hurlements ! Ça venait de derrière le camion. On dirait qu'une foule immense approche. C'est trop la flippe !

— Dépêchez-vous, descendez ! nous ordonne Johan.

Je prends les chevilles du blessé et commence à descendre sous terre en marche arrière avec l'aide d'un autre infirmier. J'avance, ou plutôt je recule, aussi vite que possible. Ça grince de partout là d'dans ! J'ai failli rater une marche, deux fois ! L'homme blessé à la cuisse et à l'abdomen se tient le ventre en serrant les dents. Il douille ! Ses mains et ses vêtements sont tachés de sang. Le passage est étroit, difficile de manœuvrer, ce qui n'arrange pas les douleurs du type, le pauvre. En plus, il faut faire attention où on met les pieds, toute la structure pourrait s'effondrer. Ça tangue grave ! J'fais tout c'que j'peux pour ne pas tomber !

Des coups de feu résonnent dans la cage d'escalier métallique !

Je lève la tête et aperçois Johan qui couvre notre descente, pistolet en main. Et la mitrailleuse fait un sacré boucan là-haut !

— Dépêchez-vous !

Nous accélérons.

— On est à l'abri, Johan, viens !

Je vois les pieds du Suédois. Un niveau au-dessus de nous, il suit notre rythme en se retournant régulièrement pour vérifier que ces cinglés ne nous suivent pas. Mon cœur bat à mille à l'heure ! Même si nous y sommes presque, je ne sais pas...

Une énorme explosion secoue toute la structure !

La déflagration m'éclate les oreilles ! On n'voit plus rien, le noir complet ! J'dérape, me tape la tête contre la rambarde, dévale plusieurs marches sur l'dos avant de stopper ma chute contre un coin de mur. J'suis trop mal ! J'étouffe ! La poussière ! Je ne respire que d'la poussière ! J'remonte mon tee-shirt devant mon nez et ma bouche. Je tousse. Je tousse pour expulser toutes les particules de béton et de pierre. J'me racle la gorge, je crache, j'me mouche. J'arrive enfin à sentir l'air frais circuler dans mes poumons. Ça siffle ! Ça siffle fort et super aigu dans mes oreilles.

— Où... vous... Johan ? Il y a... quelqu'un ?

J'entends ma propre voix, c'est que je n'suis pas sourd ! En revanche, fait toujours aussi noir. À tâtons, je cherche à me repérer dans les ténèbres. C'est la flippe ! Des marches, des débris, des cailloux, un pied ! Un pied avec une cheville, un mollet, une cuisse. Le corps ne bouge pas.

— Yvo ? C'est toi ?

Je veux répondre, mais c'est finalement une toux rugueuse qui sort. Chiotte ! Un flash blanc me pète les yeux ! La violence ! C'est l'infirmier qui vient d'allumer sa lampe. On y voit tout de suite plus clair ! Le blessé à côté de lui ne bouge pas. Je cherche un pouls. Nada ! Alors que mes yeux se remettent du choc lumineux, je réalise que les niveaux au-dessus de nous ont disparu, plus rien, ensevelis sous les décombres de l'entrée.

— C'est le Damoclès qui a fait ça ?!

— Où est Johan ?

L'infirmier se retourne. Il cherche avec sa lampe mais il comprend qu'il est face à un mur de gravats et de blocs de béton.

— Il... il était juste derrière moi.

Billy, mais qu'est-ce que t'as fait ?

*

— Mais pourquoi tu as attendu si longtemps pour tirer, Billy ?

Il commence à me gonfler ce Mike, pas de compte à lui rendre.

Les survivants ennemis détalent, c'est sauve qui peut.

— Bon, c'est le moment de foutre le camp les gars.

— Attends, Mike, je suis sûr que si Billy tire encore un coup ils fuiront sschliessslisch.

— Impossible, il ne reste que 8 %, pas assez pour le dernier obus.

— C'est bien ce que je disais, cassons-nous !

Sans même vérifier que nous le suivons, Mike s'en va en courant droit vers le poste 22. Il est immédiatement suivi par une poignée de résistants et Eugen, transportant encore sa mitrailleuse alors qu'il n'a quasi plus de cartouches. Je me retrouve avec Kurt et deux de ses tireurs qui hésitent eux aussi à fuir.

— Tu ne pourras pas le transporter tout seul j'imagine ?

Enfin un qui a compris...

— Non, mais de toute façon je ne peux plus tirer avec, alors ça n'en vaut pas la peine. Il faut le cacher à l'intérieur de l'église. Tu m'aides ?

Les deux hommes de Kurt nous regardent. Ils n'attendent qu'une chose, rejoindre les autres qui sont déjà loin.

— Couvrez-nous pendant qu'on planque ça.

Ce n'est pas ce qu'ils auraient voulu entendre, mais ils s'exécutent. Kurt et moi soulevons le Damoclès et allons jusqu'à la grande porte entrouverte du lieu de culte. Une fois à l'intérieur, tout de suite à droite, il y a un vieux meuble dans un recoin sombre, l'endroit idéal. Nous posons l'arme derrière, debout contre le coin du mur et déplaçons le gros meuble devant pour la dissimuler.

— Maintenant on se tire.

Nous ressortons avec précipitation et courons tous les quatre sans nous retourner en direction du poste 22.

Boris, ici le major Klein, je suis presque arrivé au poste 21.

Laissez tomber le poste 11, ne venez pas ! C'est perdu ici ! (Tirs !) Tous les fantassins (Tirs !) morts ou en fuite et nous n'avons presque plus de munitions.

*

Je ne peux pas les abandonner. Et Kirsten ?

— Boris ! Comment va Kirsten ?

Mal, mais elle est vivante.

— Il faut l'évacuer ! Repliez-vous !

Nous sommes bloqués dans une maison, impossible de sortir.

Comme pour Akram...

Un point de côté se forme au niveau de mon ventre. Toutes mes coupures me lancent un peu partout sur le corps. Je suis épuisé. Je perds mon souffle à force de courir et de hurler dans cette radio. Alors je me concentre sur ma course pour arriver le plus vite possible et les sortir de là.

J'arrive au poste 21. Les hommes de Boris et ceux de Walldorf me regardent, abattus par les combats qu'ils ont livrés et la bataille que nous sommes en train de perdre. Plus loin, au poste 11, environ cinq-cents mètres au bout de la rue, d'autres souffrent. Les échos des tirs parviennent jusqu'à nous, soutenus. Nous devons les sortir de là.

— Billy, où êtes-vous ?

Nous sommes à moitié de route entre poste 10 et 22.

Ils arriveront trop tard.

Major Klein ? Vous êtes là ?

À qui appartient cette voix ?

— Je... À qui je parle ?

C'est Horst, vous savez, le mercenaire ? Ne vous vexez pas, mais nous écoutons vos communications depuis une bonne heure maintenant. Vous avez l'air dans la merde, je me trompe ?

— En effet, nous avons besoin d'aide, mais vous ne serez pas assez nombreux.

Pas sûr. Avec votre dernier paiement j'ai pu recruter du sang frais du côté de Hockenheim. Mes effectifs ont doublé.

— Et où êtes-vous ?

Tout près. Dans la zone commerciale à l'ouest de la ville, là où vous avez déjà perdu des hommes. Depuis notre position nous avons une vue imprenable sur la bataille en cours.

— Vous pouvez intervenir ? Les prendre à revers ?

Oui, évidemment, mais ce ne sera pas gratuit.

Je m'en doutais. Des gars à nous se font massacrer et lui en profite pour négocier le coût de sa prestation.

— Ne perdez pas de temps à réfléchir, Major, chaque seconde compte.

— Quel est votre prix ?

Honnête pour un sauvetage de dernière minute. Deux semaines de vivres, quelques médicaments et munitions, en fonction de ce qu'il vous restera, et surtout, quatre-cents doses de Talium.

— Mais vous êtes cinglés !

C'est mon estimation la plus juste de ce que vaut la vie des hommes et des femmes qui se battent encore pour vous. Et vous, quelle est la vôtre, d'estimation ?

Je dois me rendre à l'évidence, sans leur intervention nous ne pourrons pas nous en sortir. Et encore, rien n'est gagné pour autant. Pas sûr qu'une quarantaine de mercenaires suffise.

Tous ces sacrifices, pourquoi ? Pour moi ? Pour venger la mémoire de Lenz ? Parce que je n'ai pas voulu reculer pour mieux préparer nos défenses ? Parce que je n'ai même pas voulu discuter avec Rosenwald, négocier une paix, mettre de côté ma fierté ? Même si ça nous aurait coûté en Talium, en vivres, ou en autonomie, ça nous aurait coûté beaucoup moins cher en vies. Mais c'est ce prix que j'ai choisi de payer, et ils m'ont tous suivi dans cette folie.

— Très bien, Horst, vous aurez votre paiement, si nous nous en sortons...

Nous allons nous occuper de leurs arrières, ça sèmera la confusion. Envoyez-nous un guide, quelqu'un dans le genre, il ne faudrait pas que nous nous perdions dans cette ville.

— J'ai la personne qu'il vous faut. Joost, tu m'entends ?

Les tirs continuent au loin.

— Joost. C'est Markus, réponds.

Le silence, encore une fois. Il a dû couper ses communications comme tout à l'heure.

Major Klein, ici Nils.

— Nils ? Tout va bien ? Où est Joost ?

Il est là, avec nous. Mais il est blessé, gravement. Les autres s'occupent de lui. J'ai entendu votre conversation avec les mercenaires. Je peux les guider dans la ville.

— Très bien, Nils. Dans quel état se trouve Joost ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Une grenade, c'est... vous verrez, Major. Daniel et Leonie s'occupent de lui.

Jonas n'est pas avec vous ?

Il ne s'en est pas sorti.

Mon cœur se serre. C'est moi qui ai envoyé ces gamins là-bas. Encore un sacrifié de plus sur mon autel de la vengeance. Faut-il à ce point s'entêter pour une victoire à tout prix ?

— Dépêche-toi, Nils. Tu sais où les rejoindre ?

Oui. Je reste en contact.

— Fais attention à toi.

Quoi dire d'autre ? Je viens de livrer ce gosse aux mercenaires. C'était peut-être la dernière fois que je lui parlais.

Mes mains tremblent. Je ne sais plus quoi faire, quoi penser. Toutes ces images, tous ces sons, ces souvenirs, tout se percute dans ma tête, le chaos. Ceux présents au poste 21 me regardent. Ils attendent, quelque chose, quelqu'un, moi. Alors je pars, pour m'isoler, quelques mètres seulement, et m'assieds sur le sol mouillé. J'ai besoin d'un instant, une pause, un moment à moi. Je suis épuisé, nerveusement. Je craque. Mes mains tremblent toujours...

Goldstein, poste 23. Nous avons reçu le renfort de Sybille et de ses tireurs. L'ennemi remonte jusqu'à nous depuis le poste 17.

Tous ces morts. Tous ces mutilés. Toute cette souffrance...

Major, ici Josef, le poste 24 est attaqué. Nous les tenons à distance mais ils semblent tenter de nous contourner.

Je me pince les lèvres. Elles saignent. Je sens des larmes monter, mais elles ne sortent pas...

(Tirs !) Assaut majeur au poste 22. Nous (Tirs) avons plus de lourdes armes. Eugen a tiré les siennes dernières cartouches et (Tirs !) ai plus le Damoclès fusil.

Major, ici le caporal Flegel. Nous avons évacué trois quarts de la communauté de Walldorf. Devons-nous vous attendre ?

Je suis vidé, impuissant. Tout repose désormais sur les épaules de Horst et de ses mercenaires, une belle bande d'opportunistes. Voilà où nous en sommes rendus...

Ils nous attaquent de trois côtés différents au poste 23 !

— Ici Lukas, on arrive, tenez bon.

Si par miracle nous nous en sortons, qui se souviendra de ceux qui auront donné leur vie ? Ce sont les vainqueurs qui écrivent l'Histoire. Partout sera chanté que la bataille de Walldorf aura été remportée par les mercenaires de Horst, venus à la rescousse au pire moment de la bataille. À n'en pas douter, une excellente pub pour son business...

Flegel, nous avoir blessés, envoie des voitures !

— Impossible, Billy, elles sont toutes parties.

Je n'ai pas envie de survivre à tout ça, après tout, ne suis-je pas le responsable de ce bain de sang ? Et à quoi bon continuer de toute façon ? Reconstruire ?

Major, c'est Boris. Nous avons un contact visuel sur les mercenaires de Horst. Ils leur mettent une sacrée branlée.

Comment penser à l'avenir après une journée pareille ? La mort, tout le monde l'avait déjà côtoyée avant aujourd'hui, mais qui avait déjà vécu un pareil massacre ? On piétinait littéralement dans le sang et la tripaille tout à l'heure sur la place de la ville. On trébuchait sur les corps, on marchait sur des morceaux de membres. Une boucherie à ciel ouvert.

C'est gagné, Major, ils battent en retraite. On va pouvoir se replier avec les blessés.

— Ici Horst, l'ouest de votre ville est libéré, l'ennemi déguerpit. Où devons-nous aller ?

Je ne mérite rien d'autre qu'une balle dans la tête. Coupable de génocide le Markus Klein, crime contre l'humanité. Verdict sans appel : peine de mort. 

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