Chapitre 36.3 - Endurer la souffrance,
— On va aller se planquer dans les caves. Dépêchez-vous !
— Et Jonas ?
— Quoi Jonas ? Qu'est-ce que tu comptes faire contre ses poursuivants ?
Elle bégaie.
— Je... on... je ne sais pas. On improvisera.
— Tiens donc, mais c'est brillant. Pour ta gouverne, c'est lui qui s'est mis dans cette situation, tout seul. Et c'est ainsi qu'il devra s'en sortir, par ses propres moyens, comme je l'ai moi-même déjà fait par le passé. Ça lui fera une excellente leçon, et à vous aussi d'ailleurs.
— Jonas s'est arrêté.
En effet. Pendant que nous nous disputions, Jonas a réussi à se cacher derrière les mêmes poubelles que tout à l'heure. Il reprend son souffle. Le mien est coupé. Les deux soldats de la République s'arrêtent non loin de lui. Ils l'ont perdu. Armes à l'épaule, ils balayent prudemment les environs à la recherche de l'adolescent. Ils s'éloignent de lui. Je respire par alternance. Puis ils reviennent sur leurs pas et s'approchent de sa planque. Mon cœur se serre. Caché derrière les poubelles, je ne vois plus mon élève. Il fait preuve d'un sacré sang-froid. L'un des types en pousse une, puis une autre. Son pote lui tape sur l'épaule et lui fait signe de continuer plus loin. Ils marchent, puis accélèrent avant de s'éloigner.
La tête de Jonas ressort.
D'un bond, il surgit hors de sa planque et court dans la direction opposée. Ce petit con s'en est sorti. Non seulement il les a semés, mais il ne les mènera pas à nous. Il traverse la rue...
— Non !
Depuis son point de vue, Nils les a vus arriver une seconde avant nous. Au coin de la ruelle qu'il quittait, Jonas tombe nez à nez avec deux autres types qui semble-t-il le cherchaient également. D'un coup de crosse en plein visage, l'adolescent s'étale au sol, assommé. Visiblement très énervé, l'un d'eux donne un violent coup de pied dans le ventre de Jonas. Puis un autre. Et encore un autre.
— Non...
Leonie s'effondre en larmes.
Un quatrième coup en plein visage projette violemment la tête en arrière. Son pote l'arrête, pose le canon de son arme sur la tempe de mon élève, mon protégé, et tire.
Un vide immense me remplit. Mes bras tombent.
— NON !
Daniel n'a pas pu retenir sa rage. Elle est sortie d'elle-même, spontanée, gutturale, animale. Son cri a déchiré un peu plus mon âme meurtrie, en plus d'avoir révélé notre position aux deux meurtriers.
— Baissez-vous !
Léonie était déjà à terre, en pleurs. Daniel a mis du temps à réagir à l'ordre de Nils, trop tard pour ne pas se faire voir. Quant à moi, je n'ai tout simplement pas eu la force de bouger. Je suis resté planté devant la fenêtre, tétanisé. De toute façon à quoi bon ? Ils m'avaient déjà repéré.
— Joost.
La main ferme de Nils posée sur mon épaule me sort de ma torpeur. Il me force à m'accroupir.
— Il faut partir.
Son regard est sévère, déterminé. Il semble attendre une réponse de ma part, une réaction peut-être. Les images de l'exécution de Jonas restent imprégnées dans mes rétines. Malgré tout ce que j'ai déjà vécu, je n'avais encore jamais assisté à une exécution, le destin m'en avait jusqu'à présent préservé. La crosse qui s'écrase sur son visage, ces coups de pieds qui déforment son ventre, sa tête qui décolle puis s'écrase au sol... Peut-être venait-il alors de le tuer.
— Joost !
Agrippant mon manteau avec ses deux mains, il me secoue tellement fort qu'il en fait tomber mon oreillette.
— Jonas l'a cherché. C'est de sa faute, vous l'avez dit vous-même.
— Il était sous ma responsabilité. Je devais lui apprendre comment survivre...
— C'est lui seul qui a décidé de prendre ce risque stupide. Il reste encore nous trois. Vous n'aurez échoué que si nous mourons tous.
Il se relève et me regarde, un mélange de pitié et de colère.
— Vous n'avez qu'à rester là. Nous on se barre.
Le dégoût. C'est en fait le dégoût qui domine dans ses yeux, c'est bien cela. Il se retourne, fait signe à Daniel de relever Leonie, et sort de l'appartement pour se diriger vers les escaliers. La jeune fille se laisse faire. Elle est en état de choc.
Daniel se retourne vers moi.
— Vous ne vous êtes jamais sacrifié pour qui que ce soit. Ce n'est pas la peine de nous faire croire que ça va changer aujourd'hui.
Et il s'en va rejoindre les autres qui déjà descendent les escaliers. Ils disparaissent, me laissant seul, ce que dans le fond j'ai toujours souhaité. Maintenant qu'ils s'éloignent, la culpabilité et les remords m'envahissent. C'est bizarre.
Je remets mon oreillette qui pendouille au bord de mon col.
— ... partout, on ne peut plus tenir !
— Partez, Goldstein. Josef, vous aussi, repli sur le cercle n°2.
— Ça risque d'être compliqué de battre en retraite au poste 11.
— Ne tardez pas ! Billy, faites descendre tout le monde des étages et rassemblez-vous vers l'église. Prévenez-moi dès que vous êtes en place, il faudra couvrir la retraite des fantassins.
Je ne peux pas rester ici à m'apitoyer sur la mort de Jonas alors que d'autres souffrent en ce moment même, ce serait indécent, il me semble. Alors que faire ? Markus m'a demandé d'être ses yeux, et c'est ce que je fais, mais dorénavant seul.
Je regarde par la fenêtre.
Les deux soldats de la République sont presque arrivés au pied de notre petit immeuble.
Il faut que je retrouve les gosses !
Je coupe ma radio, me relève d'un bond, cours vers les escaliers et les descends aussi rapidement et furtivement qu'un félin.
J'arrive au premier étage.
— Hey ! Nils ?
Ils semblent trop loin pour entendre ma voix étouffée.
— Daniel ? Leonie ?
Pas de réponse. Pas de bruit non plus.
Je continue de descendre les escaliers jusqu'au rez-de-chaussée.
Nous manquons de nous cogner la tête Daniel et moi !
— Vous en avez mis du temps, prof !
— Il ne faut pas rester ici, ils vont rentrer par là.
— Oui, on a vu.
Je le pousse dans le dos pour qu'il remonte dans les étages. Leonie et Nils arrivent en courant.
— Ils sont là !
— Vite, montez.
Je ferme la marche et me précipite dans les escaliers à leur suite. Arrivé en haut j'interpelle Daniel qui a déjà gravi plusieurs marches vers le second étage.
— Pas par là triple buse ! On restera coincés. Suivez-moi.
Ils ne discutent pas et s'exécutent. Nous traversons tout le couloir jusqu'à la sortie de secours, une simple fenêtre qui s'ouvre sur une échelle escamotable.
— Par ici, vite !
Nils ouvre la fenêtre, fait descendre lentement l'échelle en évitant de faire trop de bruit et monte dessus une fois celle-ci stabilisée. Après avoir descendu quelques échelons, Daniel aide Leonie à monter sur le rebord de la fenêtre.
— Vous entendez ?
Daniel a eu l'ouïe fine. De légers bruits de pas résonnent en bas. Les deux soldats semblent rester sur leurs gardes et prendre le temps de regarder dans toutes les pièces. Je tapote sur l'épaule de l'adolescent pour qu'il sorte à son tour. Il hésite quelques secondes avant de s'élancer. Les bruits de pas s'amplifient. L'un des deux hommes commence à monter les escaliers pendant que le second continue son inspection du couloir au rez-de-chaussée. J'enjambe le rebord de la fenêtre, agrippe les barreaux de l'échelle et la descends. Mes deux pieds une fois sur la terre ferme, Nils, qui s'est déjà assuré que la voie était libre, me fait signe que tout est okay. D'un vif geste de la main, je leur indique de courir tout droit vers ce qui semble être les restes d'une pépinière, de l'autre côté de la rue, à seulement une cinquantaine de mètres à découvert. Nous nous élançons. Je ferme la marche et m'assure régulièrement qu'ils ne nous poursuivent pas.
Nous arrivons dans la structure en plexiglas et plastique transparent totalement laissée à l'abandon. Impossible de nous cacher ici. Je leur indique de continuer tout droit. Nous traversons ce tombeau végétal qui sent le moisi et le fermenté. Arrivés de l'autre côté, dehors, nous tombons devant l'entrée du cimetière. Sans réfléchir nous y pénétrons. Ici, la végétation reprend ses droits faute d'entretien, les allées de graviers sont envahies par les mauvaises herbes, les pierres tombales et les statues sont recouvertes par une mousse grise et brune saupoudrée de neige fine, tandis que des arbres sans feuilles complètent la palette du lugubre.
Leonie nous arrête. Elle a repéré du mouvement le long de la route 291 un peu plus loin, et elle a fichtrement raison. Les troupes ennemies remontent vers le nord. Ils vont contourner les positions de Markus par le poste 11. Il faut le prévenir.
Nils nous montre un large bâtiment qui borde le cimetière. Nous courons nous y cacher pour ne pas rester plus longtemps à découvert. À l'intérieur tout est saccagé, certainement les pillages d'après-guerre. Nous traversons rapidement le hall d'entrée pour nous diriger vers un couloir. Celui-ci dessert plusieurs bureaux. Nous pénétrons dans le premier. Depuis la fenêtre, nous avons une vue dégagée sur la route 291.
Je rallume la radio et remets mon oreillette.
— ... retrouve au poste 23. Josef, où en êtes-vous ?
— On est en route pour le poste 24, major.
*
— Bien reçu. Billy, on peut compter sur votre appui ?
— Derrière vous, Major. Le Damoclès chauffe.
De l'autre côté de la place, à l'abri derrière une épave de voiture à côté de l'église, l'Américain agite une main en l'air. Encadré par les deux mitrailleuses, sa position est parfaite pour bloquer l'ennemi le temps de nous replier. Ils n'ont pas mis longtemps à tous sortir du bâtiment.
Un peu plus loin à droite, Sybille et ses hommes tiennent toujours la rue est qui semble calme pour le moment.
— Markus. Ici Joost, tu me reçois ?
— Mais où étais-tu ?
— On a eu des problèmes, mais pas le temps de t'expliquer. Il faut que je te prévienne, les troupes de la République font mouvement vers le nord. Ne pouvant passer de votre côté, ils contournent par le poste 11. Markus, ils ne pourront jamais tenir vu le nombre.
— On s'en est rendu compte ici. J'ai déjà sonné la retraite. Terminé.
Il nous faut vite quitter cette place.
Derrière moi, la barricade sud est elle aussi redevenue calme. Les fantassins survivants soufflent. Ils ont réussi à repousser les assaillants dont les corps gisent sur et autour du monticule de gravats et de tôles. Les fusiliers continuent de tenir l'ennemi à distance avec leurs derniers chargeurs, pour ceux qui ont encore des munitions.
— Fantassins, prenez les blessés et évacuez. Lukas, à mon signal, vous vous replierez avec les derniers tireurs. Ils vous pourchasseront dès qu'ils vous verront fuir, alors courez droit vers l'église sans vous retourner, Billy et Eugen vous couvriront.
D'un nerveux mouvement de tête Lukas confirme.
Je me retourne et suis les fantassins déjà en train de se replier. Certains doivent être soutenus pour avancer, tandis que deux autres doivent être portés. Ils ne sont plus qu'une vingtaine. Un massacre.
Nous courons droit vers Johan qui aide à charger les blessés dans les trois voitures que Flegel a pu nous faire parvenir. Insuffisant. Les coffres et les portières étaient à peine ouverts qu'il n'y avait déjà plus de place. Le Suédois, exténué, tente malgré tout de faire monter une personne ou deux dans une morbide partie de Tetris.
— Il n'y a déjà plus de place, Major.
Effectivement. À l'abri derrière la carcasse du camion bélier, des dizaines de blessés allongés à même le sol gémissent en attendant leur tour. Pour maximiser la place, Johan a préféré privilégier ceux pouvant s'asseoir et dont le pronostic vital n'était pas engagé, comme Gero. Les autres capables de marcher ou même boiter sont déjà en route vers la communauté de Walldorf. Quant aux cas les plus graves, autant dire qu'on ne peut plus rien.
— C'est fini, Johan. Fais partir ces voitures.
— On ne peut pas les abandonner...
— Qu'est-ce que vous proposez ?
Son visage est un mélange de mélancolie et d'épuisement. Des tirs venant de la barricade sud soulignent l'urgence.
— Major, ici Lukas, nous n'avons presque plus de munitions pour les retenir. Grouillez-vous !
— Il faut y aller, Johan.
Il me désigne l'escalier du parking souterrain.
— On peut mettre les blessés à l'abri là-dessous.
— Trop dangereux, tout risque de s'effondrer.
— Leurs chances de survie seront toujours plus grandes dans ce terrier plutôt qu'ici, allongés en ligne comme un buffet froid !
— Et vous vous défendrez avec quoi ?
— J'ai ce qu'il faut.
Déterminé, il ne lâchera rien.
— Major ! (Tirs !) On ne pourra pas nous (Tir !) replier du poste 11. Ils nous tireront comme des lapins dès que nous bougerons !
L'urgence, oppressante et omniprésente. Je peine à dissimuler mes mains tremblantes. La pression me fait tourner la tête. Mon cerveau est en ébullition à force d'être assailli de toute part.
— Tenez bon, Kirsten.
L'infirmier suédois me regarde. Sa proposition tient toujours.
— Débrouillez-vous, Johan. On vous couvrira le temps de nous replier, après je ne pourrai plus rien pour vous.
— On s'en contentera.
Il se retourne et hurle ses ordres aux autres infirmiers qui commencent déjà à porter les blessés vers l'escalier qui mène au parking sous-terrain. Puis il fait signe aux voitures bondées de partir. Pendant ce temps, après avoir déposé leurs deux camarades les plus gravement touchés, les fantassins que j'accompagnais s'engouffrent dans la rue qui mène au poste 22. C'était les derniers.
— Lukas, repliez-vous, vite !
Aussitôt, les derniers tireurs de la barricade sud détalent en ordre dispersé. À peine ont-ils quitté leur poste que les premiers ennemis déboulent de la rue sud. Équipés d'armes tranchantes et contondantes, ils courent droit sur nous comme des barbares fanatiques. L'une des deux mitrailleuses balance une rafale foudroyante. Leur charge stoppée net, les assaillants trouvent une cachette en attendant une prochaine opportunité. Mine de rien, ils viennent de gagner du terrain en prenant la moitié de la place.
Dissimulés derrière l'épave du camion, Johan et les infirmiers s'activent pour faire descendre leurs patients dans le parking souterrain. Pour ménager les escaliers branlants, ils y vont trois par trois, un blessé et deux porteurs. C'est tellement instable que l'ensemble pourrait s'effondrer à tout moment.
Je rejoins Billy, Mike, Phil et Eugen près de l'église.
— Il faudra couvrir Johan le plus longtemps possible.
— On ne pourra pas faire de miracle, Major.
— C'est moi qui dirai quand se replier, c'est clair ?
Lukas arrive jusqu'à nous, essoufflé.
— Je... suis le dernier, il n'y a... plus personne.
— Rejoignez le poste 22. Phil, tu pars avec eux.
— Je ne suis pas...
— Tu ne pourras pas courir avec ton pied cassé. Alors tu pars maintenant pour prendre de l'avance. Dépêche-toi. Et laisse ça.
Il pose sa mitrailleuse et obéit, à contrecœur.
— Kirsten, repliez-vous.
Pas de réponse.
— Kirsten !
Le silence.
— Major, c'est Boris, j'entends des coups de feu provenant de leur poste, ça bastonne toujours là-bas. Je peux aller voir si vous voulez.
— Dépêchez-vous, repli général sur le cercle n°2.
Il me faut un point sur la situation.
— Joost, tu m'entends ?
*
— Oui, Markus.
— Remontez vers le poste 11 pour nous dire ce qui se passe là-bas. J'ai l'impression qu'ils y rassemblent leurs dernières forces.
— On va tenter le coup, mais...
Deux petits objets métalliques rebondissent derrière moi.
Surpris, je fais volte-face.
Près de l'entrée, à côté de Daniel, deux grenades dégoupillées terminent de rouler au sol.
— Joost ? Tout va bien.
Je cours vers l'entrée, shoote dans lapremière qui dégage dans le couloir. Deux voix masculines hurlent de l'autrecôté. Je me baisse, prends l'autre grenade et la lan...
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