Chapitre 35.3 - ... ne craindre aucune lame
Je dois prévenir tout le monde.
— Gero, où êtes-vous ?
— Barricade sud. On ne peut rien faire pour le moment.
— Évacuez les fantassins. Rejoignez la rue est.
— On est éparpillés, Major, je n'ai pas le contact avec tous mes hommes.
Il faut prévenir tout le monde avant de nous faire faucher.
Je me lève.
— Repliez-vous ! Un camion bélier arrive !
Je hurle à m'en arracher la trachée.
— Repliez-vous !
Deux mains m'attrapent par la veste et me tirent en arrière.
— Vous êtes fou Major !
Je n'avais pas fait attention qu'on nous tirait à nouveau dessus.
Mais que peut-on faire contre un engin pareil ?
— Yvo, tu me reçois ?
*
Le talkie m'échappe des mains ! Je jongle maladroitement avec, le rattrape de justesse avant de finalement le faire tomber. La poisse !
Je le ramasse.
— Je... oui, Major. J'viens d'arriver à l'étage.
— Tu as trouvé Eugen ?
— Pas encore.
— Dépêche-toi ! Il faut vite utiliser ce foutu Damoclès !
Mon cœur s'emballe. Je cours dans les couloirs. Passe d'une pièce à l'autre. J'tombe sur deux tireurs, mais ils sont trop occupés pour faire attention à moi. J'n'ose pas les déranger, alors j'continue. Une rafale de mitrailleuse résonne dans tout l'bâtiment. Il doit être là-bas. Je traverse ce labyrinthe en me laissant guider par le lourd staccato. Je traverse deux nouvelles pièces, à fond ! Le voilà, à côté de la mitrailleuse, il fait servant, comme moi tout à l'heure. Derrière lui, deux boîtes métalliques gisent au sol, vides. C'est leur dernière écharpe !
— Eugen !
Il se retourne, surpris de me voir.
— Qu'est-ce que tu fous là, toi ?
— C'est le major qui m'envoie ! Il veut un tir de Damoclès.
— On n'arrive pas à le faire fonctionner. Va voir Mike à l'autre bout du bâtiment, côté église. Il t'expliquera.
J'me retourne et rebrousse chemin en courant aussi vite que possible. Je saute par-dessus des chaises renversées, évite des meubles, passe les portes sans ralentir, me décale au dernier moment pour ne pas rentrer dans un type.
— Mais fais gaffe Yvo !
— Déso !
J'arrive à l'autre bout du bâtiment et tombe sur Tod.
— Où est Mike ?
— Dans la pièce d'à côté.
Il ne s'est même pas retourné pour me répondre.
Essoufflé, j'entre dans la pièce. Mike et un second gars s'activent frénétiquement sur le Damoclès. L'arme est posée sur une table, couchée sur le côté. Ils s'énervent dessus depuis un bon moment apparemment.
— Rien à faire, Mike, impossible de la démarrer.
— Qu'est-ce que tu veux, Yvo ?
— C'est... le major Klein qui m'envoie. Il veut... un tir de Damoclès. Il fonctionne ?
— Non. Parce que ces merdes bourrées de technologies sont trop compliquées à utiliser. Regarde.
Du doigt, il me montre une petite LED clignotante.
— Tu vois cette lumière ? Elle clignote comme ça depuis qu'on a réussi à mettre le chargeur, et encore, rien que ça il nous a presque fallu une heure pour y arriver. Voilà le seul progrès qu'on a fait. L'écran reste noir et la détente est bloquée, comme verrouillée, impossible d'appuyer dessus. On ne sait même pas si elle fonctionne vraiment.
J'dois prévenir Klein.
— Major, c'est Yvo. J'suis devant le Damoclès, avec Mike. Il... il vient de m'expliquer que l'arme fonctionne pas.
*
— Impossible ! Kadir et Billy m'ont assuré qu'elle était neuve, jamais sortie de son étui.
Billy s'approche de moi en gesticulant comme un ver pour ne pas risquer de faire dépasser un morceau de corps de l'abri.
— Il est possible qu'il a jamais fonctionné, Major, fabrication défaut. C'est un arme prototype qui ne a pas dépassé les tests sur le terrain. C'est déjà incroyable que on a réussi à mettre le main dessus.
— Yvo, quel est le problème exactement ?
— Il s'passe rien, voilà ! Y a juste une petite LED qui clignote au-dessus d'une plaque noire. On dirait... on dirait une sorte de lecteur d'empreinte digitale. C'est possible ça ?
Les yeux de Billy viennent de s'ouvrir en grand. Une révélation.
D'un bond, il s'extirpe du nid et fonce droit vers le bâtiment sans se soucier des balles qui sifflent dangereusement.
— On va très vite le savoir, Yvo. Billy arrive.
*
Mais comment ne l'ai-je pas vu plus tôt ? Si je m'étais un peu plus intéressé à cette arme je m'en serais rendu compte. Quel con !
Je monte les escaliers quatre à quatre. Bouscule quelqu'un.
— Mais qu'est-ce...
— Où est Mike ?
— Là-bas...
Je m'engouffre dans un couloir. Passe une porte. Une deuxième. Les tirs résonnent dans le bâtiment. Je tombe sur Tod.
— Tod, où est...
— La pièce d'à côté !
Il ne s'est même pas retourné pour me répondre.
J'arrive dans la pièce. Entouré de ces trois abrutis, le Damoclès est négligemment posé sur la table.
— Poussez-vous !
— Hey là ! Qu'est-ce que tu fous !
Mike, brute patentée et militaire bunkerisé de la première heure, me retient par l'épaule.
— Dégage de là, l'Américain, on gère.
Yvo intervient.
— Mais laisse-le essayer !
— J'ai pas confiance. Alors il dégage.
La pression sur mon épaule augmente.
— Mais vous êtes trop cons !
Yvo frappe Mike au genou. Sa main me lâche. Je pousse l'autre type. Il trébuche mais parvient à m'agripper par la veste dans sa chute. Je sors mes plaques d'identification numériques de sous mon sweatshirt et les pose sur la plaquette noire incrustée sur le dessus du Damoclès. Trois notes électroniques retentissent, puis l'écran de l'arme s'allume.
Tout le monde se recule.
— Ce n'est pas un lecteur d'empreinte, bande de débiles, mais de plaques d'identification, comme les miennes.
— Mais... ça sert à quoi d'avoir une sécurité de démarrage si n'importe qui peut ramasser ces... clés sur les cadavres ?
— Je suppose qu'il faut aussi avoir l'autorisation.
Yvo me regarde, désorienté.
— Tu as dit que tu n'en avais jamais utilisé.
Je soulève l'arme. C'est incroyablement lourd !
— C'est la vérité.
— Alors comment tu savais que ça la déverrouillerait ?
Je parviens à la prendre à bout de bras.
— Je ne savais pas. Aidez-moi à la mettre près de la fenêtre.
Pas rancunier, Mike m'aide à déplacer l'arme.
— Comment peut-on tirer avec ça s'il faut être deux pour la déplacer ? Yvo, va chercher le trépied bricolé par Boris.
— Laisse tomber, Mike, c'est de la merde.
Il m'aide à poser le bout du canon sur le rebord de la fenêtre.
— Je peux maintenant la tenir tout seul. Trouvez Phil, je vais avoir besoin de sa mitrailleuse pour me couvrir après le tir.
Bon, comment ça fonctionne ?
J'inspecte l'écran rectangulaire de la taille d'un téléphone et monté sur le dessus de l'arme. Il indique que le chargeur est plein, cinq obus de 25 mm, mais que sa batterie intégrée n'est chargée qu'aux trois quarts. Ce n'est pas une bonne nouvelle. Je n'aurai peut-être pas assez d'énergie pour les tirer tous les cinq. Plus bas sur l'afficheur tactile, sous une flopée de chiffres et de courbes, deux boutons clignotent « démarrer » et « éteindre ». Parce qu'elle n'est pas encore en fonction ?
Pendant ce temps, la bataille continue au milieu de la place. L'ennemi est toujours maintenu à distance derrière les barricades par nos tireurs. Le temps presse. Il faut faire sauter le bâtiment qu'ils ont investi et qui nous empêche de rejoindre les postes 22 et 23.
Je pose mon index sur le carré vert de l'afficheur, « démarrer ». Une petite note aiguë retentit. Les deux commandes disparaissent. Un cercle orange s'affiche avec en son centre le mot « chargement ».
C'est quoi ces conneries ?!
Un vrombissement s'amorce, lourd. Il accélère lentement. Le périmètre du cercle orange disparaît progressivement à la façon d'une mèche circulaire qui se consume. Qu'est-ce que c'est lent !
— Y s'passe quoi Billy ?
— Je... ça charge, je crois.
— Yvo ! Où ça en est ?
— Billy a réussi à démarrer le Damoclès.
— Alors qu'est-ce qu'il attend ?
— On dirait qu'l'arme chauffe. Il y a un temps de chargement.
— Dépêchez-vous de faire sauter cette maison !
— Billy...
— J'ai entendu !
Je vise la maison, l'angle à sa base. Un seul tir devrait suffire à faire s'effondrer toute la façade.
Je presse... impossible ! La détente est bloquée !
— Je ne peux pas tirer, il faut attendre la fin du chargement.
Tout le monde est dépité. Et le cercle n'a disparu que d'un quart. Ça prend une plombe ce truc !
— Markus ! On vient de perdre de vue le camion bélier ! Il s'est engouffré dans la rue qui mène droit vers vous !
— Billy ! Faites-moi sauter ce bâtiment !
— Yvo, passe-le-moi.
D'une main tremblante, il me tend le talkie et appuie sur le bouton pour s'accaparer la ligne.
— Major, ici Billy. Impossible de tirer, le Damoclès doit être complètement chargé pour ça. Je ne peux rien faire pour le moment.
Pas de réponse.
Depuis la fenêtre, je vois le major se lever et courir partout en hurlant.
— Gero, fais sortir tes hommes, on doit évacuer !
Phil arrive, maladroit, sa mitrailleuse se cognant partout.
— Mets-toi à l'autre fenêtre. J'ai besoin d'une couverture, je ne pourrai pas bouger si je me fais tirer dessus.
Il claudique jusqu'à l'ouverture près de moi et pose son arme sur le rebord comme je l'ai fait pour le Damoclès.
Il pose ses yeux sur mon arme.
— Si tu savais comme je suis jaloux.
— Occupe-toi de ce qui se passe en bas.
— Avec quoi ? On a laissé les munitions dehors. Il me reste trente cartouches à tout casser.
— Et moi cinq, peut-être moins, alors arrête de te plaindre.
Je surveille le chargement de l'arme : bientôt la moitié.
— Major, ici poste 18. On a pour le moment bloqué l'ennemi mais on ne pourra pas tenir aouf ounbechtimte tzayt.
*
— Bien reçu Josef, tenez le coup. Caporal Flegel, faites évacuer les civils, on ne va pas réussir à les retenir.
— Je... Major, l'évacuation a commencé depuis un moment. Je n'ai pas réussi à les arrêter.
— Alors faites-les accélérer.
J'arrive enfin vers Gero.
— Il faut faire sortir les fantassins d'ici, ils ne servent à rien sous ces tirs. Longez le bâtiment et partez en direction du poste 17.
— D'autres de mes hommes sont coincés dans les bâtiments proches de la barricade ouest.
— Okay, vas-y et reste en contact radio.
Prudent, il passe d'un abri à l'autre et parvient à traverser la place sans se faire tirer dessus.
— Billy ! La maison est toujours debout !
*
Mais qu'est-ce qu'il croit ?
— Yvo, dis-lui qu'il reste encore un tiers du chargement.
J'aperçois Gero rentrer dans une des maisons qui nous font face, de l'autre côté de la place. Mais qu'est-ce qu'il fout ?
Le vrombissement est maintenant omniprésent, fort, rapide, et toujours en accélération.
Un coup d'œil à l'afficheur : 78 %. C'est trop long !
Je vise, mais la gâchette reste définitivement bloquée.
Un autre bruit sourd retentit, au loin. Non, un rugissement ! Un troupeau de dinosaures qui approche ! Le terrible fracas qui nous parvient résonne dans toute la rue. Des grincements de tôles, des poubelles renversées, des vitres qui volent en éclats... Les tireurs de la République couchés au-dessus de la barricade se retournent. Affolés, ils en descendent précipitamment.
Je regarde mon écran : 87 % !
Le Damoclès siffle maintenant comme une turbine d'avion, j'ai l'impression qu'il va exploser dans mes mains : 91 %...
— Regardez !
Une large et haute cabine jaune dépassant de la barricade arrive à toute allure. Au même moment, Gero et ses hommes sortent d'un bâtiment proche.
Je braque mon arme sur le camion. La gâchette est toujours bloquée. Le sifflement intense du Damoclès est maintenant régulier, un avion qui va bientôt décoller : 96 %...
Le camion percute la barricade à pleine vitesse et la fait exploser. Des gravats, des parpaings, des morceaux de tôles et même des cadavres sont projetés dans tous les sens. Les carcasses de voitures sont traînées comme de vulgaires jouets. Une bombe n'aurait pas eu un effet plus dévastateur. À peine ralenti, l'engin massif de destruction continue sa course folle droit sur nous. Il fauche des hommes sur son passage, dont Gero, percuté sur le côté et projeté loin. Il n'est plus qu'un mannequin désarticulé dans les airs qui s'écrase au sol comme un fruit pourri tombe d'un arbre.
Une note aiguë retentit trois fois !
Le cercle orange a disparu de l'écran. À la place, un « prêt » en vert s'affiche.
J'épaule, vise le chauffeur dans sa cabine et presse la détente. Le bruit de turbine s'accélère prodigieusement avant de brutalement se couper. Le son est comme instantanément aspiré. De petits éclairs bleutés crépitent à la base du canon et remontent jusqu'à son extrémité à une vitesse inimaginable. Une puissante lumière turquoise jaillit en sortie de l'arme, accompagnée d'une légère déflagration sourde et d'un faible recul. Une traînée invisible file vers le camion, comme une distorsion de l'air. Un trou apparaît dans la pelle montée à l'avant, transpercée net. Sous l'impact, le véhicule dévie légèrement avant qu'une boule de feu provenant du moteur ne fasse voler en éclat toute la cabine. L'explosion est assourdissante, le flash blanc aveuglant. Des débris projetés dans toutes les directions rebondissent et retombent dans un fracas de verre et de ferraille, une véritable pluie de grêle. La carcasse glisse sur le bitume dans un grincement ignoble avant de s'immobiliser.
Le silence s'impose à présent. Seul le crépitement des flammes qui s'échappent du véhicule nous parvient. Une fumée noire s'élève déjà dans le ciel. Les odeurs toxiques de caoutchouc et d'huile brûlés me prennent le nez. Plus un bruit, comme si je venais de détruire toute vie d'une simple pression.
Une nouvelle note électronique attire mon attention. L'afficheur indique qu'il reste 4 obus et 58 % de la batterie. Les deux boutons « démarrer » et « arrêter » viennent de réapparaître. L'arme vrombit légèrement, comme si elle ronronnait, toute docile.
Une main se pose sur mon épaule. C'est Mike.
— Putain... En plein dans le mille.
Phil siffle, épaté.
— Comment a-t-on pu perdre la guerre avec des engins pareils ?
— Parce qu'on n'a pas eu le temps de les utiliser. Celui-ci tire pour la première fois.
— Billy ! C'est... c'était...
*
— Oui, major, c'était un tir de Damoclès.
Alléluia...
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