Chapitre 34.2 - Encaisser les assauts,

Ils se regardent les uns les autres, en silence. Certains tentent de faire passer un message à leurs camarades sans oser le dire à voix haute, de subtils mouvements de lèvres ou de têtes qui en disent long sur leur hésitation, ce que je comprends. C'est peut-être la décision la plus importante de leur vie puisqu'ils ont l'opportunité de choisir quand et comment ils vont mourir.

Les secondes passent.

— Je reste.

— Moi aussi.

Les plus courageux se manifestent et viennent se placer derrière moi. La défiance naît dans les yeux de ceux qui me font encore face.

— Puisqu'il faut mourir un jour, autant que ce soit avec panache.

— J'en peux plus de tes répliques toutes faites à la con. Je ne reste que pour entendre tes derniers mots.

D'autres encore viennent se placer derrière moi dans le silence ou en pestant. Ceux-là ne le font pas par conviction mais pour suivre la majorité.

— Vous faites chier les gars...

Il n'en reste plus que sept à ne pas avoir encore fait leur choix.

Le temps presse, on ne peut plus tergiverser.

— Enzo, va voir où en sont nos ennemis. Teddy, tu prends cinq hommes pour monter sur le toit. Attendez mon signal pour tirer.

Il acquiesce et commence à choisir ceux qui l'accompagneront.

— Les autres, on va descendre et se séparer en trois groupes. Ils penseront que nous serons plus nombreux si nous attaquons en plusieurs endroits à la fois, ça devrait semer la panique.

Ils acceptent l'ordre et se préparent à descendre.

Je me retourne vers Luis, le dissident, et ceux qui ont choisi de fuir avec lui. Il est le seul à soutenir mon regard, les autres s'en détournent ou baissent la tête.

— Désolé, Akram, mais il ne faudra pas compter sur nous.

— Alors dégagez avant que je ne change d'avis.

Ils se retournent pour fuir à travers les larges allées poussiéreuses du magasin sans demander leur reste.

Je porte le talkie à ma bouche.

— Major, ici Akram.

*

Comment ça se passe de votre côté ?

On se met en place. Ils ne vont rien voir venir.

— Ne perdez pas de temps. Plus vite ils comprendront que nous les attendons à chaque coin de rue, plus vite leur moral s'effondrera. Terminé.

Je suis obligé de hurler pour m'assurer de couvrir les tirs de mes hommes qui tiennent désormais l'ennemi à distance. Pour le moment, ils ont arrêté d'envoyer leurs fantassins à la mort, permettant aux nôtres de se reposer et de s'occuper des blessés. L'autre bonne nouvelle c'est que le jour commence enfin à se lever, ça redonnera du moral aux troupes.

Si les combats au corps à corps ont cessé ici, les balles continuent à fuser des deux côtés. Il faut baisser la tête si on veut s'assurer de ne pas s'en prendre une.

Je m'approche de la barricade pour soutenir mes troupes. L'odeur de la poudre me saisit. On patauge dans une neige fondue tantôt noircie par la poussière, tantôt rougie par le sang. Cette espèce de bouillasse poisseuse éclabousse à chaque pas et tache les vêtements.

Poste 1, on engage l'ennemi.

Autour de moi les mines sont basses et les regards vides. Choqués, épuisés, les fantassins indemnes restent silencieux, prostrés, chacun agrippant sa lance comme s'il s'agissait de son unique moyen de survie dans cette boucherie à ciel ouvert. Certains se repassent les terribles images qu'ils ont dû supporter durant le dernier quart d'heure, une éternité. D'autres fixent le cadavre d'un ami, d'un camarade ou peut-être seulement d'une connaissance avec laquelle ils conversaient il y a encore vingt minutes et qui gît maintenant dos contre terre, la gueule et les yeux grands ouverts. Un seul laisse éclater sa rage. Il insulte les ennemis qui se terrent dans les décombres à seulement quelques dizaines de mètres de nous, de l'autre côté de la barricade, maintenant recouverte de cadavres ensanglantés. Personne ne lui demande de se taire, chacun reste blotti dans sa bulle. Quelques balles passent de temps à autre au-dessus de nos têtes, en direction de nos fusiliers dans les étages derrière moi qui pour le moment restent à couvert. Un peu plus loin, plusieurs voix s'élèvent, à la fois nerveuses et autoritaires. Ce sont les civils de Walldorf qui se sont portés volontaires pour servir d'infirmiers. Malgré leurs faibles connaissances, ils tentent d'apporter les premiers soins à nos blessés qui réclament de l'aide en se tenant le ventre, le bras, ou la tête. Les gémissements se mêlent aux plaintes larmoyantes et aux lamentations. Tous sont ici parce que j'ai réussi à les convaincre de se battre, que c'était le seul moyen de préserver le peu d'avenir que nous avons péniblement construit. Je suis donc responsable de leur souffrance, mais aussi de celle des familles qui pleureront leurs morts.

Ici poste 12. De plus en plus de connards tentent de passer !

— Ici Kadir, t'inquiète pas Boris, ce sont les désespérés qui ne parviennent pas à passer de notre côté. Ils ne sont pas bien vaillants.

Si nous avons la chance de pouvoir souffler quelques minutes, ce n'est pas le cas pour tous les autres postes. Les échos de tirs nous parviennent par intermittence. En plus du poste de Boris, celui de Gero, le n°16, est encore attaqué. Si l'ennemi se casse les dents sur chacun des croisements que nous avons fortifiés, alors nous avons une chance de nous en sortir.

Tu as raison, Kadir, ils ne sont pas bien combatifs.

Genoux au sol, j'aide une femme à faire un garrot à un jeune blessé à la cuisse qui arbore une grande entaille de plusieurs centimètres laissant s'échapper un flot continu de sang pourpre. Le gosse pleurniche.

— Appuyez là, Major, appuyez fort.

J'appuie. Il hurle.

— Ne lâchez pas ! Appuyez de toutes vos forces.

J'augmente la pression pendant qu'elle tourne une tige métallique passant à travers un morceau de cuir enroulé autour de la jambe à soigner, juste en dessous du bassin. Elle tourne, elle tourne. Les hurlements du gamin s'intensifient.

— Arrêtez ! ARRÊTEZ !

Elle tourne.

— C'est pour ton bien, tu perds trop de sang.

Elle est arrivée aux limites de compression de la chair, mais elle continue de tourner.

— STOP !

Sa voix s'est déchirée de douleur avant qu'il ne tombe dans les pommes. La femme me regarde tout en continuant de tourner. Son regard est lourd mais déterminé, elle veut le sauver.

— Tenez ça.

Je tiens la tige métallique. Elle y a mis une telle tension. La femme prend une veste sur un cadavre et en déchire une manche qu'elle utilise pour panser la plaie. Puis elle vérifie le pouls.

— Il s'est évanoui. Il faut le ramener à la communauté au plus vite pour le désinfecter et le recoudre si on veut lui donner une chance de survivre et de ne pas perdre sa jambe.

Voilà le prix de ma vengeance, et ce n'est pas moi qui le paie.

Major, ici poste 15, importants mouvements ennemis.

— J'écoute, Billy, un second assaut ?

*

— Non, ils se replient. Ils ont compris qu'ils ne passeront pas.

Poste 16, nous confirmons.

— Ils reviennent vers nous alors.

— (Cris et tirs.)

C'était quoi ça ?

Billy, c'était toi ?

Non.

Gero ?

— Non plus, Major, zichèrlich une fausse manipulation.

Restez concentrés, on va s'en sortir.

Les coups de feu cessent, de leur côté comme du nôtre, mais ça ne veut pas dire pour autant que nous sommes tirés d'affaire.

— Il faut les poursuivre, Billy.

— Certainement pas, non. Tu veux te rendre utile ? Va donc voir les blessés.

On s'en est bien sortis. Pourtant les premiers types de la République qui se sont pointés s'attendaient à nous trouver là. Ils ont tenté un tir de couverture pour laisser passer leurs fantassins, mais ils ont vite compris qu'ici aussi on sait se battre. Ils ne se sont donc pas acharnés et ont continué à nous contourner, pour finalement tomber sur le poste 16, un peu plus loin. Je crois que ça a totalement anéanti leur moral.

Major, ici Akram, on est en train de mettre un gros dourchènandeur dans leurs rangs. Ils sont bloqués sur place.

Bien reçu. Maintenez la pression. Terminé.

Le jour se lève, tant mieux, ça va compliquer leur attaque.

Assis sur des parpaings ou des tas de gravats, les fantassins se reposent, je me demande bien de quoi. Seul le premier échelon a livré combat, une dizaine d'hommes. Les autres ont juste subi l'angoisse de voir les troupes ennemies déferler sur eux. Que je ne les entende pas se plaindre.

Karl s'approche de moi, sa lance toute propre à la main.

— Billy, faut déblayer les cadavres et évacuer les blessés.

— Allez-y.

Je m'approche de la première ligne pour jauger les pertes. Les regards sont vides, épuisés. Eux ont vu la mort de très près. Assis par terre, je croise Laurence, les mains et le visage ensanglantés.

— Ça va ?

Il lève lentement les yeux vers moi et confirme fébrilement de la tête qu'il va bien.

— Tu es blessé ?

Il se regarde, par réflexe, et constate qu'il a du sang partout.

— Je... non. Ce n'est pas le mien.

Un peu plus loin, deux hommes s'occupent d'un blessé, un type de Peterstal. L'un s'active à faire un massage cardiaque pendant que l'autre fait un point de compression pour arrêter les saignements. C'est mal engagé.

— Quelles sont les pertes ?

Sybille se retourne, lessivée. Elle faisait partie des tireurs les plus proches de la bagarre. C'est elle qui a voulu cette place.

— On a deux morts et cinq blessés, dont un grave.

Le massage cardiaque s'intensifie.

— Il ne va pas s'en sortir celui-là.

— Non. Une balle dans le ventre, c'est moche.

Les deux soigneurs improvisés s'affolent.

— Apportez-nous de l'eau et du tissu pour faire des bandages !

— Bientôt trois morts, donc.

Sybille confirme d'un simple grognement. Elle regarde la scène, impuissante. La tentative désespérée pour sauver le mec de Peterstal s'arrête brusquement. Il ne respire plus et a perdu trop de sang. Il est mort. Bilan donc, trois morts et quatre blessés. On s'en sort bien.

Major, ici Akram, on se fait oumzinngèllt ! D'autres hommes de la République sont arrivés par l'ouest !

*

Comment-ça par l'ouest ?

— Ils nous sont tombés dessus par derrière. On est coincés !

À l'abri dans l'arrière-boutique d'un magasin d'outillage avec quatre autres de mes hommes, nous sommes coupés du reste de mon équipe.

Poste 11. Elli, il faut aller aider Akram au poste 1, et vite !

Je... Oui, Major. J'envoie des hommes. Terminé.

Je ne sais pas s'ils auront le temps d'arriver.

Les balles ricochent sur les murs extérieurs et sur la porte que nous avons défoncée pour rentrer. De là où je suis je peux voir Enzo, allongé au milieu de la route, fauché par une rafale. Tout le reste m'est hors de vue, je ne sais pas ce qui se passe dehors. Nous sommes coincés ici, coupés du reste du groupe.

— Akram, je n'ai pas trouvé d'issue.

— Il doit bien y avoir un moyen de sortir de ce trou à rat.

Les nombreux impacts de balles couvrent régulièrement le son de nos voix. Il faut crier pour se faire entendre.

— Il y a une porte métallique de l'autre côté de ces étagères, mais impossible de l'ouvrir, quelque chose la bloque de l'autre côté.

— Un piège ?

— Non, c'est seulement une partie du bâtiment qui s'est effondrée au mauvais endroit.

— Le poste 11 va venir nous aider.

Une silhouette passe devant l'entrée. D'un réflexe prodigieux, un de mes hommes l'abat au passage.

— Encore faut-il qu'on puisse tenir !

— On n'a pas le choix. On va se retrancher. Renversez-moi ces étagères et bloquez l'entrée avec ce bureau.

Tout le monde s'exécute aussitôt.

— Major, je ne sais pas si on tiendra longtemps.

*

— Courage, Akram. Poste 11, où en êtes-vous ?

— On est en route.

Une voix féminine ?

— À qui je parle ?

*

Evidemment, ça n'allait pas passer inaperçu.

— C'est Kirsten, Major.

Un silence qui en dit long...

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