Chapitre 33.3 - Le conflit imminent tient le temps suspendu

— Les voilà !

— Pas trop tôt.

— Alors les gars, bien dormi ?

— Vos gueules. Ce n'est pas vous qui venez de vous faire réveiller par ce connard de Flegel.

Je frappe dans mes mains pour stopper leurs discussions et attirer leur attention.

— Allez les gars. Tout le monde à son poste.

Les types de Peterstal obéissent. Les autres me regardent et prennent leur temps, comme des gosses. Mon autorité est fragile.

Pour plus de clarté, il a été convenu que je donnerai les ordres en anglais. Ça a grincé des dents, mais c'est passé. Va quand même falloir que je surveille mes arrières quand les balles siffleront.

— Nous devons stopper l'ennemi s'il se pointe ici. C'est simple, il ne faut pas qu'ils atteignent la rue derrière nous. Nous sommes responsables des deux-cents mètres qui nous séparent du poste 10.

— On sait déjà ce qu'on a à faire.

— Je parlais pour tout le monde.

Je dois me maîtriser pour les ménager.

Poste 18, nous sommes au complet.

— Poste 15, complet également.

J'ai suivi les recommandations d'Akram pour tenir notre position. Les fantassins sont en première ligne, répartis en échelons sur une cinquantaine de mètres et cachés derrière les nombreux obstacles que nous avons placés le long de la route. Ils se tiennent en embuscade par petits groupes, prêts à bondir sur les troupes ennemies qui arriveraient jusqu'à eux. Pour les couvrir, les tireurs comme moi se sont postés tout le long de la rue jusqu'à la barricade, également en échelons et légèrement en surplomb pour les plus éloignés du point chaud. Disposées ainsi, les premières lignes pourront se replier dès qu'elles seront débordées en étant couvertes par ceux postés en amont, et ainsi de suite jusqu'à arriver à notre barricade, notre dernier bastion avant le repli au poste 10.

Poste 16, effectifs complets.

Si jamais nous en arrivons là, nous utiliserons les pièges que nous avons mis en place. Deux pans de mur à l'équilibre précaire et maintenus par une unique poutre que deux hommes tireront à l'aide d'une corde. Ou encore une poignée de peterstalliens perchés sur les décombres des immeubles décapités d'où ils balanceront des gravats et tout ce que nous avons pu monter là-haut.

Poste 17, les derniers nartsugleur viennent d'arriver.

— À tous les postes, ici le major Klein, silence radio. Aucune communication avant contact ennemi. Terminé.

Nous ne sommes pas censés encaisser la plus grosse partie de l'assaut, mais je sais très bien que tout ne se passe jamais comme prévu. Il y a fort à parier que nous aurons une belle part du gâteau. J'appréhende un éventuel ordre de repli sur le cercle n°2. Autant j'ai confiance en notre position défensive ici, au poste 15, autant je crains un repli général avec l'ennemi aux fesses.

Le silence est maintenant total. Chacun a rejoint sa position et scrute le bout de la rue. Il fait froid. Même blotti derrière mon petit monticule de gravats, je sens un léger vent frais sur mon visage et mes mains. Le bas de mon pantalon est mouillé jusqu'à mi-mollet à cause de la neige tombée hier et transformée en bouillasse par nos innombrables allers et retours.

Je me demande comment ça se passe pour Akram, ou pour Joost. Et Tanya ? Qu'est-ce qu'elle devient ? Le docteur Engels a bien voulu me donner de ses nouvelles en arrivant à Walldorf. Elle est restée sur le front de l'Ouest où elle sert toujours d'infirmière. Se consacrer aux autres, à une cause plus grande, c'est ce qu'elle voulait. Elle a trouvé sa place, je suis content pour elle. Peut-être que mon engagement d'aujourd'hui lui prouvera que...

Des coups de feu ! Lointains. De petits crépitements.

Contact ennemi au poste 13 !

Tout le monde se regarde. Pas un mot.

— Tenez-vous prêts.

Qu'est-ce que je pouvais dire d'autre ?

— Ici Klein, décrivez, Kadir.

— Petit groupe confirmé. Ils ripostent avec carabines légères !

Les échanges de tirs continuent, sporadiques.

Tout le monde reste concentré ici, les yeux rivés vers l'horizon coupé par les bâtiments délabrés qui se dressent au bout de la rue partiellement grignotée par l'obscurité.

Cent mètres, pas plus. C'est court. Faudra pas chiotter.

Vous vous en sortez Kadir ? Besoin d'aide ?

— Non, tout va bien. On en a eu un, les autres sont coincés. Pas de blessé à béclaguenn.

— Markus ! Ils approchent !

— Du calme, Joost. Que voyez-vous ?

— Un important groupe marche sur la L598 !

Les tirs se sont arrêtés.

— Major, les éclaireurs prennent la fuite. Erlaoubnis ineun tsou folgueun ?

Je lance un regard interrogateur à Felix.

— Il demande l'autorisation de les poursuivre.

Ce serait une belle connerie.

Le silence qui suit est interminable. Tout le monde est suspendu à la réponse que donnera le major.

Major, ici poste 13, Erlaoubnis...

— Non. Tenez votre position, Kadir. Joost, combien sont-ils ?

— Des centaines, et je pèse mes mots. On n'en voit pas le bout.

Tous les regards sont braqués sur moi, ou plutôt sur le talkie que je tiens dans ma main.

Que tout le monde se prépare à les accueillir. Postes 1 et 2, ouvrez l'œil, je ne veux pas qu'on se fasse Aynkrayseun. Terminé.

*

Qu'on ne se fasse pas encercler ? Je veux bien, mais comment je fais avec trente hommes pour sécuriser toute une zone commerciale ?

On s'est positionnés dans la cafétéria d'un Ikea, à l'étage. De là, nous avons une bonne vue dégagée sur la L598 et l'autoroute.

— Akram. Qu'est-ce qu'on fait s'ils viennent vers nous ?

— On prévient le major, comme prévu.

— Et après ? On intervient ?

Que lui répondre ?

Je n'avais pas fait attention, mais tout le groupe me regarde, en quête de réponses. L'angoisse se lit sur leurs visages.

Joost, où en sont-ils ? On ne voit toujours rien arriver ici.

*

— Ils sont toujours sur la route. Ils viennent de s'arrêter.

Que font-ils ?

Mais qu'est-ce que j'en sais moi ? Pourquoi diable une colonne de soldats s'arrêterait-elle ? Ce n'est pas à moi de répondre, je ne suis pas militaire.

Joost ?

— Je ne sais pas, Markus. On ne voit pas grand-chose de là où nous sommes. Je peux seulement te dire qu'ils sont arrêtés depuis presque cinq minutes maintenant. Ils ne bougent pas.

Pas de réponse. Tant mieux.

Depuis la chambre je ne parviens qu'à distinguer une énorme masse abstraite constellée d'une multitude de formes arborant une infinité de nuances de gris. On n'en voit pas le bout, d'un côté comme de l'autre. Certains se sont assis par terre et d'autres piétinent. Il m'est hélas impossible de les dénombrer avec précision.

Jonas n'est toujours pas revenu. Quel idiot celui-là, il va nous faire repérer.

Je sors de la chambre pour rejoindre Daniel dans celle d'à côté. Accroupi devant la fenêtre, il scrute lui aussi les moindre faits et gestes de la colonne ennemie. Son poste fait doublon avec le mien.

— Reste vigilant, Daniel, je vais voir Leonie.

Je le laisse et remonte le couloir qui mène aux chambres exposées nord. Après quelques fausses pioches je tombe enfin sur celle où se trouve Leonie.

— Toujours pas de signes de Jonas ?

— Non. Je suis inquiète, leurs troupes se sont arrêtées là où je l'ai vu pour la dernière fois. Il est sûrement coincé.

— Je l'espère.

Elle me regarde, choquée.

— Quoi ? Il vaudrait mieux qu'il soit coincé dans une cachette sûre plutôt que mort ou capturé, tu ne crois pas ? C'est d'ailleurs très souvent de cette façon que je m'en suis sorti.

Je n'ai pas l'impression de l'avoir convaincue.

— Regardez, ils repartent.

Effectivement, la colonne ennemie se met soudainement en branle.

— Je me demande ce qui leur a pris tant de temps.

Daniel arrive comme un dératé dans la chambre.

— Ils bougent, Monsieur... Joost, ils marchent vers...

— On a vu, Daniel, merci. Retourne à ton poste, tu veux.

Je prends mon talkie.

— Markus, ici Joost. Ils viennent de se remettre en marche. Ils avancent droit sur vous.

*

Entendu. Tout le monde en position, ils arrivent. Terminé.

Je me dirige vers la barricade de mon poste 14. C'est derrière ce talus d'environ un mètre cinquante de haut – un amas de gravats et autres débris trouvés dans les alentours – que les fantassins vont s'abriter. Adossés contre, alignés les uns à côté des autres, jambes fléchies pour ne pas faire dépasser leurs têtes, lances à la main, ils attendent fébrilement le début des hostilités.

— Fantassins, restez cachés derrière les gravats. Vous ne bougez pas tant que je ne vous en ai pas donné l'ordre. Baissez la tête et embrochez tout ce qui tentera de passer.

Tout en donnant mes ordres je croise le regard de quelques malheureux qui réalisent ce que je leur demande. Malgré l'obscurité, je lis le doute dans leurs yeux. J'entends la peur dans leur respiration. Je vois l'angoisse dans leurs gesticulations.

Je pose une main sur l'épaule de l'un d'entre eux. Ça le calme.

La tension est à son maximum.

— J'ai confiance en vous. On va s'en sortir.

Je me retourne pour me remettre au centre du croisement que nous devons défendre.

— Les tireurs, pas de gaspillage. Un tir, une touche. Il n'est pas nécessaire de tuer, il faut seulement les mettre hors-jeu. Ne pressez la détente que si vous êtes sûrs.

Eux non plus n'en mènent pas large, même avec une arme à feu entre les mains.

Je me risque à escalader la barricade sud pour regarder ce qu'il se passe au loin. Toujours rien à l'horizon.

— Joost, ils avancent toujours ?

*

— Oui, mais lentement. La bonne nouvelle c'est que nous voyons enfin la queue du monstre.

Combien sont-ils à ton avis ?

Difficile à dire, Markus. Mille, peut-être plus.

Le silence qui suit en dit long. Ce nombre de mille semble bien en deçà de ce que nous redoutions. D'où cette retenue de Markus, que je partage.

— Joost ! Je crois avoir aperçu Jonas. Il revient.

Nils a fait son apparition dans la chambre.

— D'où vient-il ?

— De l'ouest.

Et il retourne à son poste d'observation en courant. Je lui emboîte le pas. Arrivés dans la chambre, il me désigne du doigt le lieu où il l'aurait vu. Mais il n'y a plus personne.

— Il a déjà dû rejoindre le bâtiment, il courait comme un dératé.

Effectivement, quelqu'un monte les escaliers quatre à quatre, sans aucune précaution de discrétion. Nous allons à sa rencontre.

Agenouillé dans le couloir, Jonas reprend son souffle.

— Où étais-tu bon sang ?

Il lève deux doigts en l'air : « deux secondes ».

— On n'a pas le temps, Jonas. Qu'as-tu vu ?

— Ils... les éclaireurs... Ils ont fait... un rapport.

— Les éclaireurs ? Ceux que tu as suivis ?

— Oui... Ils sont tombés sur... Il y a eu des tirs...

— Oui, on sait. Les résistants de Kadir les ont repoussés.

— Il ne fallait pas... (Il manque de s'étouffer en ravalant sa salive.) Maintenant ils savent. La colonne... Ils se sont divisés.

Voilà pourquoi ils s'étaient arrêtés si longtemps. Punaise.

— Markus. Ici Joost. Les éclaireurs que vous avez négligemment laissés partir ont prévenu le reste de leur armée. La colonne s'est divisée en plusieurs groupes.

Bien reçu Joost. À tous les postes, ici le major Klein, préparez-vous. Poste 15, ouvrez bien les yeux, ils pourraient essayer de passer par votre croisement. Terminé.

*

— Bien compris.

Merde, cette fois c'est sûr on va prendre cher.

Tout le monde se retourne vers moi comme si j'allais leur donner des réponses ou je ne sais quel encouragement. Je ferais mieux de baisser le son de cette foutue radio.

— Ce n'est pas moi qu'il faut regarder les gars.

Contact ennemi !

Une série de coups de feu retentit au loin. La bataille vient enfin de démarrer, et il ne fera pas jour avant encore une heure.

Les échos des combats nous parviennent. Étouffés en partie par les bâtiments, ils donnent l'impression d'être lointains alors qu'ils se déroulent à seulement deux rues d'ici.

Billy, ici Klein ! Nous sommes attaqués ! Une partie d'entre eux se dirige dans votre direction !

*

On est prêts.

On va maintenant voir si Akram avait raison de faire confiance à l'Américain. 

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