Chapitre 33.1 - Le conflit imminent tient le temps suspendu

De qui se moque-t-on ? Voilà cinq jours que nous sommes planqués dans cet hôtel. Cinq jours que nous attendons l'arrivée soi-disant imminente de cette République de Baden, et rien, personne, « pas un chat » comme disait ma tante. Il n'y avait aucune raison de se mettre autant la pression, aucune urgence à venir m'ennuyer ici durant d'interminables journées de surveillance. Mais à qui doit-on cette brillante info ? Ce Kadir ? J'aimerais bien échanger ma place avec lui, tiens, qu'il sache ce que c'est que de se retrouver coincé au milieu de rien avec pour seule compagnie une bande d'adolescents ayant quitté l'école bien trop tôt. Et qu'est-ce qu'il fait froid... Si le ciel dégagé de cette nuit permet à la lune de nous éclairer, il laisse surtout s'échapper le peu de chaleur accumulée dans la journée.

— On a de la chance cette nuit, les conditions sont parfaites.

Daniel, le plus enthousiaste de mes élèves, quoiqu'un peu trop lèche-botte. Peu importe la situation, il y trouve toujours des bons côtés, ce qui devient agaçant à la longue. C'est en revanche celui qui suit le mieux mes enseignements, à n'en pas douter. Étourdi, certes, parfois maladroit, passons, il est toutefois brillant dans tout ce qui est évaluation de son environnent. Mais il m'agace malgré tout avec ses réflexions idiotes.

— Peux-tu m'expliquer ce que tu entends par « parfaites » ?

— Eh bien, le ciel dégagé, la nuit claire... pour notre mission d'observation, non ?

Ce grand dadais de presque deux mètres et d'à peine 20 ans croit présentement que je le teste. Pourtant, il n'en est rien.

— Nous sommes en alerte depuis cinq jours, et mon cumul de fatigue ne cesse de grimper à force de passer des nuits à grelotter, celle-ci en particulier. Donc non, je ne considère pas ces conditions comme bonnes, désolé.

— Et pourquoi vous ne dormez pas le jour ?

— La lumière, pardi.

Cette évidence ne tombe pas sous le sens en ce qui le concerne.

— J'ai l'impression que vous préféreriez être ailleurs ?

— Et qu'est-ce qui te fait penser ça ?

— Vous râlez tout le temps depuis que nous sommes partis de Walldorf.

— Je ne râle pas, je peste, nuance. Et pour ta gouverne, nous sommes encore à Walldorf. En-dehors de la ville, certes, mais toujours dans l'arrondissement.

Il ne répond pas, préférant réajuster son manteau pour empêcher le froid de pénétrer.

Assise à côté de lui, Leonie frissonne, silencieuse. Elle souffre, c'est évident. Il y a du potentiel dans cette petite, mais qui ne saurait se révéler dans ces conditions. Avec son mètre cinquante-cinq et ses quarante kilos, elle est bien trop fragile, même pour une enfant de 17 ans. Évidemment, avec ce gabarit elle peut faire preuve de discrétion, mais à quoi bon si elle ne supporte pas ces conditions hivernales ? Il me faut toutefois admettre qu'elle s'est montrée particulièrement studieuse et persévérante jusqu'à présent. Peut-être que le terrain n'est tout simplement pas fait pour elle. Cette petite escapade sera tout compte fait une bonne chose, car révélatrice de leurs capacités à tous les quatre.

— Quelqu'un voudra une infusion ? demande Jonas, le préposé aux mixtures réconfortantes.

Daniel et Leonie se manifestent aussitôt.

Je ne doute pas qu'une boisson chaude leur fera le plus grand bien, mais ce petit luxe ne leur rend pas service. Comment feront-ils en pleine nature loin de New Town ? Ces gosses sont déjà trop habitués au confort. Passons pour ce soir, mais il faudra les recadrer.

— Monsieur Van Handel ? Vous en voulez ?

— Elle est à quoi ton infusion ? Fruits rouges ? Menthe ? Pêche ?

Ma question le trouble, semble-t-il. Il me regarde bêtement sans savoir quoi me répondre. Quel idiot ce Jonas. Il ne saisira donc jamais le sarcasme.

— Je... non. C'est une infusion de champignons, rien d'autre.

— Alors tu peux te le garder ton jus de moisissure.

— Je ne savais pas que vous n'aimiez pas ça.

— Les champignons ? Si j'en mange depuis la fin du monde ce n'est pas par plaisir mais parce qu'il faut bien survivre. Quant à votre... boisson, il ne faudrait tout de même pas pousser. Appeler ça une infusion ? Vous avez de la chance que l'on soit en Allemagne et non pas en Angleterre. Et pour la énième fois, cessez tous de m'appeler Monsieur Van Handel.

— Désolé, c'est plus fort que moi.

Puis il retourne dans la petite salle de bain de la chambre où il fait ses mixtures culinaires de condamné à mort. La salle d'eau étant dispensée de fenêtre, on peut y préparer des repas et des boissons chaudes à l'aide d'un petit réchaud à gaz. En dehors de cette pièce, interdiction de faire du feu, discrétion absolue.

Je dois admettre que cet hôtel bordé par les champs et coincé entre les deux principaux accès à Walldorf, à savoir l'autoroute à l'ouest et la L598 à l'est, en fait un poste d'observation idéal. Depuis les chambres à l'étage nous pouvons voir arriver de loin et à trois-cent-soixante degrés. Je ne me tracasse pas, nous repérerons les troupes de la République. En revanche, pourquoi cet hôtel est-il diable aussi grand ? Nous ne sommes que cinq pour cent-soixante chambres, et sur deux niveaux. En cas d'alerte, il faut traverser tous les couloirs en courant pour prévenir les autres, car évidemment, nous n'avons qu'un talkie pour toute l'équipe, celui qui me permet de communiquer avec Walldorf. J'aurais dû en demander davantage.

Jonas revient avec sa casserole fumante. L'odeur qu'elle diffuse me rappelle celle des caves et de la terre, c'est tout à fait répugnant.

Il sert ses camarades et s'assied à leur côté.

Un sacré gaillard, ce Jonas, une large carrure qui tranche avec ses 22 ans. Il est celui qui a le plus de mal à suivre mes préceptes de survie et qui a pourtant le plus de chance de s'en sortir seul. Il écoute et boit mes enseignements avant de les réinterpréter de façon à mieux tirer parti de ses compétences et surtout de sa morphologie. Il a cette intelligence de l'adaptation à son environnement. Voilà ce qui me fait penser qu'il est le plus prometteur des quatre, même si la naïveté de son jeune âge lui joue parfois des tours.

Les mains enserrant leurs gobelets fumants pour se réchauffer, ils soufflent sur leur breuvage avant de boire par petites lampées bruyantes.

— Mais comment pouvez-vous boire ça ?

— On s'habitue à tout, vous savez, Monsieur Joost.

— Vous feriez mieux de vous habituer au froid et à la privation. Et arrêtez les « Monsieur », bon sang. « Joost » suffira amplement.

Des bruits de pas nous parviennent de la cage d'escalier à l'extérieur de la chambre, depuis le couloir. Tout le monde se fige.

— Quelqu'un monte.

— Non, Jonas, quelqu'un descend, du toit plus précisément. C'est Nils, je présume, qui revient nous prévenir qu'il n'a rien vu à l'horizon. Je lui avais bien dit que ça ne servait à rien de prendre tous ces risques.

Nils l'équilibriste. À peine plus grand et plus lourd que Leonie et pourtant le plus vieux des quatre, 23 ans. Son truc à lui c'est d'escalader pour toujours dominer la situation et son entourage. Il prétend que c'est pour voir le plus loin possible et ne pas se faire surprendre, ce qui a du sens. Mais je sens en lui ce besoin permanent de se distinguer par rapport aux autres, sûrement un complexe d'infériorité. Il parle peu, pas plus qu'il ne prend acte de mes conseils d'ailleurs, comme de ne pas monter sur le toit, par exemple. Il me fait parfois penser à Billy, en moins cynique et plus bavard.

Le voilà qui arrive. La pénombre étant, sa fine silhouette se dessine progressivement dans l'encadrement de la porte.

— Je crois avoir vu du mouvement.

Les autres s'arrêtent de boire, pétrifiés.

— Tu crois ou tu es sûr ?

— Je suis sûr. J'ai vu des ombres passer derrière les maisons à l'est, de l'autre côté du champ.

— Combien ? Et quelle forme avaient-elles, ces ombres ? Quelle taille, quelle allure ? Sois plus factuel. Je te rappelle qu'il y a des meutes de chiens errants qui traînent dans la région.

— Vous n'avez qu'à venir voir par vous-même.

Vexé, il me tend sa moitié de jumelle.

Je me lève et la prends.

— Dans ce cas, allons voir ça.

Nous sortons tous de la chambre et traversons le couloir. Arrivés aux escaliers, Nils s'y engage pour retourner sur le toit.

— Aucun intérêt de remonter là-haut, Nils.

Il peste, mais obéit.

Arrivés dans la chambre qui donne sur le parking de l'hôtel, je peux voir à la fenêtre les fameuses maisons derrière lesquelles ces ombres auraient disparu. Dissimulé derrière des fins rideaux, je scrute d'abord à l'œil nu avant de regarder dans la jumelle.

— Je ne vois rien, Nils. C'était quelle maison ?

— Celle de gauche avec le toit bizarre.

Je vois ladite maison, mais rien ne bouge autour.

— Ils nous ont peut-être déjà dépassés.

La réflexion de Daniel trouve un écho parmi ses camarades. Sans réfléchir, ils se précipitent tous hors de la chambre pour rejoindre au plus vite celles qui donnent à l'est.

Après ce raffut exaspérant le calme revient. Depuis nos différents points d'observation nous scrutons tous dans la même direction, attendant patiemment une confirmation visuelle des soi-disant ombres de Nils. Le silence est maintenant total. Nous avons de la chance avec cette neige, elle devrait nous permettre de détecter plus facilement les taches noires qui se déplacent sur le sol blanc. Finalement, les conditions sont plutôt bonnes cette nuit.

Rien ne bouge, pas le moindre mouvement.

Nils veut bien faire, sans aucun doute, mais son arrogance ne le sert pas. Il espère tellement être le héros qui a repéré l'ennemi en premier que le moindre doute devient une certitude, quitte à ne pas reconnaître ses erreurs par la suite. Heureusement que je ne suis pas...

— Nils a raison, il y a des types en bas !

Les hurlements paniqués de Daniel viennent de me donner un sacré coup de pression. Qu'est-ce qu'il pense avoir vu celui-là ?

Je pars le rejoindre.

— Dans quelle chambre es-tu, Daniel ?

— La 110 ! Je les vois encore ! Venez vite !

J'accélère. Nils est juste derrière moi. Léonie est au bout du couloir, face à nous. Elle court dans notre direction. J'arrive devant le bon numéro. À l'intérieur, Jonas et Daniel sont accroupis à la fenêtre.

— Où ça ? Montre-moi.

— Sur le chemin, là-bas, entre les deux champs. Regardez.

Effectivement. J'en compte cinq, non six. Six ombres, six silhouettes bien humaines qui se glissent furtivement dans le noir pour lentement se faire engloutir par la nuit.

Léonie arrive derrière nous.

— Je ne vois rien.

Daniel se décale pour lui laisser une place.

— Je ne vois toujours pas.

— On les a perdus, Léo, mais ils étaient bien là.

— Et ils allaient dans quelle direction ?

— À ton avis, idiote. Le centre de Walldorf.

— Rien d'aussi sûr, Nils, alors ne soit pas si agressif.

D'un bond, Jonas se précipite dans le couloir.

— Non, Jonas ! Reviens !

Trop tard, il est déjà dans les escaliers.

Daniel lui court après.

— Daniel ! Non...

— Jonas ! Mais qu'est-ce tu fous ?

Les hurlements de Daniel sur le palier auraient réveillé tout le bâtiment s'il avait été habité.

Son appel reste sans réponse, le trapu est déjà dehors.

— Daniel, laisse tomber, il ne faut pas...

— Mais où vas-tu ?!

Derrière moi, penchée à la fenêtre qu'elle vient d'ouvrir, Leonie oublie toutes les précautions de base que j'ai pourtant tenté de leur inculquer.

— Je vais les suivre ! Faut pas les perdre de vue !

Depuis la cour de l'hôtel, les cris de Jonas viennent de définitivement enterrer le principe même de la discrétion.

Mais qu'est-ce qui leur prend ? Ils ont perdu la tête ?

— Je viens avec toi !

— Non, tu ne vas nulle part, Daniel ! Tu restes là ! On arrête tout de suite les... conneries ! STOP !

Voilà qu'ils se calment à présent. Tu n'es décidément pas fait pour commander, Joost. Ce n'est pas faute d'avoir prévenu Markus. Mon autorité n'a jamais été au-delà de demander le silence à une assemblée d'étudiants dans un petit amphithéâtre.

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