Chapitre 32.3 - Susciter le courage quand tout semble perdu

— Il y a eu quelques ajustements avec l'arrivée de Peterstal dans la partie. Je prends la tête d'un avant-poste à l'ouest pour prévenir d'un éventuel contournement ennemi.

— Et on ne vient pas avec toi ?

— Non. Je vais prendre une partie des hommes du caporal Flegel. Je ne peux pas me permettre de casser votre cohésion maintenant que vous avez appris à vous battre ensemble. Vous faites partie des meilleurs, c'est pour ça que vous restez au poste 15.

— Et qui prend le commandement ?

— Billy.

Certains ne cachent pas leur déception.

— Je me remets à son expérience du combat. Vous devrez en faire autant. Tod, tu seras son second.

— C'est toi qui décides. Espérons que tu ne te trompes pas.

Toujours vexé, il laisse couler. Billy a parfaitement compris, mais il fait mine de rien. Se faire accepter par le groupe n'a pas été facile pour lui, et le commander sera une autre paire de manches, mais j'ai confiance.

*

Akram nous salue une dernière fois avant de s'en aller sans se retourner. Il disparaît très vite au milieu de la foule, me laissant seul avec tout le poids du commandement sur les épaules, l'enfoiré. J'espère le lui rendre rapidement.

Tod s'approche de moi.

— Alors ? Qu'est-ce qu'on fait maintenant, chef ?

Sarcastique, mais pas agressif. Beau joueur le Tod.

— On attend ici, le temps qu'Elli Herbert nous envoie le reste de ses hommes.

— On va donc devoir se battre aux côtés d'amateurs ?

— Ce ne seront que des fantassins, ils ne te gêneront pas.

— Sauf s'ils se mettent devant ma mire...

Vu comme ça...

Au milieu de la foule qui se disperse lentement, je reconnais un visage familier. Une jeune femme, Kirsten, la fille d'Annah Fraudren. À son tour elle m'aperçoit et se faufile parmi les gens pour me rejoindre. Son visage a repris des couleurs depuis la dernière fois que je l'ai vue, l'effet du Talium. Sa peau reste marquée mais ça n'enlève rien à son charme naturel. Elle a laissé pousser ses cheveux qu'elle tient attachés sous un bandana qui souligne son regard noisette. Son sac sur le dos et son fusil d'assaut à la poitrine, elle est prête à se battre, une vraie guerrière, de quoi concurrencer Sybille.

Elle s'approche de moi.

— Alors comme ça ils font combattre aussi les diplomates ?

— Ce n'était pas moi le diplomate, je ne faisais que les escorter. D'ailleurs, Joost va participer à la bataille, en tant qu'observateur.

— Vous avez vraiment fait tous les fonds de tiroir, heureusement que nous sommes venus.

Si elle n'avait pas ponctué sa phrase par un large sourire charmeur, j'aurais pris ça pour une réelle provocation.

— Tu as l'air en bien meilleure forme. Ta mère sait que tu es là ?

Son joli sourire s'efface.

— Oh oui, et elle s'en moque. D'après elle je dois faire mes preuves, ce n'est pas parce que je suis la fille de la cheffe que je dois profiter d'un passe-droit. Je me suis dit que participer à la première bataille de la nouvelle armée de l'Union serait un premier pas.

— C'est un peu dur.

— Dans le fond, elle n'a pas tort, le monde dans lequel nous vivons ne pardonne plus aucune faiblesse.

— Tu connais ton affectation ?

— Non, je dois rejoindre les autres de Peterstal pour savoir. Tu es à quel poste ?

— Le 15. C'est moi qui le commande.

— Dans ce cas, j'espère qu'Elli ne m'affectera pas là-bas.

Et elle s'en va en me gratifiant d'un large sourire. Je dois le prendre comment ?

*

Je m'étonne moi-même de réussir à paraître aussi détendue. J'arrive à garder le sourire et à lancer quelques piques alors que mon esprit est tout entier envahi par l'angoisse.

Je me souviens de cette période où nous étions opposés à New Town. J'ai vu les blessés revenir et soutenu ceux qui ont perdu des camarades. J'ai écouté leurs récits sur la violence des affrontements, suffisamment pour me faire une idée de ce que je m'apprête à vivre. Je pense être prête, mais j'ai peur. Peur de mourir, d'être gravement blessée ou d'être capturée, violée, torturée. J'ai peur de me laisser emporter par mes émotions et de ne pas être à la hauteur. Pourtant il ne faudra pas hésiter, pas trembler, tenir fermement mon arme et ne pas réfléchir.

Tu veux que je mérite ma place, maman, par principe ? Espérons que tes principes n'emportent pas ta dernière fille.

Elli procède à une sélection arbitraire parmi ses hommes. Il forme deux groupes, chacun d'eux comportant dix tireurs et trente fantassins. C'est très précis, trop même, ça ne peut pas venir de lui.

— Vous, vous allez avec Kadir. Et vous, avec le major Klein.

J'aurais aimé faire partie de ce groupe, celui du major. Je me serais sentie plus en sécurité avec lui.

Le premier groupe est pris en charge par ce Kadir. Ils partent rejoindre les autres de la Résistance qui sont déjà partis pour le poste 13. Le second se met à l'écart en attendant que le major vienne les chercher.

Mon chef forme un troisième groupe, plus petit.

— Vous, vous allez au poste 15, avec Billy. Si vous ne le trouvez pas, demandez « l'Américain ».

Je ne serai donc pas avec Billy.

— Les autres, avec moi. On a pour ordre de tenir le poste 11.

Quelle déception...

Je respecte Elli en tant que chef de Wilhelmsfeld, mais je n'ai aucune confiance en ses éventuelles qualités de chef de guerre. Même s'il a toujours insisté auprès de ma mère pour une politique agressive au plus fort de notre conflit contre New Town, il n'a jamais pris la tête des combattants qu'il envoyait à la mort. Je ne l'ai jamais vu utiliser son pistolet, ni même le sortir. Je comprends que le major lui confie le commandement d'un poste, c'est un choix judicieux d'un point de vue politique, mais pas militaire. Ça ne peut vouloir dire qu'une chose : ce poste 11 est moins exposé que les autres.

Je m'approche d'Elli pour en savoir plus.

— Il est où le poste 11 ?

Ma question le trouble.

— Plus loin à l'ouest, un quart d'heure de marche. Pourquoi ?

— À l'abri, c'est ça ?

— À l'abri de quoi ? D'après le major, ce seront les postes 13, 14 et 15 qui devraient subir le plus fort de l'assaut, au sud de notre position. Mais s'ils tombent ou si l'ennemi les contourne, nous serons alors les suivants.

— Mais c'est quand même là-bas que tu m'envoies, avec toi.

Il me prend fermement par le bras pour m'écarter des autres et continuer cette conversation a priori gênante.

— Je ne voulais pas t'emmener, mais ta mère a insisté sous prétexte que c'était ton choix.

— Mais ça l'est. Je suis ici parce que je l'ai voulu.

Il me lance un regard perçant.

— C'est comme tu veux, mais ne me demande pas de t'envoyer en première ligne. Tu restes à mes côtés.

— Mais qu'est-ce que ça peut te faire ?

— Je suis responsable de toi.

— Responsable ? Mais je ne suis pas une gamine sur qui il faut veiller. Et ma mère n'en a rien à foutre de moi.

— Peut-être, mais à ton avis, comment réagira-t-elle si je devais lui ramener le corps de sa fille ? Pas la peine de répondre, moi je ne veux pas le savoir. Alors tu me colles au train et tu la boucles. Le débat est clos.

Et il l'est d'autant plus avec l'arrivée du major qui vient récupérer les hommes en renfort pour son poste.

— Voici le groupe que j'ai sélectionné pour vous, Major, les meilleurs.

— J'aurais préféré que vous les répartissiez équitablement, Elli.

— Ne vous inquiétez pas, les autres savent aussi se battre.

*

Il est puant. Ce type m'insupporte. Annah m'a déjà parlé de lui. Un opportuniste aux dents longues dont elle a malgré tout besoin pour tenir la communauté de Wilhelmsfeld. Je ne suis pas naïf, il n'est venu que pour se forger un nom par chez lui.

Je n'avais pas fait attention qu'il parlait avec la fille d'Annah.

— Qu'est-ce qu'elle fait là ?

— C'est apparemment elle qui a décidé de venir.

— Ta mère est au courant ?

Exaspération.

— Oui. Et je peux vous garantir qu'elle ne s'y est pas opposée.

Je prends son chef à part.

— Il ne doit rien lui arriver, Elli, vous le savez ?

— J'en suis conscient, c'est pour ça que je la garde près de moi.

Évidemment. Je commence à comprendre ce que voulait me dire Annah. C'est le genre de type qui s'arrange pour ne jamais perdre. Il rentrera à Peterstal, quoiqu'il arrive, et en héros de surcroît, soit en annonçant notre victoire, soit en ramenant saine et sauve la fille de la cheffe, fille qu'il aura protégée au péril de sa vie au beau milieu de la bataille. C'est en tout cas ce qu'il prétendra, éludant le passage où il aura fui en pleine débâcle de nos troupes. Il m'écœure. Je dois pourtant composer avec tout le monde.

Je le salue et fais signe au groupe qu'il me confie de me suivre.

La place s'est vidée. Il ne reste que les derniers de Peterstal et les hommes du poste 10 d'Eugen qui remettent leur site en place.

Yvo vient vers moi en trottinant.

— Major, encore besoin d'moi ?

— Plus maintenant, Yvo. Reste avec Eugen jusqu'à nouvel ordre, tu leur seras utile. Tu te rappelles de ton rôle en cas de repli ?

— Dès que j'vois les premiers groupes se replier vers nous, je fonce prévenir ceux du cercle n°2 que nous arrivons.

— Et il ne faudra pas perdre une seule seconde, pas d'héroïsme, c'est compris ?

— Comptez sur moi !

Salut militaire bancal, puis il se retourne pour rejoindre Eugen.

Son énergie et son enthousiasme font chaud au cœur. Ce gosse est une crème. J'ai beau lui expliquer qu'il ne m'est pas redevable, il continue à vouloir se rendre utile, « à faire sa part » comme il aime à me le rappeler. Je ne pense pas qu'il en soit conscient, mais son rôle dans cette bataille sera minime, accessoire même. Certes, il portera les munitions des mitrailleuses et donnera un coup de main à Eugen, mais l'envoyer prévenir les postes plus au nord ne sera pas d'une grande utilité. C'est le seul prétexte que j'ai trouvé pour l'éloigner le plus possible du front sans le vexer. Flegel aura une radio au cercle n°3. Si j'ordonne le repli général il le saura en même temps que les autres et enverra des personnes de la communauté prévenir chacun des postes du cercle n°2.

Markus, ici Joost.

Je t'écoute Joost.

Auriez-vous des personnes de disponibles ?

— Disponibles pour quoi faire ? Vous avez des ennuis ?

Pas encore. Nous allons manquer de Talium, cette tête en l'air de Daniel vient de se rappeler qu'il arrive au bout de ses douze jours.

Mais vous avez déjà utilisé toutes vos doses ?

Non, évidemment. Il en reste cinq, quatre très bientôt.

Alors où est le problème ?

Nous en avons quatre, Markus, pour cinq personnes ! Que ferons-nous s'ils nous assiègent ?

La pression qui commençait à enserrer mon cœur au moment de son appel vient de disparaître. Nous sommes à l'aube d'une bataille décisive et son seul souci porte sur leurs réserves de Talium. Il finira par me tuer.

*

— Joost, tu... (Soupir.) Je vous envoie ça.

Merci. Joost, Terminé.

C'est tout de même incroyable de devoirinsister.

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