Chapitre 32.1 - Susciter le courage quand tout semble perdu
Ils étaient déjà tous réveillés quand nous sommes retournés au poste 15 avec Billy. La nouvelle de l'arrivée de Peterstal s'était déjà répandue dans les rangs. Ils étaient excités, sauf Tod qui ne digérait toujours pas la nomination express de Billy. Quand nous leur avons parlé de ce rassemblement nocturne improvisé par le major, personne n'a râlé, au contraire, ils se sont tous levés et regroupés avant de se mettre en marche.
Alors que nous nous dirigeons à présent vers le poste 10, certains font des pronostics sur ce qui va être dit. Les plus terre-à-terre misent sur un briefing général, austère, tandis que les plus sceptiques évoquent une évacuation organisée de la communauté. Dans un tout autre registre, les trois comiques du groupe établissent à haute voix leurs revendications en cas de victoire. Toutes plus loufoques les unes que les autres, c'est surtout l'occasion de déconner en surenchérissant sur l'absurdité du pote d'à côté.
— Non, attendez ! Je sais. J'ai LA revendication ultime : je veux qu'on me nomme garde du corps de Sarah ?
— Sarah ? Tu parles de Sarah Webster ?
— Eh ouais mon pote. Comme ça, Talium gratuit pour bibi et fini de crapahuter dans le froid et la boue. Je laisserai mon charme naturel opérer et à moi la jolie blonde.
— Ben voyons...
— Tu es jalouse, Sybille ? Au lieu de ruiner mes rêves, dis-nous ce que tu demanderais.
— Que tu deviennes le garde du corps de Klein, on verra à quel point « ton charme naturel » peut opérer.
Rire général.
Comme à mon habitude je ne participe pas à leurs débats absurdes. Pas qu'ils m'ennuient, bien au contraire, mais je préfère marcher parmi eux en silence. J'aime me fondre dans mon groupe, me faire oublier en tant que chef. Je les appelle encore « mes hommes » alors que je vais devoir les laisser entre les mains de Billy. Même si ce n'est que ponctuel, c'est un peu comme si je les laissais tomber. Nous ne leur avons pas encore annoncé ce changement, et l'Américain semble appréhender leur réaction. Il marche à côté de moi, plongé dans ses pensées. J'ai l'impression que ses nouvelles responsabilités le mettent sous pression.
Nous arrivons sur la place, et chose incroyable, elle est éclairée. Sous la direction du major, Eugen et sa petite équipe ont déplacé leur groupe électrogène et rapproché leurs projecteurs pour apporter un peu de lumière à cette nuit sombre, le jour ne se levant que dans deux heures. De forme ovale, cette place est composée d'une partie centrale de la taille d'un terrain de basket, pavée et bordée sur tout son contour par une route goudronnée et des trottoirs de chaque côté. Elle dessert une rue au sud, celle par laquelle nous venons d'arriver, une autre à l'est et une dernière à l'ouest qui fait une courbe pour partir vers le nord et se diviser en deux sur une patte d'oie.
Il y a déjà du monde. Tous ceux de Peterstal sont présents, éparpillés en petits groupes. On les reconnaît à leurs sacs à dos qu'ils n'ont toujours pas pu déposer depuis qu'ils sont arrivés mais aussi à leur attitude. Ils observent et gardent leurs distances, méfiants. La réconciliation entre nos deux communautés est encore récente, et certains nous rencontrent pour la première fois.
Gero et ses petits jeunes de Schriesheim échangent avec les hommes d'Eugen autour des mitrailleuses lourdes. C'est questions, explications et rigolades. Ambiance bon enfant. Un des gamins fait le pitre avec une de ces machines de guerre en simulant un tir en rafale devant ses potes qui se marrent. Ils sont si insouciants.
Un peu plus loin devant nous, une petite structure à moitié écroulée trône au milieu de la place. C'est l'entrée piétonne d'un parking sous-terrain. Il a été question de s'en servir comme voie de repli, mais l'état des escaliers en a dissuadé le major. Sérieusement endommagés durant la guerre, ils risquent de s'effondrer à tout moment.
Assis juste devant, je reconnais des soldats de New Town qui discutent avec ceux du Point d'eau. L'ambiance est moins à la déconnade, quoique détendue malgré tout. Nous nous dirigeons naturellement vers eux en nous frayant un chemin au milieu de la petite foule qui se forme. Je croise le regard de Boris. Il discute encore avec Kadir. Ils semblent s'être bien trouvés ces deux-là.
Derrière eux, au bout de la place, se dresse l'église de la ville dont la nuit dissimule ses cicatrices de guerre. Aux pieds du monument majestueux, les résistants se sont regroupés à l'écart des autres et attendent patiemment. Même s'ils combattent à nos côtés, leur ancienne appartenance à la République de Baden soulève des doutes dans nos rangs. Certains se questionnent quant au timing parfait de leur arrivée, tandis que d'autres leur reprochent de ne pas avoir empêché l'embuscade qui a coûté la vie au sergent Holzer et à sept de nos meilleurs hommes. À cause de ces débats stupides qui se répandent, les résistants ont pris leurs distances ces derniers temps. Leur présence sur le poste 13 n'est d'ailleurs pas anodine, c'est Kadir lui-même qui l'a demandée, pour prouver leur engagement total à nos côtés dans ce conflit.
Nous nous mêlons aux autres soldats de New Town. Les sujets de conversation ne manquent pas : débats sur ce que veut nous dire le major, avis sur les affectations de poste, qualité de la nourriture servie par Walldorf, état de l'armement, quantité de munitions, le manque de sommeil... notre vie de tous les jours en somme.
Les types de Sandhausen arrivent à leur tour, rapidement suivis par d'autres gars de Walldorf et l'équipe médicale. Ça se remplit autour de nous, comme avant un concert où l'on est arrivé un peu en avance. Le brouhaha des conversations monte de plus en plus. Nous sommes des centaines. Cette vision me remplit soudainement de courage. Tous ensemble, peut-être avons-nous finalement une chance. Je commence à comprendre pourquoi notre chef tenait tant à ce rassemblement. Il veut créer une cohésion de groupe, marquer les esprits, nous donner confiance, montrer à chacun qu'il n'est pas seul et qu'il se bat au sein d'un collectif pour une grande cause commune.
Le major Klein monte sur le toit d'une des épaves de voiture placée ici avec d'autres pour former une barricade. Des appels au calme et au rassemblement retentissent et résonnent en échos au milieu de la place. Les voix rebondissent sur les bâtiments qui nous entourent. Nous suivons le mouvement et nous rapprochons de notre chef. Eugen braque un des projecteurs sur lui. Le calme peine à se faire. Des « chut » nerveux surgissent un peu partout au milieu de la foule compacte. Il y a comme de l'électricité dans l'air.
C'est finalement la main levée du major qui parvient à capter l'attention de chacun. Le silence s'installe. Il est maintenant total, à l'exception de quelques quintes de toux étouffées. Du haut de son estrade post-apocalyptique, le grand Markus Klein profite de ces quelques secondes de répit pour chercher ses mots.
Il s'éclaircit la voix.
— Je ne connais pas un dixième d'entre vous, et même si vous savez tous qui je suis, la plupart entendent le son de ma voix pour la première fois. Rien ne nous destinait à nous rencontrer, encore moins à nous réunir tous ensemble ici cette nuit. Je sais à quel point vous appréhendez le combat que nous nous apprêtons à livrer, rien de plus normal. Ce sera le baptême du feu pour la grande majorité d'entre vous. Je suis conscient que beaucoup ne comprennent pas le jargon martial que nous utilisons, que la moitié des tireurs ont tout juste eu le temps d'apprendre à utiliser leurs armes, ou que la notion même de stratégie échappe à certains. Et que dire de vous, les fantassins, qui représentez trois quarts de nos effectifs. Vous qui serez en première ligne pour livrer des corps à corps sauvages avec ce que vous avez pu trouver ou vous fabriquer en guise d'arme. Vous qui devrez regarder votre ennemi dans les yeux et qui n'aurez pas le droit d'hésiter, mettant de côté votre humanité, sachez que vous avez notre respect à tous, moi le premier.
Quelques voix osent scander leur approbation.
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