Chapitre 30.3 - Rétablir la confiance exige don de soi
Le fourgon est presque déchargé. Les navettes entre New Town et le Point d'eau vont pouvoir reprendre. Trois jours déjà que nous l'avons réquisitionné. Trois jours que la capitale rationne son eau, tout comme le Talium depuis bientôt quatre mois. Attention à ne pas trop tirer sur la corde, certains pourraient en profiter pour tenter un soulèvement et prendre le contrôle de la ville. Ceux que l'on nomme les Complotistes sont à New Town ce que les Résistants sont à la République de Baden. Le nom donné à ces groupuscules dépend souvent du camp dans lequel on se trouve. Chez nous, les revendications tournent surtout autour du Talium : un partage plus équitable et une plus grande transparence concernant sa production et sa distribution. Il est clair que leur discours ne laisse pas indifférents les habitants de New Town ces derniers temps. J'aimerais faire taire ces voix contestataires, mais il y a malheureusement d'autres priorités.
Joost s'approche.
— Alors ? Vas-tu enfin daigner m'expliquer ce que mon équipe et moi-même faisons ici ?
— Maintenant ?
— C'est également ce que j'ai répondu à ton messager lorsqu'il est venu me chercher à New Town. J'aimerais « maintenant », justement, savoir pourquoi il était si urgent de me faire venir dans cette ville qui se prépare vraisemblablement à un siège.
Il n'a pas tort. J'attends beaucoup de lui et de ses apprentis dans les jours à venir. Leur importance sera capitale.
— Je vais vous briefer. Où est ton équipe ?
— Nous nous passerons d'eux, je leur donnerai tous les éléments le moment venu. J'aimerais qu'ils aillent se reposer à cette heure.
— Yvo, emmène-les à leurs quartiers. Et trouve-moi Kadir, ou Kurt, peu importe, un résistant. Dis-leur de venir me voir à propos du gros fusil, ils comprendront.
Sans attendre, Joost et moi entrons dans le QG.
— C'est bien, Joost, que tu te préoccupes de tes petits gars.
Tout en continuant la discussion, nous montons à l'étage pour nous rendre dans mon appartement.
— Comment ça me préoccuper ?
J'oublie souvent que s'adresser à Joost n'est jamais chose aisée.
— Je voulais seulement souligner que tu as été avisé de les envoyer se reposer.
— Ah, c'est donc sous cet angle-là que tu le prends. Parce qu'en réalité, si je les ai congédiés c'est surtout pour ne pas les avoir dans les pattes, rien de plus. Ils n'arrêtent pas de se plaindre. Tu n'imagines pas à quel point ces ados peuvent être fatigants.
— C'est quand même toi qui les as choisis.
— Parmi ceux que tu m'as présentés je te rappelle, Markus, je qualifierais donc ça de contrainte à choix multiples.
Markus... Dorénavant, il n'y a plus que lui pour m'appeler ainsi.
— Ils répondaient aux profils que tu recherchais, jeunes, malins, agiles et en bonne santé. Parmi les recrus qu'entraînait Erich, c'étaient ceux qui correspondaient le mieux.
— Comme disait ma tante : « Tout fout le camp », n'est-ce pas ?
— Tout a foutu le camp depuis longtemps, Joost.
Nous entrons dans mon « chez moi » provisoire.
Flegel est toujours là, assis à la table où nous peaufinions le plan de défense avant que je n'aille faire une petite pause déjeuner. Ça doit faire presque une heure que je l'ai laissé seul. Plongé dans son travail, il n'a pas l'air de s'en plaindre. Je ne le porte pas particulièrement dans mon cœur, mais contrairement à ce que tout le monde peut penser il m'est très précieux. Flegel est aussi mauvais meneur d'hommes qu'il est bon tacticien, meilleur que moi. Il sait comment tenir compte du terrain et exploiter au mieux ses avantages. Il est également pertinent lorsqu'il s'agit de combiner différentes forces de combat. C'est d'ailleurs le premier à avoir mélangé fantassins et tireurs lors d'un assaut. Cette fois-là, c'est sa tactique audacieuse qui lui a apporté la victoire, certainement pas son commandement. C'est pour ça que je l'écarte du terrain dès que j'en ai l'occasion.
— Merci, Caporal, je vais briefer Joost. Allez manger un bout. Revenez dans une heure, nous avons de nouvelles données à prendre en compte.
Le caporal acquiesce, se lève, nous salue et sort en fermant la porte derrière lui, nous laissant seuls.
Je n'ai pas vu Joost depuis la mort de Lenz, et le connaissant, je sais pertinemment qu'il va aborder le sujet à un moment ou un autre. Je n'en ai parlé avec personne, et je ne sais pas comment je vais réagir, alors je préfère congédier Flegel, par pudeur.
— Prends une chaise, Joost.
— Je préfère rester debout, merci.
— Comme tu veux. Alors, comment ça se passe à New Town ?
— Je dirais que l'anxiété l'emporte sur le doute et le ras le bol. La nouvelle de la mort du sergent Holzer et de ses hommes s'est répandue comme une traînée de poudre.
— Je vois. Et... tes apprentis ? Comment ça se passe avec eux ?
— Peux-tu arrêter de les appeler ainsi ? Je te l'ai déjà dit, ça me donne l'impression d'être un maître de stage.
— Ça fait combien de temps maintenant, deux semaines, trois ? Tu formes ces quatre jeunes à s'orienter, cartographier, répertorier et surtout à survivre dans ce nouveau monde. Tu diffuses ton savoir et ton expérience. Comment appelles-tu ça ?
— Puisque tu me le demandes, je préfèrerais « élève ». Tu peux bien me laisser ça, m'ayant déjà imposé tout le reste.
— On ne va pas encore revenir sur ce sujet, Joost. Nous ne sommes pas éternels, surtout à notre époque, tu le sais. Ton travail est aussi singulier qu'essentiel à New Town, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre tes compétences, elles sont vitales.
— Tu m'accordes beaucoup trop de crédit. Je peux m'asseoir ?
— Heu... oui.
Il prend une chaise.
— Combien de sorties as-tu faites ? Quinze ? Vingt ? Plus ? Combien de ceux qui ont voulu faire comme Joost Van Andel ne sont jamais revenus ? La raison pour laquelle tu parviens à revenir systématiquement sain et sauf restera toujours un mystère pour moi. En revanche, il faut que ces gamins l'apprennent, sinon tu auras leur mort sur la conscience.
— Dans ce cas ne les envoie pas au-dehors, je peux très bien continuer à faire ça tout seul.
Il me fatigue.
— Tu l'as dit toi-même, il te faut constamment partir plus loin et plus longtemps. Tu ne pourras jamais tout couvrir sans aide.
Il souffle lourdement.
Je pensais que ça lui rappellerait son passé de professeur en université, mais tout bien réfléchi, c'est peut-être l'idée d'enseigner quelque chose qu'il ne comprend pas lui-même qui le contrarie tant. Quand on lui demande comment il parvient à survivre en mission, il botte en touche. Il ne sait pas répondre à la question et se contente de dire qu'il suit son instinct.
Posée sur la table, la carte de Walldorf trouvée dans les ruines de la mairie semble le calmer. Il l'examine et s'interroge.
— Les hachures grises représentent les zones dévastées, je présume ?
— C'est bien ça.
— Et les zones entourées ?
— Commençons par le début, ce sera plus simple.
Il croise les bras, signe que je l'ai vexé, encore une fois.
— D'après les informations de Kadir, Rosenwald risque de lancer son attaque à partir de demain en fin de journée. Le scénario le plus probable prévoit qu'ils arrivent par le sud en empruntant la route L598, ici. Ils savent qu'ils ont l'avantage du nombre, il faut donc s'attendre à un assaut frontal.
— L'avantage du nombre dis-tu ? De combien ?
— Nous serons à un contre trois, voire un contre quatre.
Il ne répond pas, se contentant d'agiter la tête de haut en bas tout en fixant la carte.
— Ils disposeront de fantassins appuyés par des tireurs et des véhicules. Avec le caporal Flegel nous avons élaboré le plan que tu as sous les yeux. Son but est de tirer au maximum partie des bâtiments et des ruines pour contrebalancer notre sous-effectif.
— Tu n'attends pas d'autres renforts de l'Union ?
— Ça va faire vingt-quatre heures que personne n'est arrivé et nous n'avons eu aucune nouvelle de Peterstal. Nous devons nous préparer, avec ou sans eux.
— Markus, je me dois de te le demander, es-tu bien certain qu'il n'y ait pas d'autre alternative ?
— Où veux-tu en venir ?
Il relève enfin la tête et daigne me regarder.
— À quel point leur fais-tu confiance à ces soi-disant résistants ?
— Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi. Ils sont venus nous prévenir de l'attaque et ils nous ont apporté des armes, volées à la République qui plus est. Qu'est-ce qu'il te faut de plus ?
— Je me demande seulement s'il est pertinent de miser toute ta stratégie, et nos vies par la même occasion, uniquement sur les informations qu'ils t'ont fournies.
— Ils nous offrent leur aide, Joost, et généreusement. Plus que nous, plus que moi, ils veulent en découdre avec Rosenwald. J'ai toutes les raisons de les croire.
Joost se pince les lèvres et fuit mon regard avant de faire mine d'examiner la carte. En plus d'un an de relation, c'est bien la première fois qu'il s'abstient de tout commentaire. Il a pourtant quelque chose à me dire, je le vois, je le sens, ça le démange.
— Parle franchement, Joost.
Les bras croisés sur la table, il inspire un bon coup avant de relever la tête pour me regarder droit dans les yeux. Je ne le reconnais plus. En quelques secondes c'est comme s'il était devenu quelqu'un d'autre, un nouveau Joost que je n'avais encore jamais rencontré. Une personne sévère, déterminée et silencieuse, mais en même temps inquiète et concernée.
*
Que je lui parle franchement ? Ne voit-il donc pas l'évidence ? Semble-t-il que non. Après tout ce temps, c'est particulièrement vexant qu'il ne saisisse pas l'essence même de ce qui pourrait me préoccuper et me faire douter.
Il attend toujours après ma franchise. Je suis donc dos au mur.
— Markus, sois honnête, est-ce que la mort de Lenz ne t'affecterait pas au point de perdre tout discernement ?
Léger recul de sa part, sourcils écarquillés, bouche bée. Eh bien, Joost, tu ne t'attendais pas à cette réaction.
— Ne me regarde pas comme ça. Tout le monde se pose la question, jusqu'à New Town : « Est-ce que le major ne nous embarquerait pas dans sa vengeance personnelle ? ». Je ne fais que rapporter ce que j'entends çà et là.
— Qu'ils aillent au diable. Tout ceci ne concerne pas uniquement la mort du sergent Holzer, ni même celle des soldats qui l'accompagnaient. La République de Baden a trahi l'Union toute entière, c'est de ça dont tout le monde devrait se préoccuper.
Il commence à s'emporter. Un chouia plus de diplomatie, Joost.
— J'en suis conscient, Markus, j'en suis conscient. Toutefois, es-tu sûr d'être guidé dans tes choix par la raison et non par tes sentiments ?
— Tu penses que je ne suis plus capable de commander ?
Son regard s'est soudainement rempli de haine.
Que dire ? De la hauteur, c'est ça, prenons de la hauteur.
— Accordons-nous quelques instants pour récapituler, tu veux bien ? Une puissance extérieure constituée d'une multitude de communautés, autrement dit une faction, comme nous, qui, si je ne m'abuse, a mis la main sur d'importants stocks d'armes et de munitions, et avec qui nous devions commercer notre Talium, s'est finalement dit que ça lui serait plus profitable de venir le prendre par la force, autrement dit sans rien payer.
— Tu vas un peu vite...
— Hop, hop, hop ! Je n'ai pas fini. Donc, les masques sont tombés, les hostilités sont officiellement déclarées, tu viens ici pour préparer un assaut contre nos nouveaux ennemis, mais une poignée d'entre eux se présentant comme des résistants arrivent ici pour nous mettre en garde contre une attaque imminente, allant jusqu'à nous donner la date et le lieu, sans compter qu'ils nous offrent de l'armement et leur aide, rien que ça.
Je reprends mon souffle. Cet exposé improvisé est un tantinet épuisant, mais il m'écoute attentivement, chapeau, Joost.
— Là-dessus, tu les crois et tu décides de tenir la position alors que nous serons en très large infériorité numérique et que l'Union ne t'a même pas fourni un quart des troupes que tu espérais. Maintenant je t'autorise à m'arrêter si je me trompe, mais le major Klein que je connais ne se serait pas laissé aller à ses sentiments, me trompé-je ? Il aurait pris du recul sur la situation au lieu de chercher à rendre coup pour coup au plus vite. Suis-je toujours dans le vrai ?
Il esquisse un sourire en secouant très légèrement la tête.
Je ne saisis pas. Il est d'accord ou pas ?
— Très bien. Alors dis-moi ce que nous devrions faire.
— Je n'en ai aucunement la prétention. Je ne suis d'ailleurs pas venu parce que tu me l'as demandé, enfin si, sinon je serais toujours à New Town, mais je n'ai pas hésité car je crois en ton projet, en ce que tu veux bâtir. Si je suis venu, et sans tarder, c'est pour m'assurer que tu as bien les idées claires, que tes envies légitimes de vengeance ne t'ont pas fait dévier de ta route.
Il se crispe, le regard perdu dans le vide.
Les secondes passent. C'est normalement à lui de parler mais il ne se passe rien. Cette situation est excessivement gênante. Je ne sais pas comment réagir. Lui laisser encore un peu de temps ? Alors soit.
— Je n'arrive pas à m'y faire, Joost, à sa mort, je ne réalise toujours pas.
Ah ! Il s'agit donc de ça.
Ses yeux se voilent. Il détourne la tête et ôte ses lunettes pour nettoyer les verres avec le bas de son tee-shirt sous sa veste.
— À chaque fois que cette porte s'ouvre je m'attends à ce que ce soit lui qui rentre pour me faire son rapport, me donner son avis ou simplement me voir, même cinq minutes, comme il avait l'habitude de le faire.
Il essuie une larme, pudiquement.
— Tu te rends compte de tout ce que nous lui devons. Sarah n'aurait probablement pas pu créer le Talium, les résidents du bunker se seraient entretués ou auraient péris dès leurs premiers jours à l'extérieur, et la soif aurait fini par faire sombrer New Town dans le chaos. S'il n'avait pas pris de gros risques pour se retrouver dans le même bunker que moi, rien de ce que nous défendons aujourd'hui n'existerait.
Le voir dans cet état me déstabilise. Je ne sais pas quoi lui répondre. D'ailleurs dois-je lui répondre ? Ou alors le réconforter ? C'est ça, le réconforter.
— N'exagèrerais-tu pas les choses ? Lenz était éminemment important, mais c'est Markus Klein qui tient les rênes, prend les décisions, organise nos vies et parvient à garder une certaine cohésion. Qui d'autre que toi peut nous mener ?
Il ne répond pas, se contentant de rechausser ses lunettes.
Dois-je insister ? J'en doute. C'est d'autant plus difficile qu'il s'agit du major Klein. Que dit-on à un homme comme lui ? Comment s'y prend-t-on pour soutenir un tel chef qui vient de perdre la seule personne qui comptait ?
Il est trop impliqué émotionnellement pour rester impartial dans ses décisions, et mon devoir est de lui en faire prendre conscience, enfin je pense. Allez Joost, courage.
— Markus, permets-moi de te poser une question quelque peu délicate. Ne devrions-nous pas nous replier ? Ne serait-ce que pour laisser un peu plus de temps aux renforts d'arriver ? Reculer pour mieux sauter, une autre expression de ma tante.
Lentement, il relève la tête. Son regard sombre et glacial me fixe. En une seconde, mes paroles l'ont à nouveau ramené à lui, solide et déterminé. Mais l'ont-elles ramené à la raison ?
— Il n'y aura pas d'autres renforts, nous allons devoir faire avec, trop tard pour reculer. Il nous faut affronter notre destin en face.
Il frappe du poing sur la table, me faisant sursauter, puis se lève. Son regain soudain d'énergie ne lui permettant plus de rester assis, il fixe malgré tout la carte sur la table, comme s'il allait y trouver une réponse mystique.
— Personne d'autre ne veut venir nous aider, Joost, pas même la grande Annah Fraudren. Dans ce cas, nous nous débrouillerons sans eux.
Je peine à avaler ma salive.
— Tu sais, Joost, quelque part je suis satisfait de notre sort. Soit nous perdons, et tous nos prétendus alliés devront se soumettre à la République de Baden, soit nous tenons le coup et j'irai moi-même faire le tour des communautés pour demander des comptes.
*
Joost ne répond pas, préférant fuir mon regard.
Je ne pense pas lui avoir donné les réponses qu'il attendait. Je peine à garder mon sang-froid. Pas simple lorsque que tout semble s'effondrer autour de soi, et la fatigue n'arrange pas les choses. Toujours est-il que je dois être vigilant et ne pas perdre la confiance des rares personnes encore fidèles qui m'entourent.
— Tu as toujours été quelqu'un de confiance, Joost, même si parfois tu m'agaces sérieusement. Comme tous les autres, tu as le choix, tu peux tenter ta chance seul et partir tant qu'il en est encore temps, ou tu peux rester te battre à mes côtés.
— Juste pour mon information, dans l'éventualité que nous nous en sortions, quel sort réserves-tu à ceux qui ne t'auraient pas aidé ?
— Ils devront payer cher leurs prochaines doses de Talium.
— Alors une fois de plus, ne me parle pas de choix, c'est bien sous la contrainte que je suis obligé de rester. Markus, comme je te l'ai précédemment expliqué, je suis venu pour m'assurer que tu es toujours apte à prendre tes décisions, que la vengeance n'obscurcit pas ton jugement. Alors je te pose la question sans détour, a-t-on des chances de les vaincre ?
— S'il y en a une, elle est ici, à Walldorf.
— Très bien. Maintenant dis-moi, qu'est-ce qu'un homme comme moi qui ne sait pas se servir d'un revolver peut bien faire dans cette bataille ? Quelque chose d'utile j'entends.
— J'ai besoin que tu sois mes yeux et mes oreilles.
— Et mes élèves ?
— Ils t'aideront, vous ne serez pas trop de cinq. Tu peux me croire, votre rôle sera crucial.
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