Chapitre 3.2 - ... constante vigilance

Je suis toujours autant impressionné par la quantité de futilités que nous pouvions entasser par le passé. À chaque nouvelle fouille c'est le même décor, des collections de livres, de CD, ou de DVD, des appareils Hifi dans toutes les pièces, de l'électroménager partout dans la cuisine. Autant d'objets qu'il nous fallait à tout prix et qui aujourd'hui ne peuvent même pas servir à alimenter un feu. Je me souviens, ado, des risques énormes que j'avais pris pour voler la nouvelle console dernière génération. Elle valait plus d'un mois de salaire de ma mère qui devait alors élever seule ses deux enfants. C'était mon premier véritable crime. Je ressens encore la peur au moment de fracturer la porte arrière du magasin pour rentrer avec Dwayne, mon pote d'enfance. Cette boule au ventre, l'angoisse d'être pris la main dans le sac. Par crainte de se faire surprendre, nous avons bâclé le travail et sommes repartis chacun avec une console en oubliant de prendre le moindre jeu. On s'est retrouvés comme deux cons à planquer notre butin sans pouvoir en profiter et en espérant que nos parents ne tombent pas dessus. Après quelques semaines de sueurs froides, nous avons finalement décidé de nous en débarrasser pour un bon prix. Ça faisait beaucoup d'argent pour des gamins de 12 ans, et on y a pris goût. Par la suite, Dwayne et moi avons continué sur cette voie. Des vols de vélos, de portables ou d'ordinateurs. Un beau paquet de fric pour notre âge. Puis il y eu la première arrestation. Menottés à l'arrière de la voiture qui nous emmenait au commissariat on ne bronchait pas. Je m'imaginais déjà en prison, partageant ma cellule avec des hommes plus âgés que moi. J'angoissais. Alors je me répétais que c'était terminé, que si le juge se montrait clément alors je me rangerais. Par chance, un des agents de police était un ancien ami de mon père. Il nous avait sermonnés toute la nuit avant de nous relâcher le lendemain, il pensait bien faire, par respect pour la mémoire de mon paternel. Mais, en l'absence de conséquences autres qu'un mois de punition, nous avons fini par reprendre de plus belle. Pourtant, je ne me suis...

Putains de souvenirs !

Vigilance Bill. Me voilà maintenant nez à nez avec deux types au coin d'une rue. Faut que j'arrête de rêvasser.

Ils sont plus grands que moi. Le premier, barbe clairsemée et vieille casquette laissant dépasser des cheveux gras mi-longs, semble avoir mon âge. Son grand manteau synthétique bleu marine qui descend jusqu'aux genoux présente quelques accros et son large jean troué laisse apparaître un autre vêtement porté en-dessous avant de disparaître à l'intérieur de ses chaussures noires montantes. Le second est plus âgé. Son visage est mangé par une épaisse barbe poivre et sel, et son bonnet miteux cache ses oreilles et ses sourcils. Sa veste épaisse noire laisse dépasser la capuche grise du sweatshirt qu'il porte en-dessous. Son pantalon renforcé, le genre que portaient les ouvriers dans les usines, rentre dans ses chaussures de sécurité montantes dont l'usure laisse apparaître la coque métallique de protection. Tous deux tirent un chariot de fortune sur lequel sont posés deux gros sacs de ciment, et trois pots en plastique. Dans leurs mains libres, l'un tient une pelle et l'autre une pioche. Il s'agit clairement de types installés dans le coin à la recherche de matériaux de construction pour leur communauté. Dommage pour eux, je n'ai pas les mêmes projets que Mark.

Cette sensation de flottement qui transforme les secondes en minutes semble également les atteindre. Immobiles, seuls leurs yeux rougis par les radiations s'agitent frénétiquement. Leur regard est un mélange de surprise et de doute. Ils me détaillent, scrutent le moindre de mes gestes. Le plus vieux réagit enfin. Lentement, il pose sa pioche contre le chariot tout en levant son autre main et sans jamais perdre le contact visuel avec moi.

— Bérouygeun toi, me dit-il en allemand.

Puis il fait signe à son compagnon d'en faire autant. Celui-ci s'exécute, nerveusement. Il tente bien de garder son sang-froid mais cette rencontre fortuite le stresse tellement qu'il en fait tomber sa pelle au moment de la poser. La tension a encore monté d'un cran.

À cette distance je n'aurais pas le temps de basculer mon fusil automatique de mon dos, en revanche je pourrais dégainer mon pistolet... Les braquer, leur prendre ce qui m'intéresse et me tirer fissa. Ça paraît faisable.

— Qu'est-ce ir loss ?

Comme le tonnerre qui gronde au loin, une imposante voix vient de résonner dans la rue. Les deux autres ne bougent pas, aucune surprise, rien. Ils connaissent cette voix, ils l'attendaient même. Ils savaient que d'autres étaient dans les parages.

— Tu bouges pas !

Ma gorge se sert.

Fusil de chasse épaulé, le gueulard vient de faire irruption dans mon champ de vision à bonne distance, environ cinquante yards. Il avance sur nous d'un pas ferme, menaçant, le canon braqué dans notre direction.

— Zèg mir dènn mains.

Les deux péteux s'écartent, ne laissant plus aucun obstacle entre moi et le fusil de ce fou furieux. Cinq autres silhouettes apparaissent derrière lui. Je suis foutu. Pas le choix, il faut que je coopère. Au moindre faux pas il me plombe.

Je lève mes mains, sans un mot. Il s'arrête à deux pas de moi, son arme à un pouce de ma poitrine. J'en mène pas large. D'une cinquantaine d'années, celui que je présume être le chef me toise et me dévisage du haut de ses six pieds et demi, un de plus que moi. Sa carrure imposante inspire la crainte. Il me briserait la nuque dès les premières secondes d'un combat à la loyale. Son bonnet et sa barbe claire cachent en partie ses traits usés par les radiations et les épreuves passées. Son équipement de qualité est méthodiquement rangé sur lui, adapté à son activité, quelle qu'elle soit, accentuant sa prestance naturelle.

— Qu'est-ce que machtss tu là ? Fonn vo viens-tu ?

— Je ne fais que passer. Je ne veux pas de problèmes.

Son visage affiche une légère surprise. Il ne s'attendait pas à ce que je lui réponde en anglais. Pendant qu'il remet ses idées en place il garde un œil sur mes mains toujours en évidence, ou mon fusil qui dépasse de mon dos, ou encore mon pistolet rangé dans son holster de cuisse, tout ce qui pourrait se révéler comme une menace.

— Tu ne parles pas allemand ? se décide-t-il enfin à me demander, suspicieux.

— Je suis américain.

Je ne saurais dire s'il a plus exprimé de la stupeur ou du dégoût. Oliver et Mark m'avaient mis en garde concernant l'opinion des Européens sur les Américains, souvent mauvaise, parfois hostile. Pour beaucoup, les États-Unis figureraient sur la liste des responsables de leurs malheurs. Et qu'est-ce que j'y peux, moi ? Je ne vois pas pourquoi je payerais aujourd'hui pour les erreurs passées de mon pays. Pendant ce temps, les cinq autres personnes qui suivaient le grand costaud se sont rapprochées, trois hommes et deux femmes. Eux aussi sont bien équipés, avec des grands sacs à dos bien chargés. Un seul tient entre ses mains un fusil de chasse, le même que celui pointé sur moi en ce moment même. Les autres n'ont que des hachettes et des couteaux rangés à leurs ceintures.

Du bout de son canon, mon interrogateur me donne un léger coup dans la poitrine, comme pour me signifier qu'il a enfin terminé sa réflexion.

— Tu ne peux pas rester ici, me dit-il dans un anglais haché mais correct.

Son regard est ferme, concentré. Il tente de lire en moi, de percer à jour mes intentions. Son arme s'est légèrement abaissée mais reste pointée sur mon bas-ventre.

— Comme je l'ai dit, je ne fais que passer. Je vais au nord.

— Ce n'est pas mon problème. Tu vas où tu veux mais pas ici.

Le plus vieux des deux premiers types sur lesquels je suis tombé, celui qui tenait la pioche, se rapproche du grand gaillard. Tout en me surveillant il vient lui glisser quelques mots à l'oreille. S'en suit un vif échange à mon sujet. Je ne pige rien à ce qu'ils se disent, mais la décision n'est pas évidente. Ils débattent, mais de quoi ? Me laisser partir ? Me dépouiller ? Me flinguer sur place ?

Ils viennent de tomber d'accord. La bonne nouvelle c'est qu'ils ne vont pas m'éliminer, sinon ce serait déjà fait.

— Tu vas venir avec nous ?

Alors cela je ne l'ai pas vu venir.

— Avec vous ? Où ça ?

— Tu vas au nord ? Nous aussi, direction Nonnweiller pour faire des échanges.

— Mais pourquoi je viendrais avec vous ?

— Premièrement, parce ce qu'il serait trop dangereux pour notre communauté de te laisser partir, maintenant que tu connais son existence. Et deuxièmement, on n'a pas vraiment envie de te tuer, on n'est pas comme ça par ici. Donc tu nous accompagnes au nord comme ça on te garde à l'œil. Une fois à Nonnweiler tu pars de ton côté et on ne se revoit plus jamais. C'est ça ou je te mets une balle tout de suite.

Nonnweiler doit être à une bonne demi-journée de marche. Je pourrais profiter de leur escorte et peut-être même glaner quelques renseignements sur la région à leur contact. Et de leur côté ils éloignent de chez eux la menace que je représente. Le deal me semble correct.

— C'est d'accord.

— Par contre tu vas me donner ça.

D'un vif mouvement de tête il vient de désigner mon fusil.

— On te le rendra après, s'empresse-t-il d'ajouter voyant ma réaction. Je garde ton fusil et je te laisse ton pistolet. On crée ainsi un équilibre, tu comprends ? Comme ça on fait la route sans histoire. Un problème avec ça ?

Il est à la fois mon prof de maths me confisquant mon téléphone, et mon premier employeur m'expliquant ma retenue sur salaire à cause de mes retards. Comme eux, il exerce une telle autorité que j'en perdrais presque mes moyens. Une partie de moi se méfie, tout ça semble trop beau. Mais d'un autre côté, si ces types ont établi une communauté dans ce village alors peut-être nourrissent-ils les mêmes espoirs que Mark : s'unir et s'entraider pour rebâtir une société. Et je suppose que ce projet passe par plus d'altruisme, comme prendre en charge les paumés dans mon genre. Je n'ai donc rien à craindre. 


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