Chapitre 3.1 - ... constante vigilance
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Le ciel est couvert, enfin, plus qu'à la normale. Pleuvra ou pleuvra pas ? Vaudrait mieux pas, je suis au milieu de rien, pas de quoi m'abriter. L'hiver laisse peu à peu place au printemps, les menaces d'averses sont donc bien réelles, et je ne tiens pas à me faire cramer par des pluies acides. J'aurais pu suivre l'itinéraire le plus évident sur la carte, longer l'autoroute plein ouest puis bifurquer direction Nonnweiler et ainsi profiter des véhicules abandonnés, restaurants et stations-services présents sur les aires de repos pour m'en servir d'abri en cas d'urgence. Ouais, une chouette virée en perceptive, si on omet les risques de croiser d'autres personnes. Tous n'ont pas de mauvaises intentions mais je suis tout seul à présent et je ne peux prendre aucun risque, d'où la nécessité de garder mes distances avec les axes principaux. Alors même si je n'ai jamais été un grand amateur de marche en pleine nature cette option reste malgré tout la moins risquée.
L'étroite route de campagne au bitume craquelé sur laquelle je marche depuis des heures se transforme en chemin agricole aux deux bandes de terre battue recouvertes localement par la fine couche de neige qui perdure çà et là. Les infatigables allers-retours répétés par des générations d'agriculteurs sur leurs engins ont tellement tassé la terre que la nature semble avoir abandonné l'idée de reprendre ses droits sur ces deux traînées stériles. Seul le bruit de mes pas percutant ce sol durci par les hommes et le gel vient perturber le silence pesant de cette campagne désertée. Tout autour, de grandes forêts lugubres où les arbres nus côtoient des pins aux sinistres couleurs brunes bordent les anciens champs que je longe.
J'avance toujours direction nord/ouest, en tout cas c'est ce qu'indique ma boussole. Notre formation à son utilisation fut sommaire durant nos classes. L'état-major avait décidé que ces instruments antiques étaient depuis longtemps dépassés par les GPS de combat de chez Deltaway, une entreprise américaine ayant obtenu le contrat de sa vie à la fin des années vingt. En partenariat avec l'armée, elle développa un appareil de géolocalisation compact à porter au poignet et destiné à l'infanterie sur les théâtres d'opération. On peut dire qu'ils avaient réussi leur pari. Des petits capteurs solaires Sunvolt et une batterie miniature fournissaient une parfaite autonomie à ce petit engin. Robuste et fiable, sa programmation ne laissait aucune place à la futilité, rien que l'essentiel : donner notre position et celle de nos ennemis en temps réel, rien d'autre. Pas d'options ni de fonctions supplémentaires toutes aussi inutiles qu'énergivores. Qu'est-ce que je donnerais pour un Deltaway... Son seul défaut était sa rareté, car l'armée s'était contentée de n'en donner qu'aux chefs de section, soit environ un homme sur trente.
Mes rougeurs me démangent. Elles pullulent un peu partout sur mon corps, comme des plaques d'eczéma, allant de la taille d'un pouce à celle d'une pomme. Elles finissent par saigner à force de les gratter, formant des croûtes. Difficile de savoir si ces inflammations sont dues au manque d'hygiène ou aux radiations. Peut-être les deux tout compte fait. Mon ventre gargouille depuis presque deux heures. La matinée bat son plein et voilà que la faim me tiraille déjà. Pourtant pas le choix, rationnement oblige je vais devoir attendre ce soir. Là, je m'autoriserai l'ouverture de la boite de maïs, le trophée de Mark.
J'ai beau me torturer l'esprit à son sujet, il faut me rendre à l'évidence : c'était lui ou moi. Nous aurions fini par nous entretuer, que ce soit sous l'emprise de la faim ou suite à l'un de nos nombreux désaccords. Et cette histoire de s'installer ici, de reconstruire, qu'est-ce qui lui a pris ? Je me doutais que son moral flanchait mais je n'imaginais pas qu'il puisse un jour baisser les bras. Je ne peux pas dire que je l'appréciais particulièrement, Mark, mais sa force de caractère et son optimisme ont toujours été moteurs. Je me suis souvent appuyé sur lui pour continuer à avancer, alors l'entendre parler d'abandonner notre objectif, lire la résignation dans ses yeux, c'était comme une trahison. Tout à coup l'espoir de fouler à nouveau le sol de mon pays, revoir ma famille, ma femme, ma fille... en l'espace d'une conversation, le temps de quelques phrases, et voilà que tout mon monde s'écroulait. Il n'était pas question de me laisser embarquer dans sa désespérante nouvelle vision de l'avenir. Seulement, mettre fin à notre collaboration ne pouvait pas être sans conséquence. Abandonner notre mode de survie c'est forcément passer de l'autre côté, dans l'autre camps, tous les autres camps. Le risque de me confronter un jour à Mark m'a toujours préoccupé, et hier soir, la perspective de le voir devenir un ennemi n'avait jamais été aussi grande. Étant donné sa carrure, je n'aurais jamais fait le poids à la loyale. Il me fallait donc prendre les devants, c'est ça, c'était lui ou moi.
Rah ! Tu as fait le bon choix, Bill.
Son absence me perturbe, qui l'aurait cru ? J'avais des frissons dans le dos en consultant la carte de Walter tout à l'heure, comme si Mark la regardait par-dessus mon épaule. Il la gardait toujours avec lui, jalousement. Elle représentait pour lui une forme de salut. Je me retrouve maintenant seul avec une Allemagne sur papier à moitié griffonnée par Walter – qui y a laissé toutes sortes d'annotations, des traits, des cercles et des croix – et par Mark avec ses commentaires germaniques. Et je ne sais même pas où je suis.
On dirait un village au loin. J'espère que ce n'est pas Nohfelden, ça voudrait dire que je ne sais vraiment pas utiliser cette satanée boussole. De toute façon je ne vais pas faire demi-tour, j'irais où ? Il y a un bois aux abords des habitations, un peu plus loin. Je vais pouvoir m'approcher discrètement.
Le relief sur lequel ces arbres ont pris racine surplombe légèrement la zone, un point de vue stratégique révélant l'entièreté de la bourgade. L'entrée de l'agglomération est constituée de quelques bâtisses cossues disposées le long d'une route courbe qui longe une ligne de chemin de fer. Quelques rues sinueuses parsemées de maisons dessinent l'essentiel de son architecture typiquement européenne. Au sud, j'aperçois ce qui ressemble à un champ de panneaux solaires tel qu'on les implantait durant les années dix, bien avant l'arrivée révolutionnaire de la sixième génération destinée à surmonter la crise des terres rares. De l'autre côté des habitations, à l'ouest, s'étendent jusqu'au nord d'immenses terrains plats ayant autrefois servi à la culture. La région en est remplie. Il n'y a aucune trace de combats passés, il ne s'agit donc pas de Nohfelden. La bonne nouvelle c'est que je ne suis pas si mauvais en orientation. La mauvaise, c'est que je ne sais pas du tout ce qui m'attend à l'intérieur. Je pourrais contourner ce village, mais je risque de m'éloigner encore plus de mon itinéraire, déjà bien hasardeux. Retrouver mon chemin pourrait devenir très problématique. Au stade où j'en suis, pourquoi ne pas tenter de le traverser en fouillant au passage quelques maisons ? Et au premier signe de menace tu décampes, Bill.
Il y a une forte luminosité aujourd'hui, m'obligeant à plisser les yeux. Surprenant. Le ciel est pourtant toujours le même, d'un gris opaque et éternel.
Les rues témoignent de la précipitation avec laquelle les anciens habitants ont fui. Elles sont encombrées de sacs, de vêtements, de plastique et autres déchets éparpillés dans tous les sens. Un vrai dépotoir. Quelques voitures sont restées sur place. Certaines présentent une porte ou un coffre ouverts depuis plus d'un an maintenant, laissant ainsi s'accumuler les immondices charriées par le vent. D'après la carte de Walter, à quelques miles plus au sud se trouve Saint-Wendel. La ville fut apparemment le théâtre d'une terrible bataille qui la détruisit presque entièrement. Pas étonnant alors que les habitants des agglomérations voisines préférèrent fuir le conflit qui menaçait de frapper à leurs portes.
Tiens, deux cadavres, complètement desséchés, deux hommes à en juger les restes de leurs vêtements. Charmant. Vu l'état, ils sont là depuis au moins un an, depuis la fuite des habitants j'imagine. Comme la guerre n'est pas arrivée jusqu'ici et que je suis joueur, je mise sur une bagarre entre deux pillards avant la fin du conflit, ou alors entre deux types à cran durant le Grand Exode. Au choix. Ce genre de spectacle stimule ma curiosité et mon imagination. Comment ce type est-il mort ? Qu'est-ce qu'il faisait là ? Comment cette voiture s'est-elle encastrée dans ce poteau électrique ? À quoi pouvait bien penser le propriétaire de cette valise énorme, finalement restée sur le trottoir faute de place ? J'aime m'imaginer des histoires fictives qui répondent à ces questions, ça m'occupe. J'arrive même parfois à me faire sourire en mettant en scène des personnages complètement loufoques. C'est d'ailleurs exactement ce que me suggère la vision de cette autre voiture dont le coffre grand ouvert est rempli de livres. Son binoclard de propriétaire n'avait pas saisi le sens de « prendre le strict nécessaire ».
Sans surprise, cette deuxième fouille de maison n'a pas donné grand-chose. En dehors de quelques vêtements propres, du rouleau de scotch entamé et de quoi coudre, les nombreux passages de pillards et récupérateurs ont déjà tout raflé. Et évidemment, rien à se mettre sous la dent. Mais ce n'est pas grave, car je me suis enfin trouvé une paire de chaussures. Elles ne sont pas en très bon état mais ont au moins le mérite d'être à ma taille, et leurs montants protègent mes chevilles. Mes premiers pas avec dans la neige n'ont donné aucun signe d'infiltration. Alors de quoi je me plains ?
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