Chapitre 29.3 - Sous le joug du soupçon nous tenant pour coupable

Enervé, le major me prend le talkie des mains.

— Yvo, c'est le major Klein, qu'est-ce qui se passe bon sang ?

On... en fait on a réussi à intercepter la camionnette. Ce n'sont pas des éclaireurs. C'est... ils sont de notre côté, pour venir nous aider. On arrive.

— Major, là-bas.

Effectivement, dans la grisaille, au milieu de la rue dévastée, se détache la silhouette carrée du véhicule qui avance vers nous à une allure modérée.

— Yvo, demande-lui de faire deux séries d'appels de phare, une courte et une longue.

Pas d'soucis.

Les secondes passent. Puis un feu répond à la demande, le deuxième devant être cassé. Il dit donc vrai, ils sont bien à bord.

— Et pourquoi ce silence radio, Yvo ?

Désolé, Major, j'ai dû couper les comm's pour n'pas risquer de nous faire repérer. Il fallait agir vite, pas eu l'temps de vous prévenir. On vous a pas fait trop peur j'espère ?

— On en reparlera.

Puis il me rend le talkie, soulagé.

— Akram, retourne au QG avec les hommes et préviens tout le monde que nous arrivons.

Impossible de dire s'il est furieux ou juste irrité. Le major a ce don pour maîtriser ses émotions. Mais il est clair que ces longues minutes de stress ont grandement entamé sa patience, déjà bien éprouvée depuis la mort d'Holzer.

Sans se retourner, il part à leur rencontre, seul.

— Allez tout le monde, on rentre, et on se dépêche. 

— Et il n'a rien dit de plus ?

— Yvo ? Non. Tout comme Klein, muets tous les deux. Mais le major semblait excédé. Ça ne se voyait pas pour quelqu'un qui ne le connaît pas, mais je le pratique depuis plus de deux ans maintenant, et je peux te dire que je n'aurais pas aimé être dans l'équipe d'Eugen.

— Et où sont-ils ?

— Aux dernières nouvelles ils étaient presque arrivés. Ils ont d'abord fait connaissance avant de reprendre leur route jusqu'ici.

— Donc il n'y avait pas lieu de paniquer.

Billy, jamais inquiet, jamais anxieux, tant qu'il ne s'agit pas de sa propre vie. Il y a quelques minutes, à notre retour, il m'a juste demandé où était la fameuse camionnette, calmement, comme si toute l'agitation qui a précédé notre départ précipité n'avait été qu'un banal exercice.

Akram, ici le major Klein, tu me reçois ?

Je saisis le talkie fixé à ma ceinture.

— Je vous écoute, Major.

— Nous serons là dans deux minutes. Rassemble toutes les personnes importantes, les deux chefs de la communauté, le docteur Engels, le caporal Flegel... en fait tous ceux présents hier.

— Rien de grave ?

Pour le moment, non. Et Kurt, trouve-moi Kurt. Terminé.

Billy me regarde, intrigué. Il n'a pas tout compris.

— Le major réunit toutes les personnes qui étaient présentes à la réunion d'hier.

— Et ma présence est requise ? Je te rappelle que je suis parti avant qu'il ne débarque.

— Il a dit tout le monde...

Billy se pince les lèvres. L'idée ne l'enchante pas.

— Vas-y, je vais chercher Kurt. On se retrouve là-bas.

Malgré ses réticences, l'Américain part en direction du QG.

Et maintenant, où trouver ce Kurt ? 

— Pour la dernière fois, Kurt, je ne sais pas, il m'a juste demandé de te trouver, je ne sais rien de plus.

— Bizarre, pourquoi le major aurait besoin de moi ?

Nous tournons au coin de la rue où j'ai retrouvé le résistant – confortablement installé dans un appartement et en charmante compagnie – pour arriver dans la rue principale. À peine plus d'un jour qu'il est arrivé et il se trouve déjà un joli petit minois.

Mince, le fourgon est déjà garé devant le QG. Kurt comprend et accélère le pas avec moi. Nous arrivons à la hauteur du véhicule et le dépassons. Les portes arrière sont grandes ouvertes. Nous marquons une pause pour regarder à l'intérieur.

Un trésor !

Différents modèles de fusils d'assaut, américains, belges, allemands et d'autres encore, posés debout, alignés les uns à côté des autres. Il y a aussi des caisses, de toutes les tailles et de toutes les couleurs, en plastique, en métal ou en bois. Certaines sont ouvertes et révèlent des boîtes de munitions. Au milieu de cette armurerie tombée du ciel, Sybille et Laurence font l'inventaire.

— Mais... Qu'est-ce que ? D'où...

Je ne trouve pas les mots.

Sybille se retourne et me fait un de ses sourires en coin dont elle seule a le secret, charmeur et inquiétant à la fois.

— Le vent tourne. Allez voir à l'intérieur, ils vous attendent.

Sans réfléchir, je rentre dans le bâtiment, traverse le couloir, pénètre dans l'appartement où se tiennent les réunions et arrive en trombe dans la salle à manger où, effectivement, tout le monde est déjà là, mais ils n'ont pas eu la patience de nous attendre.

— ... devait rester secrète. ...

Un homme d'une cinquantaine d'années, le teint halé, calvitie prononcée et barbe poivre et sel, debout devant la petite assemblée, s'est brutalement tu à notre arrivée. Tout le monde nous regarde.

Le major nous fait signe.

— Dépêchez-vous de vous asseoir.

Alors que je me mets en quête d'une place, Kurt fait le tour de la table et se précipite vers l'inconnu en se réjouissant. Les deux hommes se font une chaleureuse accolade, soulagés de se revoir. Oubliant totalement notre existence, le résistant demande des nouvelles. Reculé sur sa chaise, nettoyant les verres de ses lunettes, le major intervient.

— Kurt, désolé de devoir mettre fin à ces retrouvailles, mais je dois vous demander de vous asseoir.

Même si le major se montre calme et compréhensif, je sais reconnaître l'impatience dans sa voix. Je m'installe à côté de Billy. L'Américain ne réagit pas. Il regarde droit devant lui, songeur. Kurt passe derrière un jeune garçon que je n'avais pas encore remarqué, lui tapote l'épaule en passant et s'assied à côté de lui.

Le silence règne à présent.

À droite du major, presque effondré sur sa chaise, livide, le caporal Flegel regarde droit devant lui, absent. À côté de lui, les deux dirigeants de Walldorf semblent eux aussi très préoccupés. Je ne sais pas encore quel est le sujet de cette réunion improvisée mais il est visiblement grave. À gauche du major, il y a également le docteur Engels, toujours digne et bien droit. Puis vient l'homme chauve et le jeune garçon, une dizaine d'années environ.

Après avoir vérifié la propreté de ses verres le major rechausse ses lunettes, avance son buste, pose ses bras croisés sur la table et tapote dessus avec ses doigts. Il fait toujours ça quand il est stressé, précisément dans cet ordre.

— Kadir, vous pouvez reprendre.

Le dénommé Kadir le remercie avant de s'adresser à nous tous.

— Comme je vous le disais, Rosenwald a tout fait pour garder son opération secrète. Seuls ses plus proches lieutenants et quelques-uns de ses sbires sans scrupules étaient au courant. La plupart d'entre eux étaient d'ailleurs présents durant la nuit fatidique.

— Et je suppose que leur plan est partiellement tombé à l'eau. Il a bien fallu expliquer ma disparition et celle d'Hinrich.

— C'est tout le contraire, Kurt. Grâce à toi leur plan a fonctionné au-delà de leurs espérances. En rentrant à la capitale, ils ont immédiatement convoqué tous les administrateurs des communautés pour leur raconter qu'ils venaient d'échapper de justesse à un piège tendu par l'Union avec la complicité de la Résistance, dont toi et Hinrich faisiez évidemment partie.

Le visage de Kurt s'effondre.

— Désolé mon vieux, tu es désormais officiellement un traître.

— Attendez, Kadir, pourquoi toute cette machination ?

— Casus belli, Major. Rosenwald est loin d'être stupide. Il peut forcer un petit groupe à coloniser et attaquer des communautés isolées, mais contre vous c'est une autre histoire. Il a besoin de beaucoup plus de monde, de personnes convaincues et engagées à ses côtés, d'une armée en somme. Vous donner le rôle de l'agresseur est un prétexte idéal pour convaincre sa population de partir en guerre contre vous. L'unique mort que vous avez fait a été porté en martyr. Ajoutez à cela un discours sur vos soi-disant réticences à partager le Talium et vous obtenez une armée prête et déterminée.

— Mais alors pourquoi nous ont-ils poursuivis ?

— Pour garder l'effet de surprise le plus longtemps possible. Le fait que vous ayez réussi à fuir a mis la pression à Rosenwald, l'obligeant à accélérer la mobilisation générale.

J'ai l'impression d'avoir loupé un chapitre. Je ne sais même pas qui est ce type.

— Excusez-moi. Vous vous êtes probablement déjà présentés, mais pour ma part je ne sais pas qui vous êtes.

L'homme me sourit. Le major soupire.

— Je suis Kadir Yildiz, chef de la Résistance contre la fausse République de Baden, et voici mon neveu, Nurullah.

— Pourquoi fausse république ?

— On n'a pas le temps, Akram, intervient le major.

— Désolé, mais après ce que nous venons de vivre, permettez-moi de me montrer sceptique.

— Il vient de nous apporter un véritable arsenal, qu'est-ce qu'il te faut de plus comme preuve de bonne foi ? me rétorque Tod.

— Justement, vous ne trouvez pas ça bizarre ? Comment l'a-t-il obtenu son arsenal et pourquoi nous l'a-t-il emmené ? Pour combattre à sa place ?

— Non, mon ami, je vous ai apporté ces armes pour que vous puissiez vous défendre. Et puisque vous demandez, cet arsenal était normalement destiné à la Résistance. Il est le fruit d'un long et dangereux détournement dans les armureries des anciens sites SEMAD. Les munitions, boîtes par boîtes, les fusils, pièce par pièce puis remontés pour plus de discrétion. Nous avons mis des mois à rassembler ce butin, au prix de lourds sacrifices. Sachez que trois d'entre nous sont morts. Je comprends vos réticences, monsieur...

— Akram.

— Akram, elles sont justifiées après le coup de poignard dans le dos que vous avez reçu et tout ce que votre émissaire a dû vous rapporter à notre propos. Ils vous ont sûrement fait peur en brandissant la menace de la Résistance. Mais il n'y a pas de menace, nous ne sommes qu'un tout petit groupuscule qui se montre à peine. Il n'y a jamais eu d'attentat ou d'assassinat, nous n'en n'avons jamais eu les moyens. Nous ne sommes qu'une poignée. Nous passons notre temps à collecter des infos, voler des armes et du matériel, faire quelques sabotages et surtout à tenter de montrer aux gens le vrai visage de la République. Mais nous n'avons plus le temps de tergiverser. Dans quatre jours il sera trop tard.

Le major Klein manque de tomber de sa chaise.

— Comment ça dans quatre jours ?

— Rosenwald et son armée seront là dans quatre jours.

La sidération est totale.

— Qu'espériez-vous ? Qu'il vous laisse l'initiative ? Ce type est un requin, quand il tient une proie il ne la lâche pas.

— Que nous conseillez-vous ?

— Vous n'avez pas le choix, il faut vous battre, tenir cette ville coûte que coûte. Il ne s'arrêtera pas tant qu'il n'aura pas mis la main sur votre production de Talium.

— Combien seront-ils ?

— Difficile à dire, plus d'un millier. En tout cas beaucoup plus nombreux que vous.

Autour de la table, les mines s'effondrent.

— Major, vous m'avez parlé tout à l'heure de renforts que vous attendiez, combien sont-ils ?

— Je ne sais pas. Tout dépendra du bon vouloir de ceux qui recevront l'appel.

— Alors relancez-les, expliquez-leur la gravité de la situation. De mon côté je vais voir ce que je peux faire. Je vais retourner à Karlsruhe et ramener tous les partisans que je pourrai.

— Merci pour tout ce que vous faites.

— Nous sommes dorénavant dans le même camp, Major. Je vous confie mon neveu durant mon absence. Pour les plus méfiants d'entre vous, voyez ça comme une preuve de bonne foi.

Encore une nouvelle démonstration de confiance de la part de ce Kadir, et c'est bien ce qui m'inquiète, ça voudrait dire que tout ce qu'il vient de nous raconter est vrai.

À côté de moi, Billy – qui n'a pas décroché un mot depuis mon arrivée – souffle longuement mais discrètement. A-t-il au moins compris ce qui vient d'être dit ?

*

Je ne pige toujours pas pourquoi ma présence était requise à ce... cette réunion ou je ne sais quoi. Soi-disant que mon avis militaire ne serait pas de trop. Alors que je suis un paria à New Town, voilà qu'ici mon expertise est requise auprès du patron.

De ce qui s'est dit je n'ai compris que les grandes lignes. L'attaque vengeresse de Klein n'aura finalement pas lieu, une bonne nouvelle. La mauvaise, c'est qu'on va prendre cher dans quatre jours. Toujours ce foutu karma.  

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