Chapitre 28.3 - La trahison est l'arme des lâches et minables

Le silence revient dans notre salon. Tout le monde a les yeux rivés sur l'unique porte d'entrée de la pièce. Quelqu'un clanche la poignée et rentre avec fracas. C'est le major Klein ! Immédiatement suivi par le docteur Engels.

D'un pas ferme et déterminé, ils s'avancent vers notre table. Tout le monde se lève pour le saluer, sauf Kurt et les deux civils qui se demandent à qui ils ont affaire.

— Assis, tout le monde.

Le major prend la dernière chaise, tandis que le docteur reste debout, légèrement en retrait.

Flegel, la mine déconfite, tente de prendre la main.

— Nous... nous ne vous attendions pas, Major.

— Dans ce cas, je peux savoir ce que vous attendiez, Flegel ?

Il ne comprend pas la question et laisse son supérieur continuer.

— Je n'ai vu personne en arrivant en ville, pas une patrouille, pas un checkpoint. N'importe qui peut aller et venir sans être inquiété. Vous pouvez me donner une explication ?

Derrière ses lunettes, la fermeté de son regard tranche avec le ton calme et posé qu'il emploie. Chaque mot est pesé, à sa place, parfaitement articulé, ne laissant planer aucun sous-entendu ni double lecture, il va droit au but. S'il s'agit là de son attitude habituelle, le fait qu'il parvienne à garder son sang-froid dans une telle situation impose le respect.

— J'ai chargé Akram de l'organisation des postes de garde.

L'enfoiré, il se débarrasse de la patate chaude.

C'est maintenant à moi de répondre.

— Oui, Major. J'ai placé plusieurs...

— Ce n'est pas à vous que je m'adresse, Soldat, mais au Caporal.

Flegel ravale lentement sa salive avant de se lancer.

— Eh bien, nous avons des postes de garde à toutes les entrées...

— Les entrées sud, est et ouest. Je sais. Mais l'entrée nord ?

— Nous ne pensions pas...

— Arrêtez de penser, Flegel, agissez.

Le caporal prend sur lui et continue à se justifier.

— J'ai ordonné à nos hommes de faire un inventaire de ce qui nous reste en armes et munitions.

— Quelles sont les comptes ?

— Ils n'ont pas terminé.

— Vous avez au moins été les voir ? Vérifier ce qu'ils font ? Parce que vu l'étendue de nos pertes, cet inventaire ne devrait pas durer plus d'un quart d'heure.

— Et j'ai également demandé à tous ceux dont la dernière injection de Talium remonte à plus de dix jours de s'en faire une nouvelle.

— Et les patrouilles ?

Silence.

— Les patrouilles ?

Les yeux du major Klein se remplissent de haine. La pression monte à chacune des réponses hésitantes de son subordonné.

— Les patrouilles, Caporal, celles destinées à repérer l'ennemi et nous prévenir en cas d'attaque.

Pas de réponse.

— Nous sommes aveugles, c'est bien ça ?

Toujours aucune réponse.

Têtes baissées, personne n'ose croiser le regard du major. Malgré la colère qui brûle en lui, il parvient toujours à se maîtriser. Il laisse retomber la pression, décroise les bras et se racle la gorge.

— Je suis venu aussi vite que j'ai pu, tout juste si j'ai eu le temps de rassembler un peu de ravitaillement et une poignée d'hommes et de donner mes directives à Wilhelm pour diriger New Town en mon absence.

— Il n'y aura pas d'autres renforts ? ose demander Tod.

— Justement, j'ai chargé Wilhelm d'envoyer des messagers à toutes les communautés de l'Union. D'ici quelques jours nous devrions voir arriver les premiers renforts.

— Et qu'est-ce qui vous fait dire qu'ils répondront à l'appel ?

Mon scepticisme affiché surprend l'assemblée. Le regard d'acier du major se pose sur moi.

— Rejoindre l'Union Communautaire du Talium ce n'est pas que profiter de ses avantages, Akram, c'est aussi participer à son développement et à sa protection. La défense mutuelle en cas de conflit fait partie des accords, et comme il n'y a aucune ambiguïté quant aux événements de cette nuit, qu'il s'agit bel et bien d'une véritable déclaration de guerre contre l'Union toute entière, chacun doit donc assumer son devoir.

« Déclaration de guerre ». Même si l'expression est dans les têtes de chacun, personne n'a encore osé la prononcer, d'ailleurs personne n'a même sous-entendu le mot fatidique, celui que certains ont été jusqu'à bannir de leur vocabulaire, comme s'il désignait l'assassin de leurs propres enfants. La guerre est le nom du diable, de la destruction, de la souffrance et de la mort. Elle a bouleversé nos vies et continue à le faire aujourd'hui encore. Elle ne meurt jamais.

— Et où comptez-vous établir nos défenses ?

La question de Tod nous extirpe de nos pensées.

Le major s'avance dans sa chaise et le fixe droit dans les yeux.

— Nos défenses ? Pas question de s'enterrer. Dès que les forces seront rassemblées, nous partirons leur faire payer ce massacre.

Après quelques secondes de silence, Kurt se décide à intervenir.

— La République s'attend déjà à une attaque de votre part, en représailles, vous en êtes conscient ?

— C'est vous le fameux résistant ?

— Oui. Kurt.

— Je me doute qu'ils s'attendent à ce qu'on n'en reste pas là, mais que savez-vous de leurs plans ?

— Pas grand-chose, j'en ai peur. Je ne suis qu'un rouage au sein de la Résistance.

— Comment vous êtes-vous retrouvé là-bas, à Karlsdorf ?

— Un sacré coup de chance, Major. Rosenwald a parfaitement réussi à dissimuler cette rencontre. En-dehors d'un cercle très restreint, personne n'était au courant. C'est grâce à un incroyable concours de circonstances que nous avons appris l'existence de cet échange, à peine six heures avant. Il fallait nous débrouiller pour que l'un d'entre nous infiltre l'expédition. Comme j'étais déjà bien implanté dans la place, c'est donc moi qui m'y suis collé.

— Et pourquoi ne rien avoir fait pour empêcher la tuerie ? Ou seulement nous prévenir ?

— Nous avions connaissance de la rencontre, rien d'autre. Nous ne savions ni qui, ni où, ni même l'objet de l'échange, et encore moins quelles étaient leurs intentions réelles. Ma mission était uniquement d'observer et glaner un maximum d'informations, pas d'intervenir. Mais votre émissaire, Hinrich, m'a démasqué. Aucune idée de comment il a su, mais il a bien fallu que j'agisse, j'étais tout aussi dans la mouise que vos gars.

— Et nous vous remercions de les avoir ramenés. Kurt, êtes-vous disposé à collaborer pleinement avec nous ?

— Évidemment. Et de toute façon que voulez-vous que je fasse, je ne peux plus retourner à Karlsruhe.

— Tant mieux, car nous allons avoir besoin de tout ce que vous savez pour préparer notre assaut. Dès que les renforts de l'Union seront rassemblés ici, nous partirons pour frapper directement sur leur territoire, dans une semaine.

L'ordre est tombé, on reste. La nouvelle est accueillie dans un silence de mort. Aucune protestation, aucun soulagement, seulement un consentement par le silence, un consentement forcé. Tout le monde n'était pas d'accord pour défendre Walldorf, mais personne n'avait envisagé d'aller frapper la République en plein cœur.

Après un court délai de réflexion, le major se lève de sa chaise.

— Tous les deux (Il désigne les chefs d'escouade.) rassemblez vos hommes, tous les fantassins, je veux leur parler.

Ils acquiescent, se lèvent et partent aussitôt.

— Eugen et... Tod, c'est bien ça ?

— Oui, Major, je remplace Albert.

— Même chose pour vous, rassemblez tous les tireurs.

À leur tour, Eugen et Tod sortent de la salle, pas mécontents d'en avoir fini.

— Caporal Flegel, emmenez le docteur Engels auprès des blessés, qu'il puisse s'occuper d'eux. Je vous charge également de terminer cet inventaire, et au plus vite. Je veux une liste détaillée de l'armement, des munitions, mais aussi de nos effectifs, médicaments, Talium, vivres... tout ! Je veux savoir tout ce que nous avons à disposition.

Flegel confirme l'ordre et part, accompagné par le docteur.

Le major se tourne vers les deux représentants de Walldorf.

— Vous êtes ?

— Hens Ittel, et elle c'est Janine Garten. Nous représentons la communauté de Walldorf. J'en profite, Major, pour vous remercier de nous avoir aidés et de continuer à le faire aujourd'hui.

— Attendez avant de nous remercier. C'est vous qui dirigez ici ?

Ils se regardent avant que Janine ne se décide à répondre.

— En quelque sorte. Vous savez, il n'y a jamais eu de chef ici.

— Alors félicitations, vous venez d'être nommés chef et chef adjoint de Walldorf. À partir de maintenant, vous êtes mes référents pour la communauté. Vous rapporterez directement à moi et à moi seul, personne d'autre, c'est bien clair ?

— Je n'ai pas très bien compris, qui est le chef entre nous deux ?

— Ça m'est égal, mettez-vous d'accord. Je compte sur vous pour informer la population de la situation et les mobiliser. Faites-leur comprendre que s'ils veulent vivre et continuer à faire partie de l'Union, ils devront se battre.

— Nous allons leur faire passer le message.

— Je ne vous demande pas de faire passer un message, ce n'est pas une information, c'est une nécessité. Débrouillez-vous pour qu'ils prennent conscience des enjeux, c'est une question de vie ou de mort, ils doivent se bouger. Nous avons besoin de vivres, d'armes et de munitions. Si vous n'en avez pas, fabriquez-en, des lances, des haches, des couteaux... tout ce qui peut blesser. Il nous faudra aussi des volontaires pour gonfler nos rangs. Je peux compter sur vous ?

— Walldorf fera son maximum.

— Et des véhicules. Des véhicules et du carburant.

— Nous n'avons pas grand-chose ici.

— Faite le tour de la région, fouillez les villages et les villes du coin, ramenez tout ce que vous pourrez.

Les deux nouveaux chefs de la ville se lèvent.

— Attendez. Yvo, trouve-moi un logement où je puisse installer un quartier général. Quelque chose en bon état, grand, je te fais confiance. Va avec eux, ils connaissent le marché immobilier du coin.

Le gamin valide l'ordre, se lève énergiquement puis ils partent tous les trois accomplir la volonté du major.

— Akram, quelles sont nos pertes ?

Une question facile pour une réponse difficile à entendre.

— Après la bataille d'hier, nous avons déploré douze blessés et cinq morts, plus les huit de cette nuit, dont le sergent Holzer.

Le major baisse la tête. Il accuse le coup, une nouvelle fois.

Il n'y a plus que Kurt et moi dans la salle. Nous nous regardons, gênés. Aucun de nous deux n'ose déranger le major dans ce qui ressemble à un recueillement. Alors nous attendons.

Il finit par relever la tête.

— Akram, trouvez-moi des messagers pour demander à Sandhausen, Leimen, Hedelberg et New Town de nous envoyer leurs tireurs en plus de fantassins. Je suis bien conscient de dégarnir leurs défenses, mais nous n'y arriverons pas sans un appui feu suffisant.

— Quelles sont les nouvelles du front de l'Ouest ?

— Nous avons de la chance, ils sont plutôt calmes en ce moment. Mais je ne peux pas me permettre de retirer des hommes de là-bas. Et ils sont trop loin de toute façon.

La dernière fois que j'ai vu Klein aussi inquiet remonte au jour où nous avons définitivement perdu le contact avec l'état-major durant notre confinement. Depuis, nous avons affronté d'autres situations délicates, mais il aborde celle-ci différemment. Il en fait une affaire personnelle, et à juste titre.

— Après avoir envoyé les messagers, j'aurai besoin que vous organisiez des patrouilles. Quatre hommes par groupes, deux fantassins et deux tireurs, si possible, des rondes de six heures. Définissez des parcours et présentez-les-moi dans une heure.

Je confirme, me lève et sors de la pièce.

— À nous deux, Kurt, je veux tout savoir sur la République...

Je suis trop loin pour entendre le reste de la conversation.

Une semaine. Nous avons une semaine pour réunir autant d'hommes que possible et marcher sur la République, une vraie folie, mais qui oserait contredire la détermination du major Klein ?

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