Chapitre 28.1 - La trahison est l'arme des lâches et minables
Essoufflé, Yvo s'assied pour récupérer. Il vient de faire une longue course. Mais d'où sort-il ? C'est Holzer qui l'envoie ? Il a dû y avoir un problème.
— Tu es blessé ?
— Non... ça va... mais... les autres... ils...
— Prends ton temps, respire. Tiens, bois un coup.
Sybille lui donne sa gourde. Il boit comme si c'était la première fois depuis des jours.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé, Yvo ? Où sont les autres ?
Il manque de s'étouffer avec l'eau et tousse plusieurs fois avant de reprendre son souffle.
— Morts !
Stupéfaction générale.
— Quoi ?! Comment ? Tous ?
Sybille ne parvient pas à se contenir. Je pose une main sur son épaule pour la calmer.
— La République. La rencontre... c'était un piège... ils n'ont jamais eu l'intention de... nous échanger des armes.
— Mais de quelle République tu parles ? C'était quoi cette mission ?
— C'était... une rencontre secrète... un échange.
Le jeune garçon peine toujours à reprendre son souffle.
— Tu es le seul survivant ?
— Non... il reste Phil, Eugen, Billy... et moi.
— Et le sergent Holzer ?
Le gamin me répond d'un fébrile non de la tête.
Impossible !
— Raconte-nous ce qui s'est passé.
— Pas l'temps, faut prévenir New Town, vite, la République va nous attaquer.
— D'où tu tiens cette info ?
— Kurt, un type de là-bas. Il nous a sauvés et attend avec les autres dans un fourgon au sud de la ville.
J'ai la tête qui tourne. Tous ? Tous nos camarades ? Morts ? Le sergent Holzer ? Je n'arrive pas à y croire.
— Akram, j'vois bien qu'tu doutes, mais on n'a pas l'temps de papoter, faut tout raconter au major, vite !
Je n'aime pas prendre une décision sous la pression, encore moins lorsqu'elle ne repose que sur les paroles d'un gamin naïf et impressionnable comme Yvo. Malgré sa bonne volonté, je l'ai déjà vu gober des âneries énormes comme des histoires d'insectes géants radioactifs vivant dans les égouts de Mannheim.
On va donc procéder par étape.
— Où est le fourgon ?
— Sur le parking du cimetière à l'entrée sud de la ville.
— Okay. Sybille, va informer le caporal Flegel de la situation. Préviens-le qu'une attaque est imminente et que nous arrivons avec les survivants dans un fourgon...
Je me tourne vers Yvo.
— Un fourgon blanc crépi de boue et d'impacts de balles.
Les yeux perdus dans le vide, Sybille confirme malgré tout et part fébrilement.
— Yvo, mène-moi aux autres.
Il se relève et s'élance aussitôt au pas de course. Je le suis.
Le sergent Holzer, mort ! Comment l'admettre ? Il y a encore quelques heures je lui parlais et là... Tout repose sur lui, il est la pierre angulaire de notre armée, la clé de voute. Je n'arrive même pas à parler de lui au passé. Le major va être anéanti. Et Alb. Lui aussi, mort. Sybille court en ce moment même prévenir le caporal alors qu'elle vient d'apprendre qu'elle ne le reverra plus. Ils avaient beau prétendre le contraire, il y avait de l'amour dans leur relation.
Comment aurions-nous pu nous attendre à un telmassacre ? Ils étaient douze à partir et voilà que seulement un tiers d'entreeux revient, nous rapportant par la même occasion le spectre de la guerre.Cette journée est interminable. Billy m'avait pourtant prévenu qu'un jour malcommencé ne peut qu'empirer.
*
La nuit a été longue et éprouvante. Je l'avais bien dit à Akram que je ne la sentais pas cette journée. Un vrai jour sans fin.
L'adrénaline qui me maintenait éveillé et en alerte s'est à présent totalement dissipée. Je suis accablé de fatigue, impossible de me concentrer sur la moindre conversation. C'est comme si ma tête était remplie de coton. Le son me parvient comme atténué, couvert par mes acouphènes qui sifflent depuis des heures. Mon corps n'est qu'hématomes et égratignures, quant à l'ouverture que je me suis faite à l'arrière du crâne je ne la sens plus, contrairement au bandage qui me compresse tout le tour de la tête.
En arrivant dans la zone habitée de Walldorf, Phil et moi avons été pris en charge par un ancien médecin généraliste de la ville, il y a bientôt... quinze heures, déjà. Après m'avoir examiné, jugeant que ma blessure était superficielle, il m'a confié à une femme. Elle a d'abord coupé mes cheveux collés par paquets à cause du sang séché, puis elle a lavé la plaie, désinfecté avec ce qu'elle avait sous la main et fait quelques points de suture avant de me bander le haut de la tête. Je ne suis pas du genre douillet, mais là j'étais plus que jamais éveillé. « Changer pansement dans deux jours » m'a-t-elle conseillé machinalement, un réflexe. Comme si trouver des bandes et du désinfectant était aussi simple qu'avant. Pour le moment, j'ai vissé mon bonnet par-dessus le bandage, ça le protégera.
— Billy. Hey ! Billy, ça fait trois fois qu'on t'appelle.
Akram me secoue.
Assis sur ma chaise, j'étais en train de m'assoupir. Mais pourquoi personne ne me laisse tranquille.
— On n'en a pas encore fini ?
— Non. On a besoin de tout le monde.
On s'est fait tirer dessus, secouer dans tous les sens à l'intérieur d'une boîte de conserve mitraillée de toute part, on nous a interrogés, soignés, puis à nouveau interrogés, mais pas un instant quelqu'un n'a jugé bon de nous laisser quelques heures de repos.
Connard de Flegel. Il n'en n'a rien à foutre de notre nuit blanche. La mort d'Holzer et des autres l'affecte beaucoup moins que la peur d'avoir à assumer ses nouvelles responsabilités. Fallait voir sa tête quand nous avons fait notre premier débriefing, son teint rosé de consommateur de Talium a viré au blanc, décomposé qu'il était d'apprendre que dorénavant le commandement lui revenait.
— Billy, Eugen dire que vous être le plus proche de la... de l'échange. Quelle puissance ils ont ? Qu'avez-vous vu ?
— Pas grand-chose, il faisait nuit.
— Concentre vous ! Combien étaient-ils ?
— Mais j'en sais rien moi. Je peux juste vous dire qu'ils étaient nombreux et qu'ils savent se servir de leurs armes.
— Et qu'ils n'hésitent pas, à s'en servir.
Vas-y, Yvo, prends la relève, moi je vais me coucher.
— Vous allez où, Billy ?
— Me pieuter.
— Je ne vous pas donné mon oui.
Il veut que je demande la permission ? Il est sérieux ?
Je fais volte-face pour lui balancer à la tronche tout le mépris que j'éprouve pour ce planqué, mais Akram m'en empêche, une main posée sur mon bras.
— Vous voulez dire quelque chose, Billy ?
— Comme je n'ai rien à ajouter, Caporal, puis-je disposer ?
— Vu votre fatigue vous ne pas être utile. Dégagez !
Quel connard.
Akram retire sa main et me salue d'un regard compatissant.
*
Billy s'en va sans demander son reste, ce qui vaut mieux pour tout le monde.
Je commence à le connaître, l'Américain. Son attitude habituellement calme et réservée cache en réalité une personnalité impulsive et torturée, un véritable volcan prêt à rentrer en éruption à chaque secousse. C'est un homme brisé qui a déjà tout perdu. Mais contrairement à d'autres qui se laisseraient dépérir, lui continue de se battre. Il est comme un animal acculé, toutes griffes dehors. À la moindre menace, il saute à la gorge, sans réfléchir, féroce, simplement parce que son instinct le lui a dicté. La plupart le voient comme un type farouche qu'il faut éviter, et sa réputation ne le sert pas. Les plus indulgents d'entre eux estiment qu'il n'est qu'un Américain comme les autres, fier et suffisant, persuadé d'être supérieur au reste du monde, tandis que les plus critiques le considèrent comme un sociopathe dangereux. Je sais que rien de tout cela n'est vrai. Je suis à ses côtés depuis suffisamment longtemps pour l'avoir percé à jour, du moins en partie. Le sonder est atrocement difficile, mais j'ai réussi à apercevoir la lumière en lui, une fois, lorsque nous échangions à propos de notre passé. Il m'a alors parlé de celle qu'il a aimée, qui l'a ramené sur le droit chemin et avec qui il a eu une fille, mais aussi de sa mère et de sa sœur. Il s'est ouvert à moi, il avait besoin de parler à quelqu'un de confiance. Ça lui a fait le plus grand bien de partager son passé, de se remémorer les quatre femmes de sa vie, de les faire jaillir de ses pensées, rien qu'une fois, même pudiquement, pour me les présenter, pour les faire revivre un peu, avant de se refermer à nouveau sur lui-même. C'est là que j'ai compris. Durant ce bref instant d'intimité privilégié, j'ai su comment l'ancien Billy s'est transformé petit à petit en celui que nous connaissons aujourd'hui. Il parle de ces femmes au présent, comme s'il allait un jour les retrouver. Pourtant, il ne les reverra jamais, il le dit, il le sait, mais une part de lui refuse de voir la vérité en face. Il n'a pas totalement fait son deuil, son inconscient refuse de lâcher prise. La voilà l'explication. Seul et sans aucun but, livré à lui-même au beau milieu d'un pays dévasté qu'il ne connaît pas, il n'y a que cet espoir fou terré au fond de son âme qui a pu le maintenir en vie si longtemps. Il n'en a probablement pas conscience lui-même, mais c'est de là qu'il puise toute cette énergie qui lui permet de continuer à avancer. Malheureusement, cette force est aussi sa faiblesse, car elle le ronge de l'intérieur, le rendant toujours plus hargneux et amer. Pour lui, le prix de la survie.
— Merci, Yvo.
Je n'ai pas écouté un mot de ce que le gamin vient de raconter à Flegel. Moi aussi je commence à ressentir la fatigue. Ma nuit n'a peut-être pas été aussi mouvementée que pour certains mais elle a été tout aussi longue, et je ne suis pas le seul. Nous sommes une petite dizaine assis autour d'une grande table en bois dans le salon d'une maison de Walldorf. Il y a ceux qui sont sortis indemnes du massacre de cette nuit, Yvo, Eugen et Kurt. Ils sont là pour répondre aux interrogations de Flegel sur nos nouveaux ennemis de la République et apporter leurs conseils, en particulier Kurt, le résistant, qui semble disposer à collaborer au maximum. Il est certainement de bonne foi, d'ailleurs il fait tout ce qu'il peut pour nous prouver qu'il est bien de notre côté. On ne sait plus qui croire avec cette histoire de trahison. Notre propre émissaire, cette enflure d'Hinrich Jürgen nous a tous roulés dans la farine, à tel point qu'il nous sera dorénavant difficile de faire confiance à qui que ce soit, et Kurt en est bien conscient.
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