Chapitre 26.2 - Se faire des alliés,
— Pas la peine de vous justifier, Sergent, la politique n'a jamais été mon fort.
— Dans ce cas, parlons entre militaires.
Sa voix s'est soudainement faite plus discrète. Il soupire avant de chercher une nouvelle position assise plus confortable. Puis il reprend.
— Grâce à un de nos émissaires sur place, nous avons quelques infos sur la situation là-bas. La République de Baden fait actuellement face à un mouvement de rébellion. La mise en place de leur système politique n'a apparemment pas été aussi démocratique qu'ils le prétendent et ceux qui se font appeler « la Résistance » veulent changer ça. Que l'on soit bien clairs, c'est leur problème, pas le nôtre. Pas question de nous mêler de leurs affaires.
Je suis bien d'accord.
— C'est pour ça que j'ai demandé les meilleurs tireurs à Akram. Il n'est pas impossible que ces rebelles tentent de s'inviter, d'autant plus que Rosenwald, le président de la République de Baden, sera là en personne.
Président ? Sérieusement ?
— Oui, j'ai eu la même réaction.
Pour la première fois, je vois Holzer sourire franchement.
— Billy, compte tenu de vos antécédents militaires, je suis bien conscient que votre situation dans notre armée peut paraître injuste. Encore une fois, c'est politique. Le pouvoir militaire reconnaît votre valeur tandis que le pouvoir civil voudrait que justice soit faite vis-à-vis de la femme de Johan. Même si c'est bien le major qui est aux commandes de New Town, il ne peut pas constamment s'imposer, vous pouvez le comprendre ?
— Je l'avais déjà compris.
— Mais nous serons loin de toutes ces conneries cette nuit, et j'ai besoin de votre expertise d'ancien combattant. Je pourrais demander à un de mes militaires, mais ils ont passé trop de temps dans ce bunker.
Avant de continuer, il vérifie que personne n'écoute cette conversation.
— Dès que nous poserons le pied à Karlsdorf, et jusqu'à ce que nous remontions dans ce camion, je veux que vous organisiez notre sécurité.
— Mais je n'ai jamais fait ça.
— Et moi, j'ai une tête de diplomate ?
Avec ses yeux de fouine, son manque d'empathie et son pistolet constamment fixé à sa poitrine, c'est vrai qu'il n'inspire pas la confiance.
— Je ne sais pas exactement comment se déroulera cette rencontre. Il y aura des présentations et des formules de politesses, puis viendra le moment de l'échange. Une fois les armes chargées dans le camion, je m'entretiendrai avec Rosenwald à propos de nos accords et projets futurs. Je n'ai aucune idée du temps que ça peut prendre, quelques minutes, quelques heures, impossible à dire. Quoi qu'il en soit, il faudra être vigilant jusqu'à notre départ, ne pas baisser la garde. Je veux que vous organisiez des patrouilles discrètes, des binômes, pas plus. À notre arrivée, je vous mettrai en relation avec notre émissaire, il vous donnera toutes les informations dont vous aurez besoin. Vous le connaissez déjà il me semble, c'est Hinrich Jürgen.
— Je l'ai escorté jusqu'à Peterstal il y a quelques mois, mais je ne l'ai pas revu depuis.
— On économisera donc les présentations. Je compte sur vous, il est hors de question que cet échange soit annulé par un attentat ou je ne sais quelle autre connerie dans le genre.
— Et pourquoi ne parler de la Résistance qu'à moi ?
— Pour ne pas inutilement affoler les autres, ils sont déjà bien assez tendus comme ça. Je préfère qu'ils restent vigilants en pensant à une petite communauté inoffensive plutôt que d'attendre angoissés une éventuelle attaque de fous furieux. Je vous mets au courant parce que vous savez mieux gérer le stress, je me trompe ?
— J'ai clairement vu pire que ce soir.
— C'est bien ce qui me semblait. Assurez-vous que nous rentrions vivants à New Town avec ces armes. Je plaiderai en votre faveur auprès des pouvoirs civils de New Town, Wilhelm devrait se montrer compréhensif.
On dirait que les enjeux de cette mission viennent de grimper. Holzer qui compte sur moi pour assurer ses arrières, est-ce que je peux me considérer comme un privilégié ?
— Comment vous le vivez, en ce moment ?
— Vivre quoi ?
— Votre éloignement de New Town. Ça fait trois mois ? Quatre ? Vous devez vous sentir exclu.
Ça s'appelle remuer le couteau dans la plaie.
— J'ai l'impression d'être un pion, un pion gênant que le major garde sous la main pour l'utiliser à loisir.
Il sourit, encore. Décidemment.
— Ça a le mérite d'être franc. Dites-vous que c'est toujours mieux que de couler dans les veines des autres, si vous voyez ce que je veux dire.
Le cynisme, un art qu'Holzer maîtrise comme personne.
— J'ai appris comment vous vous êtes retrouvé coincé ici, en Allemagne.
— Vous voulez parler de ma désertion ?
— Oui, mais je ne vous juge pas. Je me suis porté volontaire pour faire partie des équipes d'encadrement des abris civils. Quelque part, moi aussi j'ai fui les champs de bataille. Et si ce que l'on m'a dit est vrai, vous l'avez fait pour une bonne raison, retrouver votre famille. C'est louable.
Ma famille. Chaque jour le temps dégrade un peu plus leur souvenir. Cette époque s'éloigne de plus en plus, au point que leur image se voile, comme si tout cela n'avait été qu'un rêve, une époque que je n'aurais pas réellement vécue. Heureusement qu'il me reste encore les photos sur mes plaques numériques. Sans elles, les visages les plus importants de ma vie ne seraient plus que des formes abstraites.
Notre chef respecte silencieusement mon recueillement intérieur. Il sait qu'il vient de toucher une corde sensible. Je prends seulement conscience que je suis en train de partager un moment d'intimité avec le sergent Lenz Holzer, chef froid, antipathique et charismatique, à la fois craint et respecté de tous.
— Et vous, Sergent, vous aviez de la famille ?
Moue gênée.
— Pas vraiment, en tout cas personne de proche. Ni femme ni enfant. J'avais encore mes parents, mais on ne se parlait plus depuis longtemps. Mes choix de vie n'étaient pas en adéquation avec leurs fortes convictions religieuses. Aucune idée de ce qu'ils sont devenus, sûrement morts.
Il soupire, les yeux fixés sur ses chaussures.
— Il n'y a finalement que de ma grande sœur dont j'étais proche. Elle prenait ma défense quand nous étions adolescents. Elle, je le sais, je ne la reverrai jamais.
Il relève les yeux.
— Elle enseignait la peinture à Berlin. Elle était tombée amoureuse de cette ville. L'école où elle travaillait, son appartement, ses bars préférés, les galeries d'art qu'elle fréquentait... toute sa vie se concentrait dans un cercle de quelques kilomètres de diamètre d'où elle ne sortait pratiquement jamais. La bombe qui a détruit la ville est précisément tombée dans cette zone. Ce qui me soulage un peu, c'est de savoir qu'elle a eu la mort idéale, instantanée et indolore. Je ne sais pas si ça peut vous aider, mais dites-vous que ça a été la même chose pour votre famille.
Décidément, il en sait plus sur moi que je ne l'aurais imaginé.
— Ne soyez pas surpris. C'est Joost qui m'a dit que vous aviez des proches à Los Angeles au premier jour des frappes.
— Oui, une femme et une fille, Ivy et Alice. Je ne sais pas si elles ont survécu, probablement pas. À vrai dire, avec le temps, mon espoir de les retrouver vivantes s'est transformé en souhait qu'elles aient bien disparu dans les premières explosions. Quand je vois toutes les atrocités de notre nouveau monde, je préfèrerais qu'elles aient connu une mort instantanée et indolore, comme vous dites. Je culpabilise encore d'avoir ce genre de pensées.
— Vous savez, je pense qu'on ne meurt pas réellement dans une explosion nucléaire, en tout cas pas comme nos cultures ou nos religions l'imaginent.
— C'est-à-dire ?
— Qu'est-ce que la mort ? Rien d'autre que notre corps qui cesse de fonctionner, n'est-ce pas ? Que ce soit accidentellement, naturellement ou brutalement en plein combat, c'est le dysfonctionnement ou la destruction d'une ou plusieurs parties de notre corps qui cause la mort. Le cœur qui s'arrête, les poumons qui s'emballent, les veines qui se vident ou encore le cerveau qui s'éteint. On meurt parce que nous ne fonctionnons plus. Alors que le feu nucléaire, lui, nous désintègre. En une fraction de seconde, le temps d'un flash, vous disparaissez. L'instant d'avant vous existiez avec tout ce qui vous définissait, corps, âme, histoire... et l'instant d'après, plus rien, envolé, c'est comme si vous n'aviez jamais existé.
En silence, il présente son poing, paume vers le haut, et le déplie en l'accompagnant d'un léger souffle.
— Les atomes qui nous composent sont en quelque sorte immortels. Ils traversent l'univers, le temps et les âges, se combinent et se séparent à l'infini pour former des étoiles, des planètes, des montagnes, des océans et des êtres vivants. J'aime à penser qu'un jour, ceux qui me composent aujourd'hui finiront par retrouver ceux qui composaient ma sœur.
Jamais je n'aurais imaginé Holzer capable de formuler de telles pensées spirituelles. Ses paroles profondes m'apaisent. Était-ce le résultat souhaité ou avait-il sincèrement besoin de parler ?
Après quelques instants de méditation, il se lève énergiquement.
— Je vais parler aux autres, leurs expliquer comment vont se passer les choses. Il doit rester encore une vingtaine de minutes de route, profitez-en pour vous reposer.
Le camion ralentit, jusqu'à complètement s'arrêter. Bercé par le ronronnement du moteur je me suis assoupi.
Des voix nous parviennent de l'extérieur. On dirait que notre chauffeur parle avec quelqu'un. Ici personne ne bouge, tout le monde est encore groggy par le voyage. Holzer se lève, s'étire puis soulève la bâche pour sauter dehors. Sa tête réapparaît.
— Restez tranquilles, je reviens.
Puis il s'en va.
Mon bras est complètement engourdi, je m'en suis servi comme oreiller. Pendant que nous prenons notre temps, à l'extérieur d'autres voix se mêlent à la conversation au pied du camion. L'échange est cordial, détendu. Holzer se présente. Ses interlocuteurs le saluent et font de même. La suite m'échappe, trop technique pour mon allemand encore basique. Puis, des pas remontent vers l'arrière du véhicule. La bâche s'ouvre à nouveau. Cette fois Holzer est accompagné par deux hommes. Des gardes de la République de Baden j'imagine. Ils nous regardent, inspectent brièvement nos armes et s'assurent qu'il y a bien la cargaison au fond. Convaincus, ils s'en vont sans poser de question. Ils ont confiance les types.
Après quelques instants de silence, la porte côté passager s'ouvre, quelqu'un fait remuer la cabine en montant, puis referme derrière lui. Le camion redémarre et entame une lente progression.
Bien qu'Holzer m'ait demandé d'assurer notre sécurité dès notre arrivée, qu'est-ce qui me dit que ce trajet bis n'est pas dangereux ? Et puis j'en ai marre de rester assis.
Je me lève et me dirige vers l'arrière. En passant entre eux, mes camarades me regardent et se demandent ce que je vais faire. Je soulève la bâche et commence à l'enrouler sur elle-même.
Grognement général.
— Merde, Billy !
— Mais qu'est-ce que tu fous ?
— Il fait froid !
— Dites pas n'importe quoi, il fait aussi froid dedans que dehors.
— Et qu'est-ce que tu as besoin de voir ? Il fait nuit.
Je ne relève pas.
Une fois la bâche enroulée, j'attache les deux sangles en cuir pour la retenir et m'assieds au bord du camion. Les autres râlent encore, mais je ne fais pas attention à eux.
Effectivement, on ne voit pas grand-chose, j'avais oublié que les phares arrière ont été débranchés pour sécuriser les déplacements de nuit, rendant la rue que nous traversons encore plus sinistre. Il n'y a aucune lumière, aucun feu. Personne ne semble habiter cette partie du village. Nous sommes dans une zone pavillonnaire. Aux côtés des maisons, des masses sombres inertes et indéfinissables défilent lentement les unes derrière les autres à mesure que nous avançons. Sûrement des voitures ou des poubelles, ce genre de choses banales que l'on trouve dans ces quartiers, mais impossible de distinguer précisément ce que c'est.
Le camion prend à droite. Nous nous retrouvons dans une autre rue, du même acabit que la précédente. Un grand terrain vague défile à droite, avec ce qui ressemble à des buts, c'est un terrain de soccer, ce que les européens appellent eux le football, rien à voir avec le nôtre.
Nous prenons cette fois à gauche. Toujours rien, nous continuons à nous enfoncer dans ce dédale d'habitations d'une époque révolue. Après un interminable défilé de maisons abandonnées, toutes plus lugubres les unes que les autres, nous arrivons à un rond-point, encore une autre invention européenne. Nous faisons presque le tour complet avant d'en sortir pour nous retrouver une nouvelle fois dans un quartier fantôme. Nous passons à côté d'une grande église avant que les maisons ne commencent à lentement disparaître. On sort du village. Mais où allons-nous ?
Nous voici maintenant en pleine campagne, des champs à perte de vue des deux côtés. Après une bonne minute teintée de stress et de doute, le camion ralentit avant de braquer à droite. Nous nous arrêtons sur ce qui ressemble à un parking, bordé par des champs. Je saute hors de la caisse et pose mes deux pieds sur le bitume. C'est effectivement un parking, celui d'un supermarché, en bordure d'une petite zone commerciale à l'écart du village. J'ajuste la sangle de mon arme et commence à m'éloigner pour mieux appréhender l'endroit pendant que mes camarades descendent tranquillement.
Une forte lumière provient du magasin. Je me dirige vers elle. Holzer sort au même moment.
— Baissez ça, Billy, évitons l'incident diplomatique.
— Vous m'avez confié votre sécurité je vous rappelle.
— Je vous ai demandé d'ouvrir les yeux, pas de braquer votre arme sur tout le monde.
Il visse son inséparable casquette sur la tête, ferme la portière et se dirige vers la lumière d'un pas ferme. Je le suis à bonne distance, arme dans le dos et vigilant au moindre mouvement.
Sous les projecteurs du supermarché une dizaine de personnes sont rassemblées autour d'un feu de palettes. Aucune réaction, ils semblent sereins. Je sais que nous étions attendus, mais je trouve ça louche. Je ralentis le pas et scrute tout autour de nous. Pas la moindre lumière ailleurs, aucun mouvement, personne sur le toit. Tout est calme. Seuls les ronronnements réguliers et lointains d'un groupe électrogène nous parviennent.
Je me retourne. Nos hommes sont regroupés en paquet.
— Hey ! On se concentre. Dispersez-vous et ouvrez l'œil.
— Tu n'en fais pas un peu trop, Billy ?
C'est l'un des types arrivés à Walldorf avec Holzer, un ancien policier grincheux qui garde les murs de New Town depuis trop longtemps, Michael il me semble. Le moins que l'on puisse dire c'est qu'il ne cherche pas à dissimuler le mépris qu'il a pour moi.
Mes yeux se posent sur Yvo, resté près du camion comme le lui a demandé Holzer. Je me demande toujours ce que ce gosse fout ici.
*
Billy me mate de loin. J'sais pas ce qu'il me veut. Il scrute maintenant tout autour de lui avant de reprendre sa marche derrière le sergent Holzer. Faudrait qu'il se détende ce mec. Même si j'ai pu lui causer un peu dans le camion, j'lui ai surtout servi de traducteur. En fait, j'le connais pas vraiment l'Américain. Tout c'que j'sais sur lui je l'ai appris par les autres, et il n'a pas beaucoup de potes, ça c'est clair ! Son allemand pas terrible, sa nationalité et cette histoire à propos d'la femme de Johan qu'il aurait butée. Tout le monde parle dans son dos, mais personne n'est capable de dire quand et où ça se s'rait passé. Le major me répète toujours de n'jamais tenir compte des rumeurs et de privilégier les faits, uniquement les faits. Il m'saoule le vieux avec ça. J'veux bien appliquer ses conseils, mais les ragots qui tournent autour de Billy sont persistants, j'suis bien obligé d'y croire moi, au moins un peu.
Nous sommes trois à être restés près du camion. Il y a Eugen, militaire et chauffeur, Rudy, le meilleur pote de Michael, le seul capable de supporter ce gros con en fait, et moi, le p'tit jeune qui se demande encore pourquoi le major a voulu qu'il vienne ici : « Ce sera une bonne leçon pour toi, tu apprendras beaucoup au contact du sergent Holzer ». Je n'vois pas bien c'que j'peux apprendre si je reste tout le temps à l'écart. Et je n'ai pas l'impression que le sergent m'apprécie, il m'ignore et me traite comme un enfant.
Ça me saoule ! Et on se les caille en plus, ça pèle grave !
Les tireurs qui accompagnent Holzer se sont déployés et marchent derrière lui. Ils approchent de la petite assemblée, une dizaine de gars. Holzer les salue d'abord de loin, puis il sert une première poignée de main avant de faire le tour, comme des potes le matin devant le collège.
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