Chapitre 26.1 - Se faire des alliés,

— Billy ! Ils viennent d'arriver.

Au moins sept heures que nous les attendons, pas trop tôt. Mais pourquoi c'est moi qu'il vient prévenir celui-là ?

— Va plutôt le dire à Akram. Et tant que tu y es, si tu pouvais lui suggérer de charger les prisonniers et les cadavres sans perdre de temps, j'en peux plus de cette foutue ville. Plus vite fini, plus vite parti.

Felix ne bouge pas, il reste planté devant moi. Il veut me dire quelque chose, mais il hésite, il cherche ses mots.

— Quoi ?

— Je ne crois pas qu'on reparte, en tout cas pas tout de suite.

— Qui t'a dit ça ?

Nouvelle hésitation.

— Personne, c'est juste une impression. Holzer est là, et il veut vous parler à tous les deux, toi et Akram.

— Holzer ?! Mais qu'est-ce qu'il fout là ?

— Je n'en sais rien. Il attend sur le parking en bas de l'immeuble.

C'est pas bon ça. Il n'a jamais été question qu'il vienne à Walldorf. Et pourquoi voudrait-il me voir ?

— Tu sais quoi Felix, va t'occuper des prisonniers avec les autres. Emmenez-les près du camion, je vais chercher le Syrien.

Je me lève et termine d'une traite le verre d'eau offert par Marvin, un habitant de la communauté de Walldorf particulièrement soucieux de protéger sa famille. Je le salue, remets mon sac à dos sur les épaules, mon bonnet sur la tête et saisis mon arme avant de sortir de l'appartement.

Pourquoi le sergent est-il venu ici ? Aux dernières nouvelles nous devions attendre le fourgon pour charger les prisonniers et les corps avant de rallier New Town à pied. Il n'a jamais été question d'Holzer.

Perdu dans mes pensées, je n'ai pas vu défiler les escaliers de l'immeuble, me voici déjà au rez-de-chaussée. Je croise quelques personnes et leur demande si elles savent où se trouve Akram. C'est finalement ma quatrième tentative qui m'aiguille vers une maison un peu plus loin. J'en ai marre de lui courir après.

Dehors, la luminosité commence à décliner, dans une heure il fera nuit, et il a cessé de neiger. Les quelques pouces de poudreuse fraîche tombés ces dernières heures recouvrent les toits et les sols. Les nombreux allers et retours de la population ont dessiné des sillons dans le fin manteau blanchâtre, révélant les itinéraires les plus fréquentés. À cette heure, peu de monde se risque à l'extérieur, les habitants de la communauté se sont réfugiés dans leurs appartements et maisons où ils s'entassent autour d'un petit réchaud à greloter sous des couvertures. Toute notre unité est dispersée dans les différents logements, à attendre, comme je le faisais il y a encore quelques minutes. Les rares qui osent affronter le froid le font par obligation, question de survie. Il faut bien ramener de l'eau, de la nourriture ou de quoi alimenter le feu. Bien que discrets, les habitants de la communauté se sont montrés reconnaissants en nous ouvrant leurs portes pour nous mettre à l'abri du froid.

J'arrive devant la maison d'Akram. Quelqu'un sort. Par chance, c'est justement lui, il a dû me voir arriver par la fenêtre.

— Je venais te chercher. Holzer est...

— Oui, je suis au courant, Yvo est venu me prévenir.

— Yvo ? Mais qu'est-ce qu'il fout là lui aussi ?

— Il est arrivé avec Holzer.

Sans un regard, Akram me dépasse. Il sent l'alcool, c'est la première fois. Je ne savais pas qu'il buvait, il me semblait qu'il était musulman.

Je lui emboîte le pas avant qu'il ne me distance trop. Nous remontons la rue en direction du fameux parking où nous attend Holzer. Akram ne décroche pas un mot. Ça aussi ce n'est pas coutume chez lui. Il regarde droit devant, l'air grave. Il est épuisé, nerveusement et physiquement. Les événements de ce matin le rongent. L'arrivée surprise d'Holzer ne le perturbe pas. Il en sait peut-être plus que moi.

— Et qu'est-ce qu'il t'a dit, Yvo ?

— La même chose qu'à toi je suppose.

— Si je te pose la question c'est justement parce qu'il n'est pas venu me voir. C'est Felix qui m'a prévenu de l'arrivée d'Holzer.

— Ah. Il m'a juste dit que le fourgon était là pour emmener les prisonniers et les corps, et que le sergent voulait me voir.

— Finalement, tu en sais moins que moi.

— Et pourquoi ça ?

— Apparemment on ne retourne pas tout de suite à New Town.

— Et ça t'étonne ?

Le ton sec et monocorde met immédiatement fin à la conversation. Non, décidément, il ne va pas bien du tout.

Nous arrivons sur le parking. Trônant au milieu de la place, je reconnais le camion militaire habituellement entreposé dans le bunker. Ils ne le sortent que pour les grandes opérations. Ça promet. Un fourgon blanc que je n'avais encore jamais vu est garé juste à côté. Bien que volumineux, il ne paye pas de mine face à l'imposant bahut bâché vert kaki. Autour des deux véhicules, quelques types terminent de décharger des caisses et des cartons en passant devant les prisonniers qui attendent assis par terre qu'on les fasse monter. Ils sont tous là, les douze, à grelotter. Certains présentent des blessures superficielles à la tête. Parmi eux, recroquevillées sur elles-mêmes, la mine basse, les deux femmes aux visages tuméfiés n'osent pas croiser le regard des hommes qui les entourent. Victimes des pulsions sadiques de l'homme, avec un petit « h », elles ne sont plus que des coquilles vides. Tout le monde le sait, le voit, mais tout le monde s'en fout. Plus loin, d'autres de nos camarades fraîchement arrivés sont rassemblés autour d'un feu qui brûle dans un fût métallique. Vu leur petit nombre, ce n'est clairement pas la relève. Nous nous rapprochons pour leur demander où trouver le sergent. L'un d'eux se retourne et pointe du doigt une maison derrière lui. Nous le remercions et nous dirigeons vers la bâtisse désignée. Après quelques pas, la porte s'ouvre pour laisser sortir Holzer lui-même, en pleine conversation avec Flegel et deux membres de la communauté de Walldorf qui le précèdent. Le sergent nous salue d'un vif signe de tête tout en répondant à son interlocuteur. Leur conversation est sérieuse, le sujet semble grave, le ton est sec. Ils nous dépassent pour aller droit vers le camion. Nous les suivons en gardant nos distances. Holzer pointe une caisse du doigt, puis se retourne, en désigne deux autres, et se retourne à nouveau vers Flegel et les deux types en leur montrant trois doigts levés. La conversation s'envenime. Des reproches d'un côté, des justifications de l'autre, chacun semble camper sur ses positions. Holzer perd patience. Il met soudainement fin au débat stérile d'un « stop » ferme accompagné d'une main levée. Tout le monde se tait. Flegel part aider les autres militaires à décharger tandis que les deux résidents de Walldorf s'en vont, passablement énervés. Le sergent soupire lourdement avant de lever les yeux vers nous. Il vient à notre rencontre.

— Incroyable, vous leur donnez ça, ils veulent ça.

Mêlant le geste à la parole, il fait allusion à sa livraison qui ne serait pas suffisante aux yeux de certains. Voyant que nous ne sommes pas spécialement réceptifs à ses problèmes, il change de posture.

— Vous avez fait du bon travail, Akram.

— Je n'en tire aucune fierté, Sergent, il faudra que nous en parlions plus tard. Vous vouliez nous voir ?

Holzer s'avance pour s'arrêter à seulement un pas de nous, suffisamment près pour que nous prenions en pleine face la condensation de son souffle chaud en contact avec l'air frais.

— Quelques changements kourslich m'amènent ici.

Encombré, il marque une pause pour se racler la gorge et cracher par terre l'excédent de glaires. Un reste de grippe. Puis il me regarde.

— Billy, j'apprécie vos efforts pour apprendre notre langue, mais nous allons continuer dans la vôtre, ça risque d'être technique.

Tant pis pour l'apprentissage alors.

Le sergent plisse les yeux.

— Je suppose que vous avez déjà compris, il n'y aura pas de relève pour le moment, pas assez d'effectifs. Les deux groupes doivent rester ici, à Walldorf, jusqu'à nouvel ordre.

Voilà pourquoi Flegel semblait si contrarié.

— Mais je ne suis pas venu pour vous annoncer ce que n'importe qui d'autre aurait pu faire. Je suis en mission diplomatique et j'ai besoin de quelques hommes pour m'accompagner, des tireurs, dont vous, Billy.

— De quel genre de mission diplomatique parlons-nous là ?

— Je vous expliquerai en route, nous n'avons pas beaucoup de temps devant nous. J'ai réquisitionné cinq gardes de New Town, mais il m'en faut d'autres pour m'accompagner. Akram, j'ai besoin de quatre de tes tireurs. Qu'ils se présentent ici dans une demi-heure, et les meilleurs.

Le Syrien part aussitôt sans poser davantage de questions.

— Quand partons-nous ?

— Dans une heure.

— En pleine nuit ?

— Depuis quand vous avez peur du noir, Billy ?

J'avais oublié à quel point ces camions étaient inconfortables. On est ballottés dans tous les sens, même à allure modérée, au rythme des ajustements de trajectoire du chauffeur. Nous décollons des bancs à chaque trou ou bosse sur la route. L'arrière a beau être entièrement bâché, nous ne sommes pas protégés du froid. Et que dire du bruit assourdissant du moteur ou des énormes roues qui frottent sur le bitume.

Dans la pénombre de ce début de soirée hivernale, difficile de distinguer les visages, seules les silhouettes se détachent. Se frottant les mains, les cuisses ou en restant simplement recroquevillé, les bras croisés, chacun cherche la manière la plus efficace pour se réchauffer, mais personne n'a pour le moment trouvé de solution miracle, nous gelons sur place. Je suis assis à côté du jeune Yvo, un gamin de 16 ans que Klein a pris sous son aile. Il se dit que le major se sentirait responsable de la mort de son père. Tout ce que je sais c'est qu'en temps normal Yvo est le petit serviteur attitré de Klein et l'accompagne partout. Peut-être voit-il en lui une sorte de successeur ou de fils spirituel à qui il veut apprendre les rouages de son poste. Peu importe, ça n'explique pas sa présence ce soir, et encore moins celle d'Holzer. En-dehors du gamin, il n'y a que des tireurs ici. Akram a évidemment choisi Alb parmi les quatre soldats demandés par Holzer. Personne ne semble savoir où nous allons, seulement qu'il s'agit d'une mission « diplomatique ». Je ne vois pas ce que dix bonhommes en armes peuvent apporter à ce genre d'affaire. Il y a également sept grosses caisses en métal ou en plastique empilées et calées au fond contre la cabine du conducteur. Elles prennent une bonne partie de la place disponible. S'en échappent des tintements de verre au rythme des secousses. Il y a des bouteilles là-dedans. Un cadeau diplomatique ?

Nous nous arrêtons soudainement. Quelqu'un sort de la cabine à l'avant, côté passager, côté Holzer. Il claque la porte puis marche vers l'arrière du camion. Tout le monde s'interroge mutuellement du regard, silencieusement. L'appréhension domine. La bâche se soulève brutalement, laissant apparaître le buste du sergent.

Il tend une main vers nous.

— Quelqu'un m'aide à monter ?

L'homme le plus proche s'exécute.

Une fois hissé, Holzer s'accroupit au milieu de l'allée en se frottant les mains.

— Il ne fait pas chaud chez vous les gars.

Ça les fait sourire ces cons.

Le camion redémarre. La brusque accélération projette légèrement tout le monde vers l'arrière. Holzer manque de tomber à la renverse, rattrapé de justesse par deux hommes.

— Merci. Bon, assez de mystère, je vais vous expliquer pourquoi nous sommes là. Billy, l'allemand, ça va ?

— Je demanderai une traduction si ça vient à se compliquer.

— Parfait. Je ferai court et simple. Nous allons à Karlsdorf, une petite ville proche de Bruchsal, au sud, à environ une demi-heure de route. Nous allons y rencontrer le chef de la République de Baden, un vaste territoire qui englobe des dizaines de villes et villages. C'est comme l'Union, mais en plus grand et plus peuplé. Notre destination est en zone neutre.

Même ballottés, nous restons attentifs, stupéfaits d'apprendre qu'il existe tout près de chez nous d'autres rassemblements de communautés comme le nôtre.

L'un de nous se décide à lever la main pour poser une question.

— Comment se fait-il que nous ne les rencontrions que maintenant ?

— En réalité, nos deux factions sont en contact depuis quelque temps, mais ils nous snobaient, en quelque sorte. Nous n'avions aucun intérêt à leurs yeux, jusqu'à récemment, lorsqu'ils ont mis la main sur des doses de Talium. Ne me demandez pas comment c'est arrivé, l'important, c'est qu'ils sont soudainement venus prendre de nos nouvelles.

— C'est donc une visite officielle ?

— C'est un peu plus que ça.

En se tenant aux arceaux qui soutiennent la bâche au-dessus de nous, le sergent traverse tout le camion. Il s'accroupit devant l'une des sept imposantes caisses empilées au fond et retire le ruban adhésif qui tient le couvercle fermé. Il l'ouvre et plonge la main à l'intérieur pour en sortir une bouteille en verre de 75 cl remplie d'un liquide clair et trouble, du Talium. Je ne l'avais encore jamais vu conditionné sous cette forme.

— Nous sommes en chemin pour sceller notre alliance en honorant notre accord : du Talium contre des armes et des munitions.

Des chuchotements interrogatifs s'élèvent tout autour de moi. Alb se risque à poser une question.

— Mais il y en a combien ?

— Du Talium ? Les sept caisses que vous voyez en sont remplies, environ l'équivalent d'un mois de production, 20 000 doses.

Ce sont cette fois de vives réactions qui s'élèvent et couvrent presque le vacarme du camion.

— Vous comprenez maintenant pourquoi cette opération devait rester discrète ?

Un peu, oui. Depuis le début de la collaboration entre New Town et Peterstal et la création de l'Union Communautaire du Talium, les doses du sérum se sont faites rares. Sarah et l'équipe d'industrialisation ont consacré tous leurs efforts et beaucoup de nuits à décupler la production afin de répondre à la demande toujours croissante. Mais malgré ces sacrifices, chaque nouvelle adhésion de communauté à notre faction divisait davantage les quantités disponibles. L'agrandissement des labos de fabrication et l'augmentation régulière des effectifs ne permettent pas encore de suivre l'évolution constante de la demande. Depuis des mois, les livraisons de Talium aux différentes communautés de l'Union sont réduites à leur strict minimum, dans le meilleur des cas. Les populations sont priées de se montrer patientes, au moins jusqu'à ce que les frontières de L'Union se stabilisent. Même New Town frôle la pénurie. Les militaires ne reçoivent plus que deux doses par mois. Nos prises se font à la limite des premiers symptômes de manque. Toutes ces restrictions sont souvent au cœur des conversations et des préoccupations du moment. Chaque jour nous rapproche un peu plus d'une crise sociale, paraît-il que la révolte gronde. Et là, sereinement, Holzer nous dévoile l'une des raisons de cette pénurie. Depuis que nous sommes partis, sans le savoir, nous sommes assis à côté de sept caisses remplies de litres et de litres de Talium, l'objet de toutes les convoitises, un véritable trésor. Nous sommes comme des convoyeurs de fonds risquant un braquage à tout moment. Je comprends mieux pourquoi le sergent avait besoin d'une telle escorte.

— Mais ils ont autant d'armes ? Parce que là...

Alb ponctue sa question d'un sifflement aigu tout en désignant du doigt la caisse ouverte. Cette interrogation est sur les lèvres de tout le monde : qu'allons-nous recevoir en échange d'un pareil paiement ?

— Le major Klein et moi-même sommes bien conscients des sacrifices que nous avons tous dû faire pour réunir autant de Talium alors que notre production normale peine à satisfaire nos propres besoins. Mais si nous voulons continuer à prospérer il nous faut aussi nous protéger. Voyez ça comme un investissement à long terme. Et ne vous inquiétez pas, l'échange est en notre faveur. Leur territoire comprend trois anciens bastions de la ligne SEMAD, Pforzheim, Rastatt et Karlsruhe, leur capitale. Grâce à ces villes ils ont pu mettre la main sur une immense réserve d'armement. Le problème pour eux c'est qu'ils ont plus de malades que de personnes formées à leur utilisation. À chacun ses priorités.

Le message du sergent semble passer auprès de tous.

— Karlsdorf, où nous nous rendons ce soir, est habitée par une petite communauté indépendante. Nous n'avons rien à craindre d'eux à priori, nous ne devrions même pas les voir. Mais dans le doute, je vous demande d'ouvrir les yeux, soyez vigilants, on ne sait jamais.

Le ton du sergent se veut calme et rassurant.

— Maintenant reposez-vous.

Pendant qu'Holzer referme la caisse, les conversations reprennent de plus belle. Je remercie Yvo pour ses traductions ponctuelles qui m'ont permis de comprendre. L'adolescent est inquiet et veut me faire part de ses préoccupations.

— Hey, Billy, t'étais au courant ?

— C'est à moi que tu demandes ça ? Tu passes ta vie avec le major, c'est plutôt à toi qu'il faudrait poser la question.

— Ça me saoule. Tout le monde pense que je suis au courant de tout, mais c'est pas vrai. J'en sais souvent moins que vous autres.

Contrairement à nous, Yvo est plus affecté par sa mise à l'écart du secret que par le secret lui-même.

Après s'être assuré que les caisses étaient bien fermées et calées, Holzer s'assied près de nous.

— Alors, Billy, vous avez réussi à tout comprendre ?

— Les grandes lignes.

— Même en allemand ? Vous faites des progrès.

— Heureusement qu'Yvo était là.

— Vous avez donc compris les enjeux de cette rencontre. Cette transaction scellera notre alliance avec la République de Baden, et vous le savez comme moi, on a besoin d'alliés en ce moment. Les communautés à l'ouest de l'Union sont de plus en plus actives et nous donnent du fil à retordre. Nous avons plus que jamais besoin de ces armes. 

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