Chapitre 25.3 - Avoir la certitude que le doute est permis
Mon grand-père était passionné par la Seconde Guerre mondiale, une véritable encyclopédie. Les dates, les généraux, les armes, les véhicules, les batailles célèbres... tout, il connaissait tout. Pourtant, aucun membre de notre famille n'y a pris part, mais il s'est tellement documenté et a regardé tellement de films qu'il nous racontait ces événements comme s'il les avait vécus. Pour lui il était important que tous se souviennent de ce drame de l'humanité afin que les générations futures en tirent les leçons. Je suis content qu'il n'ait pas survécu assez longtemps pour voir à quel point personne n'a retenu quoi que ce soit. Il est parti en paix, cette même paix que le monde piétina dix ans plus tard. Il me montrait beaucoup de documentaires aux images d'archives recolorisées qui paraissaient tellement contemporaines qu'elles donnaient l'illusion d'avoir été tournées seulement vingt ou trente ans plus tôt. On y voyait souvent l'armée nazie occupant les villes européennes, défilant dans les rues et réquisitionnant les bâtiments en chassant leurs habitants. Il y avait beaucoup d'images de colonnes de civils emportant le strict nécessaire, des personnes âgées, frêles, des femmes avec leurs enfants, effrayés, et des pères de famille angoissés à l'idée de ne pas pouvoir protéger leurs proches. Toutes ces images me reviennent, car c'est exactement ce que je suis en train de vivre aujourd'hui.
Le groupe de Flegel nous a rejoints une fois la fin des affrontements annoncée. Déployée dans tout le quartier, notre unité presse les familles de faire leurs bagages, les rassemble et les escorte à l'extérieur de Walldorf. En revanche, les survivants qui se sont opposés à nous sont parqués dans une maison reconvertie en prison de fortune. Sous bonne garde, ils attendent que nous les emmenions à New Town. Quand je suis passé tout à l'heure, une petite foule implorait leur libération devant la bâtisse. Tenus à distance jusqu'à présent, viendra le moment où il faudra faire bouger ces gens, par la force si nécessaire.
Ils étaient effectivement autour de deux cents, les soi-disant pillards, mais peu étaient en état de se battre. Dans les premières minutes, nous avons surtout affronté des désespérés qui se sont défendus avec ce qu'ils ont trouvé. Quant aux mercenaires de Horst, ils ont compté six tireurs repliés dans les maisons. Aucun n'a été épargné. Ces brutes auraient pu prendre tout le quartier à eux seuls, sans soucis. Ils n'ont d'ailleurs aucune perte à déplorer, seulement deux blessés légers, contrairement à nous qui en déplorons une quinzaine et devons rapidement rapatrier les corps de nos sept morts afin qu'ils puissent rendre à temps un dernier service à la communauté... Mais ce n'est rien face au massacre auquel nous avons participé. Autour de trente morts, dont trois blessés graves sommairement achevés sur place. Il y a également une douzaine de prisonniers, de pauvres gens qui ont lâché leurs armes juste à temps. Je n'ai vu aucun pillard.
Aujourd'hui, j'ai donc l'impression d'être dans le mauvais camp, de celui qui ferait honte à mon grand-père.
Placés à un croisement, Tony, Felix et moi nous assurons que personne ne cherche à fuir ou à faire quelque chose de stupide.
Flegel s'approche.
— Bon travail les gars, nous bientôt fini dans ici. Vous allez retourner à New Town avec prisonniers.
— À pied ?!
— Non. Aller vers la communauté au nord de Walldorf avec les prisonniers et attendre les... autres nous venir, de New Town, avec camions.
Faut s'accrocher pour le comprendre cet abruti. Et pourquoi nous parle-t-il en anglais ? Les deux autres sont allemands.
— Un camion ? Vous voulez dire un fourgon ?
Comprenant qu'il n'y arrivera pas, il demande une traduction à Felix, le plus jeune, et le meilleur dans ma langue natale. L'échange est dense. Il est question de nous, mais également de New Town, des blessés, de route ou encore d'Akram. Une fois terminé, Flegel demande à Felix de m'expliquer avant de s'en aller sans se retourner.
— Un groupe va bientôt arriver de New Town pour nous relever. Ils viennent avec un fourgon pour récupérer les prisonniers. En attendant, Flegel veut que nous les emmenions à la communauté de Walldorf, dans la partie nord de la ville.
— On rentre donc avec eux ?
Il rigole.
— Tu rêves, pas de place pour nous.
Cinq heures. Il faut au moins cinq putains d'heures de marche pour rentrer à New Town.
— Et le groupe de Flegel ?
— Il reste ici pour s'assurer que tous les... gens quittent bien le quartier. Ils rentreront plus tard avec les blessés.
— Flegel ? Seul en territoire ennemi, une première.
— Nous l'avons libéré ce territoire. Ici, c'est désormais l'Union Communautaire du Talium, chez toi.
Chez moi ce sera toujours à plus de cinq-mille miles d'ici...
Alors que nous nous mettons en route, Felix m'interroge.
— Qu'est-ce qu'on fait de tous ces prisonniers ?
Aïe ! La question piège.
— Qu'est-ce que ça peut te faire ?
— C'est qu'il commence à y avoir beaucoup de monde à New Town, il faut bien les nourrir tous ces gens.
— Tu veux les libérer ?
— Non, c'est juste que...
— Alors ne pose pas de questions. Crois-moi, ne t'occupe pas de ces affaires-là.
Loin d'être convaincu, il n'insiste pas et continue de marcher à mes côtés.
Ces histoires de prisonniers soulèvent de plus en plus de questions ces derniers temps, Sarah et Klein feraient bien de donner des explications avant que la suspicion ne prenne trop d'ampleur.
Nous arrivons devant la maison faisant office de camp d'internement provisoire. La zone est maintenant calme, les pleureuses et les revendicateurs qui réclamaient la libération de leurs proches ayant été évacués. Devant l'entrée, deux mercenaires montent la garde, assis sur des sièges de jardin en plastique, fusils posés sur les genoux. Leur équipement et leur attitude tranchent complètement avec notre unité. Il n'y a aucun doute sur leur passé. Anciens militaires, policiers, membres d'unités anti-terroristes ou je ne sais quel autre groupe paramilitaire, ces types ont derrière eux une longue expérience du combat et du maniement des armes.
À notre approche, l'un d'eux se lève.
— Vous venez pour les prisonniers ?
Même si j'ai bien compris la question, je laisse Felix y répondre.
Le garde se retourne pour ouvrir la porte d'entrée et appeler quelqu'un à l'intérieur. Nous attendons le temps que la personne concernée veuille bien pointer le bout de son nez.
À l'angle de la rue, trois hommes viennent de faire leur apparition. D'autres mercenaires. Retour de patrouille je suppose.
Quelqu'un se présente enfin à l'entrée de la maison, un grand chauve aux yeux de bœuf et au menton carré. Un sacré molosse qui remplit tout l'espace disponible dans l'encadrement de porte.
— Vous êtes déjà là ? Fallait pas vous presser.
De l'anglais, avec un lourd accent de l'Est, le même que dans le talkie d'Akram tout à l'heure. C'est sûrement Horst en personne, le chef des mercenaires. Je ne sais pas d'où il vient, pas de Russie en tout cas, je reconnaîtrais leur accent entre mille.
Intimidé, Felix ne se démonte pas pour autant et lui répond.
— Le caporal Flegel nous a donné un ordre, alors nous voilà.
— Vous êtes de bons soldats, j'critique pas, mais il faudra attendre un peu. Entrez vous mettre au chaud.
Il s'écarte pour nous laisser passer.
Une lourde main s'écrase sur mon épaule au moment où je m'apprêtais à pénétrer dans la maison. C'est un homme au regard noir, barbe noire, cheveux longs noirs, bonnet vissé sur la tête, kaki, pour trancher avec le reste. Son visage marqué par le temps et les épreuves de la vie me dit quelque chose.
— J'étais sûr. Billy, c'est ça ? Tu souviens de moi ?
Tout en lui serrant la main, les souvenirs resurgissent. L'hôpital détruit, l'altercation entre Lisbeth et Klaus, cet enfoiré qui a essayé de me faire porter le chapeau d'un meurtre qui n'a en fait jamais eu lieu, ou encore la révolte que j'ai déclenchée... Merde, pas encore ce foutu passé qui me rattrape.
De Nicklas, je me souviens surtout de mon pistolet qu'il a récupéré juste après notre rencontre. Quant au superbe Lb29 qu'il tient entre ses mains, c'est très certainement celui que j'avais trouvé.
— Oui, ça me revient. Alors, il va bien ?
En suivant mon regard, il comprend que je parle de l'arme qu'il porte en bandoulière.
Il plisse les yeux.
— J'avais oublié d'où elle venait celle-là. Je le ai pris après le départ de Klaus avec Schaeffer. Désolé, mais je garde.
Je ne sais pas s'il est capable de sourire, mais il est détendu, alors c'est qu'il devait s'agir d'une forme de plaisanterie.
— Garde-la. Et mon pistolet ? Qu'est-ce qu'il est devenu ?
— Troqué contre du Talium à New Town, un bon prix.
— Vous allez papoter encore longtemps ? Le froid rentre.
Horst s'impatiente. Nous entrons et pénétrons directement dans le salon où une dizaine de mercenaires prennent du repos. Certains sont affalés sur le canapé et les fauteuils, d'autres sont attablés et mangent ce que je suppose être les réserves des vaincus.
Aucun d'eux ne prend la peine de nous saluer.
— Mettez-vous à l'aise.
Malgré la formule de politesse, Horst nous néglige complètement pour aller directement s'attabler devant une boîte déjà ouverte. Nous l'avons dérangé en plein repas.
Des bruits de pas et de déplacement de meubles se font entendre à l'étage. Visiblement, certains fouillent encore les lieux. Akram n'a pas été tendre à leur sujet. Pour lui, ce ne sont que des charognards opportunistes à qui nous ne devrions pas nous fier, et ce que j'ai sous les yeux va en ce sens. Mais il vaut mieux les avoir dans son camp.
Nicklas pose son fusil sur le buffet du salon, prend deux chaises et s'approche de moi.
— Tiens, assied-toi.
Tony et Felix me regardent, perdus. Ils attendent que je leur dise quoi faire. Mon expérience militaire leur fait souvent oublier que je suis au même rang qu'eux dans cette armée de pacotille.
D'un geste de la tête je leur fais comprendre d'aller se détendre. Surpris que je sois à l'aise avec ces types pourtant si intimidants, ils partent en quête d'une place où poser leurs fesses.
Nicklas sort une petite flasque d'une poche intérieure de son manteau.
— Je te offre un coup ?
Sa nonchalance tranche avec son offre. J'accepte malgré tout.
— Alors ? Comment tu te être sorti ce fameux soir ? Au début on te pensait mort, mais comme on n'a jamais retrouvé ton corps, l'hypothèse fuite s'est avérée plus logique.
Ça brûle ! C'est super fort son truc ! On dirait de l'alcool de fruit, mais sans fruit. Je lui rends sa... boisson.
— Ça tirait partout et sur tout le monde, on a préféré se barrer.
— On ?
— Oui, Tanya et moi.
— Tanya ? Elle est toujours vivante ?
— Oui, enfin je suppose, je ne l'ai pas vue depuis plusieurs mois.
— Ça me fait plaisir de apprendre ça. Tu sais que c'est moi qui ai retrouvée elle ? Elle était toute peureuse, un vrai chien battu.
— Elle m'a raconté. Sale histoire.
— Ouais, une au milieu d'autres.
Il boit une gorgée de son alcool de feu.
— Où est-elle maintenant ?
— À New Town.
— New Town ? Je suis allé la semaine dernière et je ne pas croiser elle.
— Elle est très occupée à l'hôpital.
— Justement, j'étais à hôpital. Blessure.
Il retrousse sa manche pour me montrer un bandage qui fait tout le tour de son avant-bras.
— C'est le meilleur de la région, le seul en fait. Dès que nous avons des bobos à faire soigner, on y va. Et je ne pas voir Tanya.
— Alors c'est qu'elle doit être déployée ailleurs, sûrement pour soigner d'autres blessés sur d'autres zones chaudes de l'Union.
— Ah, ça oui, ça chauffe pas mal chez vous. On ne risque pas de être au chômage avec vos chefs. C'est bon pour les affaires.
Il laisse échapper un petit rire cynique avant de vite reprendre son air renfrogné.
Encore des bruits à l'étage. Quelque chose qui vient de tomber. Si au rez-de-chaussée le calme règne, il y a là-haut nettement plus d'agitation.
Nicklas boit une nouvelle gorgée avant de ranger sa flasque.
— En tout cas, vous avez bien fait de vous tirer de Kell am See.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— C'était une révolte, une révolte sanglante.
— Et qu'est-ce qui te fait dire ça ?
Fait l'innocent Bill...
— Tout le monde savait que un jour ça pèterait entre les partisans de Klaus et ceux de Lisbeth, nous étions assis sur une vraie poudrière. Par contre, je ne me attendais pas à ce que Erwin puisse trahir Lisbeth. Je l'aimais bien, Lisbeth. Je ne jamais été convaincu par les femmes au pouvoir, mais j'avais beaucoup de respect pour elle.
Interpellé par un de ses camarades, Nicklas interrompt son histoire pour lui répondre dans une langue aux sonorités slaves que je ne parviens décidément pas à reconnaître. Impossible de comprendre le sujet de leur échange, mais c'est clairement un point de tension entre eux deux.
Le problème apparemment réglé, Nicklas se tourne à nouveau vers moi.
— Quel connard ! Le type, tu sauves ses fesses à chaque fois et il ne peut pas se empêcher de ouvrir sa grande gueule au lieu de faire... comment vous dites... profil bas.
Il soupire rageusement.
— Et après ? Comment tu t'es retrouvé avec ces mercenaires ?
— Après le carnage, Erwin a tenté de me expliquer ce qu'il s'était passé, que tout serait parti avec un malentendu et qu'il avait désormais la intention de recoller les morceaux à Kell am See.
— Et leur chef ? Comment il s'appelle déjà...
— Rudolph ? Lui aussi, mort. Erwin est le nouveau chef, secondé par Tim. Mais c'est trop tard pour réparer, tu vois ce que je veux dire. J'ai préféré me barrer, surtout avec ces salopards de la Horde de Schaeffer qui rodaient toujours dans la région.
Il marque une pause, comme pour souligner la fin d'un chapitre et le début d'un autre. Pendant ce temps l'agitation à l'étage s'accentue. Deux mecs rigolent là-haut.
— Je suis d'abord allé à Nonnweiler où je suis resté quelques semaines. Puis j'ai pas mal vagabondé durant le été. Birkenfield, Idar-Oberstein, Lauterecken... C'est là-bas que j'ai entendu parler du Talium pour la première fois. Je ne croyais pas. Et je suis tombé sur Horst. Il recrutait des types comme moi pour monter son groupe de mercenaires afin de monnayer nos services contre le produit miracle. Sa bonne santé et les deux doses en paiement de avance m'ont convaincu.
Une porte s'ouvre à l'étage. Les cris étouffés d'une femme en pleurs me glacent le sang. Un type descend lentement les escaliers en refermant sa veste, le pas lourd, l'air satisfait.
Nicklas se lève et s'étire.
— Et voilà moi aujourd'hui devant toi, en pleine forme, les poches et le corps plein de Talium.
— Nicklas, où sont les prisonniers ?
— Il y a dix bonhommes qui attendent dans le espèce de bureau au fond du couloir. Ils sont calmes. Par contre il va falloir que vous patientiez encore un peu pour récupérer les deux nénettes là-haut, tous nos gars ne sont pas encore passés. D'ailleurs, c'est à mon tour.
Des porcs.
— Ne me regarde pas comme ça. Qu'est-ce que tu croyais ? Qu'on se battait uniquement pour des doses de Talium ? Et ne nous juge pas, parce que vous non plus ne êtes pas tout rose. Vos histoires de prime au nombre de prisonniers ramenés n'être pas très claire.
D'un pas nonchalant, il se dirige vers l'escalier et monte les premières marches avant de s'arrêter.
— On vous les rendra entières, ne te inquiète pas. Vous pourrez ensuite en faire ce que vous voudrez. D'ailleurs, toi et tes gars ne pas démérités. Vous pourriez en profiter. À voir vos têtes, ça vous ferait du bien.
Sans attendre ma réponse, il reprend sa montée pour aller cueillir sa récompense.
Felix et Tony me regardent. Ils ont parfaitement compris. Ils restent assis, silencieux, attendant une réaction de ma part, quelque chose que je pourrais dire, faire, ou ne pas faire.
La porte à l'étage s'ouvre, laissant une nouvelle fois s'échapper les sanglots étouffés d'une femme suppliant d'arrêter son calvaire. Puis la porte se referme, en douceur.
J'ai la nausée.
— Je vais sortir. Peuvent rester ceux qui veulent, ça ne me regarde pas. Prévenez-moi quand on pourra enfin partir.
Sans un mot, ils me regardent me lever et prendre mes affaires. Qu'ils fassent ce qu'ils ont à faire, je ne veux rien savoir.
À peine dehors que le froid m'agresse. Sa morsure me raidit. Saloperie de pays.
La porte derrière moi s'ouvre et laisse apparaître Felix, seul. Il sort, referme derrière lui et part marcher. Lui aussi se demande sans doute s'il est bien dans le camp des gentils, si tant est qu'il y en ait toujours, des gentils.
Tiens, ça y est, il neige.
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