Chapitre 25.2 - Avoir la certitude que le doute est permis

Akram sort son talkie de la poche pour appeler le chef des mercenaires. Après quelques secondes de grésillement, une voix masculine aux accents slaves répond. Ils conversent en anglais. Encore un qui n'est pas originaire de la région. Akram lui demande de confirmer sa position avant de lui expliquer le plan. Peu loquace, son interlocuteur le gratifie d'un simple « okay ».

— Ils sont déjà en position. Je briefe rapidement Alb et on y va.

Il traverse la rue pour rejoindre la petite escouade.

Akram a choisi Albert pour son leadership et le respect qu'il inspire. Il est celui qui s'impose naturellement, voilà tout, et cette situation me convient, je n'ai ni prétention ni plan de carrière. De toute façon, vu mes casseroles, ma piètre maîtrise de l'allemand et le racisme anti-américain latent, je n'arrive pas à la cheville d'Alb. Tout ce qui m'importe c'est qu'Akram me fasse confiance et prenne mes conseils en compte. Il me considère comme son égal, et ça me suffit, d'autant que je ne me retrouve pas en première ligne avec une lame montée au bout d'un tube métallique ou d'un manche en bois.

Le plan d'attaque exposé, le calme s'installe. Seuls les reniflements et les toux grasses hivernales viennent rompre le silence ambiant, genre ville fantôme, lourd et oppressant. Chacun se projette dans la bataille à venir. Une sorte de méditation ou d'introspection visant à dominer sa peur et chercher le courage au plus profond de soi. C'est quelque chose de personnel. Ceux qui au cours de ces derniers mois ont déjà participé à ce genre d'affrontement parviennent à faire le vide en eux. Ils savent déjà ce qui les attend et sont à même de se préparer psychologiquement. En revanche, les bleus appréhendent, redoutent, voire se pissent carrément dessus. Ils tentent de contenir leur angoisse, par pudeur envers leurs camarades, mais il y a des signes qui ne trompent pas. Les regards vides pointés vers le sol ou vers l'horizon bouché par les bâtiments alentours. Les mains qui tremblent, qui grattent les bras, la nuque, la tête, et qui laissent échapper les armes, sortant brutalement les autres de leur torpeur et accentuant un peu plus la tension ambiante. Au-delà du combat lui-même, c'est son imminence qui torture l'esprit.

Le jour est maintenant complètement levé, ce qui n'est pas forcément évident avec cette couverture nuageuse.

Akram donne enfin le signal. Il s'élance aussitôt, en tête et au pas de course, plein sud, droit vers notre cible. Les membres du groupe se bougent les uns après les autres pour le suivre. À mon tour, je me lève et suis le mouvement. Alb se met également en route avec ses hommes. Nous traversons une grande rue sans couleur, figée dans le temps, laissant entrapercevoir les vestiges de la bataille d'antan et de la fuite précipitée des habitants. Nous dépassons une voiture avec deux paires de skis montées sur le toit. J'aurais aimé rencontrer celui qui les a fixées pour savoir comment il en est arrivé là alors que l'intégralité de la Troisième Guerre mondiale s'est déroulée de juin 37 à janvier 38.

Nous courons toujours, bruyamment. Ça souffle, ça tousse, ça crache, mais surtout, ça percute lourdement le sol. Les cinquante-trois paires de chaussures frappant frénétiquement le bitume dans un rythme des plus irréguliers me font penser à un déluge de pluie durant une nuit d'orage. Personne ne parle, les regards sont braqués droit sur l'objectif. Chacun suit son camarade de devant, qui suit son camarade de devant, qui suit Akram, en tête.

Nous arrivons au bout de la rue et nous engageons dans une nouvelle en traversant une large route. Nous la remontons sur une dizaine de foulées avant de nous engouffrer dans une ruelle sur notre droite qui mène au quartier des pillards. Le groupe d'Alb continue tout droit. Comme prévu dans le plan d'Akram, ils contournent une partie des habitations avant de disparaître.

Dernière ligne droite. Nous accélérons.

Des cris d'alerte ! Ça vient de plus loin, devant nous.

Ils nous ont repérés ! Nous accélérons encore.

Akram hurle des ordres dont certains m'échappent. Tout le monde se met en formation serrée tout en continuant d'avancer.

— Billy ! Qu'est-ce que tu fais ?

Pris dans le mouvement, je ne suis pas sorti des rangs pour occuper le flanc gauche comme convenu. Fusil à l'épaule, je m'exécute aussitôt, emmenant avec moi les deux tireurs sous mes ordres, Tony et Felix, deux nouveaux que je ne connaissais pas hier encore.

Nous déboulons dans le quartier et tombons sur une petite foule en effervescence qui se disperse comme une volée d'étourneaux.

Ça crie, ça court, ça tombe, c'est la panique.

— Halte !

Akram arrête tout le monde. Il hésite, et pour cause, ce ne sont pas des pillards que nous avons sous les yeux, mais des familles apeurées qui abandonnent leurs activités extérieures pour fuir un ennemi qui les attaque par surprise.

Pendant que les états d'âme de notre chef de groupe nous font perdre de précieuses secondes, une poignée d'hommes se regroupent au milieu de la cohue face à nous. Armés de toutes sortes d'outils ou de barres de fer, ils s'interposent en hurlant et en fouettant l'air avec leurs armes de fortune. Nos premières lignes sont tenues à distance. Légèrement décalé par rapport aux autres, un genou à terre, je surveille les environs et attends un ordre d'Akram, doigt sur la gâchette. Les secondes passent, le doute continue de s'installer. D'autres hommes armés arrivent en proférant des menaces. Pas d'armes à feu à signaler pour le moment. Les deux camps s'observent, se jaugent et tentent d'intimider l'autre. L'un de nos fantassins profite d'une ouverture pour bondir et se ruer sur deux pillards qui lui font face. Il esquive un coup et plante sa lance dans un ventre. Sa victime n'a pas le temps de s'effondrer que deux lourdes barres métalliques viennent presque simultanément lui fracasser le crâne. Il s'effondre. Premières pertes, des deux côtés. Choqués, nos hommes reculent d'un pas, donnant confiance à leurs opposants, de plus en plus bruyants. Ils frappent le sol avec leurs armes, hurlent et tapent du pied.

Il faut se rendre à l'évidence, nous n'étions pas prêts.

Un coup de feu retentit à l'autre bout de la rue ! L'un des molosses qui nous font face s'écroule au sol. C'est le groupe d'Alb qui fait son entrée dans la partie. La surprise est totale dans le camp adverse. Quelques rafales bien placées en fauchent trois autres. Les cris déchirants d'une femme au loin me glace le sang. Pris de panique, comprenant qu'ils n'ont aucune chance, ils battent en retraite dans le chaos le plus total, abandonnant les blessés, se bousculant les uns les autres, tombant et se marchant dessus. C'est à celui qui trouvera le premier un abri contre les balles qui sifflent autour d'eux.

— Chargez !

Voulant profiter de la confusion pour faire bouger ses soldats figés sur place, Akram tente de les secouer.

*

Alors que je peine à remuer mes hommes je croise le regard de Billy. Il sait qu'il faut tirer profit de la débandade de nos adversaires, pour autant je le pratique depuis suffisamment longtemps pour savoir qu'il ne prendra aucune initiative. C'est à moi d'agir.

— On se bouge tout le monde ! Avancez !

Mollement, les premières lignes s'élancent enfin à la poursuite des fuyards. Pourtant, alors que ces derniers ne représentent plus une menace, je ne sens aucune conviction dans nos rangs. Il n'y a pas de cris, pas d'armes brandies en l'air, pas de course pour savoir qui arrivera en premier au contact. On est loin de l'enthousiasme des entraînements qui n'étaient alors qu'une compétition entre eux. Ils viennent de prendre conscience du coût exorbitant que ce combat peut leur imposer. Il ne s'agit pas seulement de la vie qu'ils peuvent perdre à chaque instant, tel un funambule sans filet, mais aussi de leur âme qu'ils risquent de corrompre. Donner la mort peut être tout aussi dévastateur que de la recevoir, et cette idée paralyse même les plus déterminés.

Il nous faut pourtant continuer, nous ne pouvons plus reculer. Alors je tente de les motiver, de leur montrer que je reste avec eux. Je les pousse dans le dos et cours à leurs côtés.

Les pillards en fuite se dispersent.

Je me retourne pour envoyer ceux derrière moi à la poursuite des deux plus petits groupes qui viennent de se former.

— Rattrapez-les ! Ils ne doivent pas rejoindre leurs habitations !

Un combat en intérieur serait la pire des issues pour nous.

Je continue avec le gros de mes troupes à pourchasser la dizaine de pillards qui se retrouvent coincés entre notre premier rang et la porte de garage d'une maison qu'ils espéraient ouverte. Désespérés, ils se jettent sur nous tels des animaux sauvages acculés. Surpris par la férocité de cette charge soudaine, certains de nos camarades à l'avant n'ayant pas eu le temps d'assurer leurs appuis tombent à la renverse, les autres absorbent le choc et tiennent le coup. Je ne distingue plus rien dans cet enchevêtrement de vêtements et de chair, impossible d'utiliser mon fusil d'assaut. Seuls des cris et des tintements métalliques me parviennent. Je ne peux pas rester derrière à ne rien faire, alors je tente de me frayer un chemin au milieu de la mêlée, épaules contre épaules, cuisses contre cuisses. Il me faut lutter pour réussir à me frayer un passage et comprendre ce qui se passe devant. Des tubes métalliques, des haches et des marteaux percutent les lances et les dévient. Des poings s'écrasent contre des mâchoires. Un coup de coude éclate un nez. Un coup de barre de fer décroche plusieurs dents, tandis qu'une lance déchire une cuisse. Des lames plus courtes surgissent et tailladent les chairs. L'une d'elles rentre et sort d'un thorax, à plusieurs reprises, frénétiquement, comme possédée. Le sang gicle, coule et tache le sol, les vêtements, les mains et les visages. Les hurlements de fureur se mêlent à ceux de la souffrance et du désespoir. Un coup de hachette met un ennemi au sol, un second lui fend le front et le fait taire à jamais.

Toute cette férocité me sidère, me tétanise même. Il n'y a plus aucune humanité, seulement des primates qui gesticulent, hurlent, se mordent, se frappent et se bousculent, l'expression même de la folie meurtrière, l'instinct primaire, bestial, irraisonné, le dernier cri déchirant d'une espèce en souffrance sur le point de s'éteindre.

Soudain, tout s'arrête.

— Nous nous rendons ! Nous nous rendons !

Les quatre derniers survivants s'agenouillent et mettent leurs mains sur la tête, implorant notre pitié. Devant eux, allongés sur le sol ensanglanté, quelques corps gesticulent aux côtés d'autres totalement inertes.

— Attachez-les et occupez-vous des blessés.

Tout le monde s'active.

Les coups de feu qui s'étaient tus reprennent de plus belle derrière nous. C'est Alb et ses hommes qui tentent de repousser un nouveau groupe d'ennemis sorti d'une autre rue. Au même moment, un peu plus loin, près des habitations, le reste de nos fantassins se retrouve coincé entre deux maisons, bloqué par des tirs provenant d'un bâtiment plus loin.

Je me tourne vers Billy, resté en retrait.

— Avec tes deux tireurs, allez les sortir de là !

*

De la tête, je confirme l'ordre à Akram et fais signe à Tony et Felix de me suivre. Nous courons vers ceux coincés et nous arrêtons juste avant au coin d'une des deux maisons. Discrètement, je me penche pour tenter d'apercevoir d'où proviennent les tirs. Je scrute... Le voilà ce fumier.

— La maison, derrière. Un à la fenêtre, en haut.

Les deux tireurs me regardent. Ils semblent avoir compris mon mélange d'anglais et d'allemand. Comme ils l'ont appris à l'entraînement, ils se mettent en place, l'un accroupi devant moi, l'autre la main sur mon épaule pour me signifier sa présence.

— Go !

Nous surgissons comme un seul homme, fusils à l'épaule, et progressons très vite entre les deux maisons. Arrivés à hauteur de nos fantassins bloqués, nous nous arrêtons et tirons chacun une courte rafale sur la fenêtre d'où un enfoiré avec sa carabine se tient. Touché, il s'écroule sans un cri. Au même moment, des tirs soutenus éclatent dans la rue parallèle à la nôtre, de l'autre côté de la maison. C'est le groupe d'Alb qui s'occupe de déloger d'autres tireurs embusqués.

Nos fantassins ne réagissent pas. Encore recroquevillés derrière leurs abris précaires, ils restent là, prostrés, alors qu'ils n'étaient sous le feu que d'une seule carabine. Va falloir qu'ils s'endurcissent.

— Bougez-vous !

Un par un, je leur donne des coups de pied au cul pour les sortir de leur torpeur et les faire se lever. Deux d'entre eux protestent et restent cloués sur place, hargneux. Qu'ils restent là, c'est pas mon problème. Les autres se lèvent et attendent mes ordres, la peur au ventre.

— Il faut nettoyer les maisons devant nous, il y a d'autres tireurs embusqués dans les étages qui bloquent Alb et ses hommes. On va faire deux groupes... mixtes. Vous trois, vous allez avec Felix. Entrez par cette fenêtre et sécurisez l'intérieur. Et vous quatre, vous suivrez Tony. Faites le tour et nettoyez la maison de derrière. Passez par le jardin, ce sera plus sûr.

Encore une fois, mon mix anglo-allemand semble fonctionner. Les deux groupes s'élancent et se dirigent chacun droit sur ses objectifs. La situation étant maîtrisée ici, je retourne auprès d'Akram pour l'en informer. Je sors de la ruelle et tombe nez-à-nez avec un de ses hommes.

— Tu tombes bien, Billy, Akram demande comment vous vous en sortez là-bas.

— C'est sous contrôle.

Par-dessus son épaule j'aperçois le Syrien parlant dans son talkie.

*

— Un quart du quartier sous contrôle, Caporal. Nous avons quelques pertes à déplorer.

— Vous avez besoin de renforts, Akram ?

— Ce ne serait pas de refus. On en finira plus vite.

Pas de réponse.

Billy est de retour, seul.

— Où sont les autres ?

— Détendre toi, ils être partis tuer les... gens planqués, que tu entendre tirer sur Alb groupe. Il faut aller par le sud et prendre les ennemis derrière.

— Pas la peine, le caporal va arriver.

Les tirs s'atténuent. Quelques cris nous parviennent.

— Flegel encore il va arriver après le bataille.

Billy a raison, les choses semblent se tasser. Déjà la fin ?

Horst, ici le Caporal Flegel, vous me recevez ?

Pourquoi le contacte-t-il ?

Je vous écoute, Caporal.

— Vous pouvez intervenir, vous avez le feu vert.

Horst, bien reçu, on arrive.

— Tu pas me dire que Flegel doit aider nous ?

Si, c'est bien ce que je viens de lui dire, et je ne comprends pas. La situation est sous notre contrôle, nous pouvons prendre ce quartier sans l'aide de ces barbares de mercenaires.

— Caporal, nous pouvons nous débrouiller sans les mercenaires. Le plus dur est fait, il y avait peu de résistance. Ils vont se rendre.

Akram, laissez souffler vos hommes.

— Il y a des familles ! Des femmes et des enfants !

T'énerves pas l'bédouin, on n'est pas des fous d'la gâchette. S'ils ne s'opposent pas à nous ils n'y aura pas d'bobos. Maintenant libère le canal et laisse faire les pros.

Mais pour qui il se prend celui-là ?

Billy m'interroge du regard, perplexe.

*

Je n'ai jamais vu autant de colère dans les yeux d'Akram.

— Billy, fais vite passer le message que lesmercenaires vont arriver. Je ne veux pas de tirs croisés, tout le monde sereplie. Ils veulent leur paye, ils n'ont qu'à la mériter. 

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