Chapitre 24.3 - Clairvoyance est requise pour éviter la chute
— Une heure ? Seulement ?
On voit bien que le major n'y était pas, j'ai eu l'impression que ça a duré le double.
— Leurs revendications étaient claires et concises. Et étant donné l'ambiance tendue qui régnait, personne ne souhaitait faire durer la rencontre plus que nécessaire.
Klein acquiesce, pensif, le regard fixé sur son pot à stylos posé sur son bureau métallique. Il digère le rapport que viennent de lui exposer Joost et Hinrich, le premier concernant Peterstal et ses habitants, le deuxième la réunion à proprement parler. Cette longue et profonde réflexion de notre chef nous plonge dans un silence laissant s'exprimer le vrombissement constant et régulier de la ventilation, ponctué de temps à autres par des bruits de pas et des conversations tenues par les rares occupants du bunker circulant dans les couloirs adjacents. Les appartements du major Klein n'ont rien de prestigieux. Une toute petite pièce carrée, froide et austère, avec quelques rangements, un lit au fond et son bureau au milieu de la pièce. C'est d'ici qu'il administre New Town et veille sur le bon fonctionnement du bunker, tout en s'accordant parfois un peu de repos.
Dans un long et soudain soupir de lassitude, le major sort brusquement de sa torpeur.
— Joost, combien sont-ils là-bas ?
— Ce n'est pas qu'une question de chiffres, Markus.
Markus ? Je ne sais pas ce qui m'étonne le plus entre le fait que Joost soit le seul à s'adresser ainsi au major ou le prénom lui-même.
— Une question de chiffres par rapport à quoi ?
Hinrich intervient.
— Il y a d'autres données à prendre en compte, pas seulement Peterstal. Grâce à son opposition contre nous, quoi qu'on en dise, le Gang, enfin, Peterstal, a désormais un fort pouvoir d'attraction. Ils ne se battent pas uniquement pour eux, mais pour toute la région.
— Et pourquoi pas pour toute l'Allemagne tant qu'ils y sont.
— Que vous le vouliez ou non, la population à l'extérieur de New Town est particulièrement réceptive à ce message. D'après Annah Fraudren et ses deux acolytes, il est de notre devoir d'en faire profiter un maximum, et sans distinction.
— Mais nous ne faisons pas dans l'humanitaire. Des livraisons de Talium ne leur suffisent pas ?
— Non, parce qu'ils ne négociaient pas uniquement pour eux, mais pour tous ceux qui vivent dans la région. Et ils continueront le combat si nous ne nous ouvrons pas à tous.
— Markus, nous sommes déjà au bord du gouffre. Les demandeurs d'asile s'entassent chaque jour un peu plus devant nos portes et dans notre centre de rétention, et de nouvelles menaces émergent d'autres contrées. Lorsqu'ils décideront tous de s'unir contre nous, et ils finiront par le faire, il ne leur faudra pas longtemps pour débarquer ici et détruire tout ce que nous avons construit.
L'éclair de lucidité de Joost me stupéfie.
— Je comprends. Et donc ? Ils sont combien là-bas ?
— C'est là que leurs arguments prennent tout leur sens. Les toutes premières attaques que nous avons subies provenaient bien de Peterstal, uniquement. Ils sont environ mille-six-cents individus.
— À peu près autant que nous finalement, souligne Joost.
Le major écoute attentivement.
— La prise du Point d'eau a été un tournant. Grâce à ce fait d'arme, ils ont convaincu la communauté de Wilhelfelds, plus au nord, de les rejoindre. Eux ont encore des soucis internes, mais ils sont tout de même près de deux-mille-cinq-cents habitants.
C'est sans un mot mais les yeux écarquillés que le major encaisse le nombre.
— Mais ce n'est pas tout. Malgré les revers qui ont suivi, ils ont récemment scellé une alliance avec Ziegelhausen, plus au sud. Cette ville rassemble plusieurs communautés qui travaillent plus ou moins ensemble, soit environ cinq-mille personnes.
Klein souffle lourdement.
— Et ça pourrait encore empirer. Si les communautés qui vivent à Schriesheim et Heidelberg venaient à s'organiser et à demander leur part du gâteau, on se retrouverait...
— Au moins à un contre cinq, je sais calculer. Et vu les résultats lorsque nous étions d'égal à égal, je n'ose même pas imaginer ce qu'il se passerait s'ils atteignaient une telle supériorité numérique.
La détermination du major s'effrite.
— Vous comprenez donc pourquoi nous n'avons pas le choix, nous ne pourrons jamais faire face seuls à tous ces désespérés. Il nous faut collaborer avec eux, et pour cela nous devons décupler la production de Talium, et vite.
Les paroles du diplomate résonnent dans la conscience de Klein.
— Et vous, Billy ? Une opinion ?
Parce qu'elle compte, mon opinion ?
— Eh bien, je suis d'accord sur au moins un point, nous avons chaque jour de nouveaux ennemis. S'ils venaient à tous s'allier contre nous, je ne donne pas cher de notre peau.
Le major Klein se réfugie à nouveau dans ses pensées. Nous venons d'apporter de nouvelles pièces à son puzzle comportant bien trop de trous. À lui maintenant la lourde responsabilité de trouver un moyen de les mettre en place.
— Quelle quantité de Talium produisez-vous ?
Mon intervention spontanée les surprend. Faut savoir, mon opinion compte ou pas ?
— Nous produisons deux-mille-sept-cents doses par mois, soit moins de deux doses par personne à New Town, ce qui est déjà limite.
Quoi ?
— Mais pourquoi nous avoir envoyés là-bas si vous saviez que nous ne produisions déjà pas assez de Talium pour nous seuls ? On leur a proposé des livraisons alors qu'on est dans l'incapacité d'honorer cet accord.
Ils se regardent tous les trois.
— Vous nous prenez pour qui, Billy ? Bien sûr que nous y avons pensé. Maintenant que la version 1.44 du Talium est enfin en place, nous mettons l'accent sur le développement de sa production.
Joost se tourne vers moi.
— Une sorte d'industrialisation du processus de fabrication si vous préférez. Le major, assisté par Wilhelm Falkenbach, le chef de l'autorité civile, a mis sur pied un groupe qui réunit des anciens membres du milieu industriel pour assister Sarah dans l'agrandissement du laboratoire de production. En ce moment, des équipes de récupérateurs partent chaque jour avec des listes précises d'équipements et matériels à ramener. Nous l'avons déjà fait par le passé, mais pas dans de telles proportions.
— Sarah a fait des calculs, elle espère tripler la production d'ici deux mois. Soit environ huit-mille doses.
Joost est épaté.
— En si peu de temps ? C'est fou de voir à quel point les questions de vie ou de mort peuvent motiver une population.
De mon côté, je fais les comptes.
— Mais même s'ils réussissent, nous serons encore loin du compte. Il faudrait produire au moins... dix-mille doses, non ?
— On le sait, ce ne sera pas l'idéal. Nous devrons rationner le Talium, pour eux comme pour nous. Il faudra bien qu'ils comprennent que nous ne pouvons pas faire de miracles.
— Ne vous inquiétez pas, major, ils le comprendront. Une fois que nous aurons montré notre engagement dans les premières distributions, la confiance s'installera.
Longue inspiration du major. Il se calme et fait le point pendant quelques longues secondes.
— J'irai en parler à Sarah. Ça va la mettre dans tous ses états.
Puis il se penche pour ouvrir un tiroir d'où il en sort un grand cahier pour en faire rapidement défiler les pages. Il a déjà inscrit beaucoup de choses, avec à chaque fois la date notée dans la marge. Il trouve sa dernière entrée, prend un stylo et se racle la gorge.
— Je dois faire un compte rendu à Wilhelm tout à l'heure.
Hinrich cite les noms et prénoms des représentants des trois communautés que nous avons rencontrées. Pour chacun d'entre eux, il établit un rapide portrait, en s'attardant sur celui d'Annah Fraudren, l'homologue de Markus Klein.
— C'est elle qui dirige tout ?
— Clairement, oui. Elle voudrait faire croire qu'elle ne contrôle que Peterstal, mais ce n'est qu'une manœuvre politique. Elle exerce en réalité une grande influence sur les autres.
Moue approbatrice du major qui prend en même temps des notes.
— Et qu'en est-il des prisonniers ?
La question refroidit Hinrich. Après quelques secondes de flottement, il répond enfin.
— Comme il s'agit d'un sujet délicat, j'ai préféré aborder la question en privé avec Annah.
C'est donc pour ça que lui et Fraudren s'étaient éclipsés à la fin de la rencontre, juste avant notre départ.
— Et alors ?
Cette fois, le diplomate est vraiment mal à l'aise. La gorge serrée, il reprend maladroitement son compte rendu.
— Ça n'a pas été simple de lui faire admettre, vous comprenez ?
— Non, je ne comprends pas. Qu'est-ce qui vous arrive, Hinrich ? Parlez.
Hinrich lance quelques regards gênés dans ma direction. Quoi ? Je suis de trop maintenant ?
— Major, est-ce que tout le monde est... au courant ? Habilité ? Vous voyez ce que je veux dire ?
Klein fronce des sourcils, un bref instant, puis me regarde, le temps d'une rapide réflexion, avant de finalement s'adresser à Joost.
— Tu ne lui as jamais dit, à propos de l'Endocyth ?
L'Endocyth ? C'est quoi ça encore ? Ça pue les embrouilles ce truc, je ne suis pas sûr de vouloir savoir.
— À qui, Billy ? Non, pourquoi, j'aurais dû ?
— Peut-être bien, oui. Je pensais que tu lui avais déjà tout raconté.
Cette fois, c'est bien à moi que le major s'adresse.
— Billy, je vais vous révéler une information particulièrement sensible sur la fabrication du Talium. Il va falloir la garder pour vous, toute la stabilité de la communauté en dépend.
J'aime pas les secrets, encore moins ceux que l'on m'impose et qui dépendent d'une quelconque stabilité. Mais j'aime encore moins le regard du major en ce moment même, ferme et glacial.
— On est bien d'accord, soldat ?
Je lui confirme que oui, de toute façon au point où j'en suis...
— Bien. L'Endocythéline, donc, est une hormone indispensable à la fabrication du Talium. Seulement le problème, c'est qu'il n'y a qu'une seule façon de s'en procurer : la prélever dans un cerveau humain mort depuis moins de douze heures.
Ah ouais, rien que ça ! Tu m'étonnes que l'info soit explosive. C'est carrément malsain. J'ai déjà entendu des histoires louches à propos de cadavres emmenés en priorité à New Town, engendrant des théories douteuses, parfois complètement tordues, mais je ne m'attendais pas à ça. Et puis quoi, si c'est la seule solution pour ne plus se décomposer de l'intérieur, qui suis-je pour m'y opposer ?
— J'imagine, Billy, que vous réalisez les conséquences qu'une telle information lâchée sans précaution pourrait avoir.
— Ce n'est pas de moi dont vous devriez vous méfier, major, mais des rumeurs qui parfois dépassent la vérité et finissent par gangréner la société.
Les trois hommes méditent un court instant sur mes paroles. Pas sûr qu'ils aient compris où je voulais en venir.
— D'avance, je vous remercie pour votre discrétion, Billy. La parenthèse est close. Hinrich, alors, qu'a répondu Mme Fraudren ?
— À propos de la fabrication du Talium ? Disons que ça n'a pas été facile pour elle d'admettre la nécessité du procédé. Elle a malgré tout accepté de nous laisser les prisonniers, à contrecœur, en gage de leur bonne foi, et à la condition que nous répondions favorablement à leurs demandes de notre côté.
— Et comment elle compte expliquer ça aux autres ?
— Elle inventera une histoire d'évasion ratée. Une mort héroïque, quelque chose qui honorera leur mémoire.
— Tant mieux, parce qu'il n'est pas exclu d'en envoyer bientôt un à l'extraction, pour ne pas risquer un arrêt de la production.
Ah d'accord, on en est déjà là. Les dérives du système dans toute sa splendeur, bravo. Et Tanya qui me prend pour un monstre.
Le major ferme son cahier et le range dans un tiroir.
— Vous avez fait du bon travail, tous les trois. Grâce à vous, nous allons enfin pouvoir avancer. Mais il nous reste encore beaucoup à faire. Si nous parvenons à calmer les communautés à l'est et celles qui nous entourent, j'ai bien peur qu'il n'en soit pas de même pour celles à l'ouest. Si nous devons nous défendre il va nous falloir davantage d'armes, et à ce sujet j'ai peut-être une solution, mais je vais avoir besoin de vous Hinrich.
— Pour une nouvelle rencontre ?
— En quelque sorte. Il y a des personnes au sud qui semblent particulièrement intéressées par une collaboration, et je compte vous y envoyer.
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