Chapitre 22.1 - Le passé reviendra, exigeant l'expiation

Une silhouette familière s'approche. C'est Mark, sourire aux lèvres.

— Alors ? Qu'est-ce que ça fait de payer pour ses fautes ?

— Payer ? Il n'y a eu aucun procès, aucune preuve, uniquement les paroles de ce gosse. Je n'ai même pas eu l'occasion de m'expliquer.

— Et nous ? Nous as-tu laissé une chance ?

— Nous ?

D'autres personnes surgissent de l'ombre. Je reconnais tous ces visages, ils me rendent bien trop souvent visite la nuit.

— Tu ne comprends toujours pas, Billy.

— Comprendre quoi ? Que le monde entier m'en veut ?

— Non, qu'il n'est pas toujours question que de toi.

— Comment ça ?

Ils s'approchent de moi, lentement.

— Ton égoïsme t'aveugle. Nous tous ici avons subi les conséquences de tes décisions les plus funestes, celles faisant passer ta petite personne avant toute chose.

Je fais un pas en arrière.

— Et j'aurais dû faire quoi ? Me laisser mourir de faim ? Me faire tuer bêtement ?

— Il est trop tard pour en débattre. Ce qui compte, c'est que nous pouvons enfin réclamer justice.

Ils s'écartent tous, ouvrant un passage à une nouvelle personne qui s'approche. C'est Johan ! Son regard acéré me fixe.

— Tu as raison de le craindre, Billy, car il va mettre fin à tes agissements. Il est notre bras armé, celui qui nous vengera et t'enverra nous rejoindre.

Johan s'avance vers moi, accélérant à chacun de ses pas. Mes jambes sont bloquées, impossible de bouger. Mes bras sont figés le long de mon corps. Je suis pétrifié !

— Non ! Laissez-moi me défendre !

La lumière vient de soudainement réapparaître. Elle m'agresse, m'obligeant aussitôt à refermer les yeux. À nouveau plongé dans le noir, je me retrouve seul.

C'était un cauchemar, encore un. Tout ce vacarme n'était que dans ma tête. C'était pourtant si réel... À présent, le silence m'apaise, au point d'entendre mes propres battements de cœur qui reprennent petit à petit un rythme normal. Ma respiration ralentit, elle aussi.

Je ne sais pas où je suis, ni quand. J'ai mal partout. Bouger ma main ou même juste un doigt demande toute ma concentration. Le reste de mon corps ne répond pas, figé. Ma nuque est coincée, c'est comme si ma tête avait fait un tour complet sur elle-même. La migraine s'éveille et prend de plus en plus de place dans ma boîte crânienne, m'empêchant de réfléchir. Impossible de remettre mes idées en place. Je tente une nouvelle fois d'ouvrir les yeux. C'est difficile. Une seule de mes paupières répond, et encore, à moitié. Et qu'est-ce que c'est douloureux ! Aussi faibles soient-ils, ces petits mouvements réveillent d'atroces douleurs au niveau de mes pommettes et de mon nez. Mon visage n'est qu'un énorme hématome. Je tente de le palper du bout des doigts, pour constater les dégâts, mais je ne peux pas bouger les bras. En fait, si, mais...

Qu'est-ce que...

Mes poignets sont attachés au lit, je peux tout juste me toucher les hanches. Pareil pour mes pieds. Mais c'est quoi ces conneries ?!

Malgré ma vision diminuée, je fais un tour d'horizon.

Et cette nuque !

De la lumière passe au travers de stores aux lamelles tordues. Il semble faire grand jour dehors. Je suis dans une petite pièce avec pour seul mobilier une armoire, un autre lit à ma gauche, vide, et un chevet entre les deux. Je reconnais la chambre, elle fait partie d'un des appartements du premier étage de l'hôpital.

J'entends des voix provenant de la pièce d'à côté.

— Il y a... quelqu'un ?

Mon appel a réveillé les muscles endoloris de ma mâchoire, c'est comme si elle allait se décrocher.

Du bout de la langue, je compte mes dents une par une. Résultat, une canine cassée et deux molaires bougent dangereusement. Johan, il ne m'a pas loupé.

Ce serait bien que quelqu'un vienne me voir, ne serait-ce que pour me détacher et me donner quelques explications. Et j'ai soif.

— Il y a quelqu'un ? Je... suis réveillé !

Ma bouche semble se déchirer à chaque fois que je l'ouvre. J'ai l'impression qu'elle est coincée, comme après une anesthésie chez le dentiste.

Une clé cherche à se loger dans la serrure de la porte.

Parce qu'en plus je suis enfermé...

Une fois en place, la clé tourne, deux fois, on ne sait jamais. Le loquet déverrouillé, la poignée pivote et la porte s'ouvre, lentement. Une tête passe dans l'entrebâillement. C'est un infirmier. Je le reconnais, mais impossible de mettre un nom sur sa tête.

— Vous être réveillé depuis beaucoup temps ?

— Quelques minutes...

— D'accord, je chercher docteur.

— Apportez-moi (La porte se referme.) de l'eau.

Je reste sur ma soif.

Mais dans quelle galère je suis encore tombé ?

Tout se passait bien, je commençais à trouver ma place, et voilà que ce foutu passé ressurgit. Fait chier. Et pourquoi je suis traité comme un prisonnier ? C'est moi la victime, c'est moi que Johan a failli tuer. Alors pourquoi on m'isole et on m'attache comme si j'étais une bête dangereuse ?

Irruption brutale et sans ménagement du docteur Engels, visiblement débordé.

— Il a bien dormi, l'Américain ?

Odeur nauséabonde de sarcasme. Je lui ferais bien une réponse à la hauteur du mépris qu'il m'affiche, mais je n'en ai pas la force.

— Vous avez été inconscient pendant deux jours.

Deux jours !

— Vous avez de la chance d'avoir une amie comme Tanya. Sans elle, Johan vous aurait tué, sans aucun doute.

Il s'adresse à moi comme à un enfant qui vient de se blesser en jouant avec les outils de son père.

— Comment... je suis... arrivé ici ?

— Tanya, justement, aidée par un de ses voisins pour vous transporter jusqu'ici. Vous étiez inconscient et salement amoché. Votre sang tâche encore nos couloirs.

Il s'approche de moi pour m'ausculter le visage. Son absence de délicatesse en dit long sur le respect qu'il me porte.

— On a redressé votre nez, incisé sous votre paupière pour sauver votre œil et recousu vos deux arcades, votre lèvre supérieure et l'arrière de votre oreille droite.

— Mon oreille ? Encore ?

Il ne relève pas et continue son bilan.

— Elle était à moitié arrachée, il a dû s'y agripper. On a fait ce qu'on a pu, mais estimez-vous heureux. Pour le reste, on a passé deux heures à vous retirer les morceaux de verre que vous aviez dans le dos. Et je vous épargne la liste des diverses contusions qui recouvrent une bonne partie de votre corps, vous devez les sentir de toute façon, je me trompe ?

C'est donc ça...

— Il n'est pas impossible que vous ayez un traumatisme crânien. Vous avez des nausées ou des vertiges ? Les deux peut-être ?

— Je ne me suis pas encore levé.

J'agite mes mains pour lui montrer mes liens.

— Ah, oui, c'est vrai. Enfin, vous en avez vu d'autres, je me trompe ? À voir vos impressionnantes cicatrices, ce n'est pas la première fois que vous trompez la mort, n'est-ce pas ? Je suppose donc que la douleur n'est pas un problème pour vous. De toute façon vous n'avez pas le choix, alors serrez les dents.

— C'est une excuse pour ne pas... me filer des antidouleurs ?

— On manque de tout ici, et on vous a déjà beaucoup donné. Mon rôle est de sauver des vies, même celles de types comme vous.

— Comment ça... comme moi ?

Tanya entre dans la chambre, le visage grave. Le docteur Engels allait dire quelque chose, mais préfère finalement s'abstenir.

— J'ai des urgences plus... vitales qui m'attendent.

Puis il se tourne vers Tanya.

— Il survivra. Dites au major de vite me débarrasser de lui.

Elle acquiesce sans un mot avant de s'écarter pour le laisser sortir précipitamment. Puis, elle pose sur moi un regard qui me transperce le cœur, un mélange de déception et de colère.

— Il paraît que je dois te remercier.

Bref souffle d'exaspération.

Elle prend une chaise qu'elle pose à côté de moi et s'assied.

— Alors, merci.

— Arrête, je ne suis pas venue pour ça.

— Voir comment je vais ?

Toujours ce même regard, à la fois mélancolique et haineux.

— Écoute, Tanya, je peux tout t'expliquer...

— Il n'y a rien à expliquer. J'ai toujours su que tu cachais un sombre passé, et je préférais ne rien savoir, ça m'allait très bien. Mais j'étais loin d'imaginer que tu puisses être capable d'une telle horreur.

Ses yeux tremblent.

— Tanya, s'il te plaît, écoute-moi...

— Une mère ! Tu as tué une mère de famille, et de sang-froid.

— Tanya...

— Et devant ses enfants en plus !

Sa voix déraille.

— C'était un accident, Tanya.

— Tu l'as regardée mourir, tu l'as regardée mourir avant de fuir lâchement. Tu as laissé ses enfants seuls. Tu les as laissés alors qu'ils pleuraient leur mère que tu venais de tuer sous leurs yeux !

Silence pesant.

Elle essuie la larme qui vient de couler sur son visage. Son regard s'obscurcit et se perd dans le vide. Elle renifle.

— Tu sais, avant d'arriver à New Town, je n'imaginais pas à quel point ce serait difficile de prendre la vie de quelqu'un.

— Pourtant tu as fait ça très bien au point d'eau, et sans hésitation, tout comme moi, un réflexe de survie.

Si elle avait des fusils à la place des yeux, là, maintenant, je serais mort.

— Mais tu ne comprends vraiment rien. C'est sûr, avec un flingue c'est facile, tout le monde peut le faire, il n'y a qu'à presser la détente pour se débarrasser instantanément d'un problème.

Et de problèmes, je m'en suis trop souvent débarrassé.

— Seulement après, qu'est-ce qui se passe ?

Elle attend ma réponse en soutenant mon regard.

Qu'est-ce qui se passe après quoi ? Après avoir tué ou avoir été tué ? Les gens qui pleurent leurs morts ? Le deuil ? Mais où elle veut en venir, putain ?

Je n'ose rien dire, de peur de répondre à côté.

— Tu vois, c'est de ça que je veux parler.

Mais de quoi ?

— La culpabilité, le regret, le remord, ce sont des sentiments qui te sont étrangers. C'est peut-être la guerre qui t'a formaté, ou ce qui a suivi, mais je suis sûre que tu étais différent avant, je me trompe ?

Je sens bouillir le sang dans mes veines.

— Tu butes un type, et tu crois pouvoir me comprendre ?

Offensée, elle se recule sur sa chaise, mais elle m'écoute.

— Ces sentiments dont tu me parles, oui, je les ai ressentis. Et pour ta gouverne, je les ressens encore, tous les jours ! La culpabilité ? Elle vient me rendre visite chaque nuit dans mes cauchemars pour me montrer les visages de ceux à qui j'ai ôté la vie. Le remord ? Il m'a tenu compagnie tout l'hiver dernier, lorsque nous devions piller les passants sur les routes pour survivre. Il me regardait lorsque je mangeais, juste pour s'assurer que je n'oublie pas d'où ça venait.

Elle détourne la tête, dégoûtée. Je ne lui avais jamais parlé de mes anciennes activités d'extorsion sur les routes.

— Et tu me parles de regret ? Depuis The Enola Day, depuis cette putain de journée, le regret s'est insinué en moi comme un parasite. Je n'ai fait que ça, regretter ! Regretter de ne pas avoir protégé ma famille, ma sœur, ma mère, ma femme, ma fille... Regretter de ne pas avoir été avec elles lorsque les bombes tombaient. Regretter ma naïveté de croire que venir se battre en Europe allait empêcher le désastre.

Elle est bouleversée.

— Attends, tu me parles de chez toi, de Los Angeles ? Tu... tu ne m'as jamais dit que tu avais de la famille là-bas.

— Qu'est-ce-que ça change ? À tes yeux, je reste toujours un monstre, non ? Incapable de ressentir la moindre compassion.

— Ce qui change ? C'est que tu ne l'as pas toujours été, ce monstre, tu l'es devenu.

— Pour survivre.

— C'est comme ça que tu justifies le meurtre de Mavra ?

— Mais bordel, c'était un accident !

Mes hurlements réveillent mes douleurs.

— Et ta fuite ? Accidentelle, elle aussi ?

— Ils allaient me tuer...

— Qui ça, ils ?

— Les mecs avec qui j'étais à ce moment-là.

— Mais si c'était un accident, ils auraient compris.

— Et Johan ?

Son regard s'obscurcit.

— Tu es lamentable, Billy. Johan m'a tout raconté de cette soirée. Lorsqu'il est arrivé, l'assassin avait déjà fui. Alors n'essaye pas de me faire croire que tu craignais sa réaction, tu ne l'avais pas vu. Tu ne soupçonnais même pas son existence.

J'ai beau chercher quelque chose à répondre, je ne trouve rien, je ne peux ni me justifier, ni trouver d'excuse. Il n'y a rien à dire.

Un lourd silence s'installe, lui laissant le dernier mot.

— Je ne te fais pas un procès, Billy, mais tu es dangereux.

— Dangereux ? C'est pourtant toi qui me présentais il y a encore quelques jours comme celui à qui tu dois la vie.

— Oui, et je réalise aujourd'hui à quel point je ne te connaissais pas. Il y a toujours eu ces non-dits sur tes actes passés, cette noirceur que j'ai préféré occulter. Mais c'est terminé, je ne peux plus fermer les yeux sur ce que tu es réellement. Je ne te blâme pas, tu t'es adapté à ton environnement pour survivre, tu es devenu ce que notre époque t'a forcé à devenir. Je ne te demande pas de changer, mais de comprendre pourquoi je ne veux plus avoir affaire à toi. J'ai fait rentrer le loup dans la bergerie en arrivant ici à tes côtés.

Elle se lève de sa chaise.

— Je ne sais pas ce qu'ils veulent faire de toi. Mais ce qui est sûr, c'est que nos routes se séparent ici.

Elle se retourne et se dirige vers la sortie.

— Tu te crois innocente ? Laisse-moi rire. Tu viens ici faire ton cinéma uniquement pour te donner bonne conscience. En réalité tu veux seulement prendre tes distances avec l'ennemi public n°1 pour ne pas risquer de perdre ta place. Il ne faudrait pas que tout le monde sache avec qui tu es arrivée ici.

Elle s'arrête dans l'encadrement de la porte et se retourne.

— Tu te trompes, je suis venue te voir par respect, parce que tu as compté, et que malgré tout ça, j'ai toujours une dette envers toi.

— Tu ne vaux pas mieux que moi, Tanya. Ton équipe de sport, tes potes de Kell am See et maintenant moi, toi aussi tu sacrifies les tiens à la première occasion dès qu'il s'agit de survie.

Ses yeux se remplissent de larmes, des larmes de rage.

— Tu n'as jamais fait partie des miens, et tu viens de le prouver.

Et elle s'en va.

Un vide profond s'installe en moi. 

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