Chapitre 21.2 - Lorsque seul l'innommable s'avère être une option

La Canadienne, remontée, commence nerveusement à sortir les échantillons de la caisse en plastique. Johan se rassied. Le calme s'installe et le silence reprend ses droits, me laissant le temps de faire le point. J'ai laissé mes émotions l'emporter. Il faut que je prenne du recul. Je savais déjà à quoi étaient destinés les corps, alors pourquoi le fait d'utiliser les cerveaux me gêne tant ? Cette molécule, ils doivent seulement l'extraire, d'une manière ou d'une autre, ce n'est peut-être pas si terrible, après tout.

Le malaise plane dans le laboratoire. Sarah s'active en silence sur ses échantillons, concentrée. De son côté, Johan réfléchit, les yeux perdus dans les étagères. Il se sent responsable de cette situation. Finalement il expire un bon coup puis se racle la gorge.

— Je pense qu'on est tous un peu à cran. Les conditions de vie, la fatigue, le travail...

Il n'ajoute rien, ne sachant comment terminer sa phrase. Le pauvre, lui qui était content de voir Sarah et de me la présenter, voilà que tout part en vrille. Ne voyant rien se passer, il me regarde avec insistance en faisant de vifs mouvements de tête en direction de Sarah. Il veut que je fasse le premier pas. Il a sûrement raison, je dois prendre sur moi.

— Je... suis désolée, Sarah, j'ai mal réagi.

Elle s'accorde quelques secondes avant de me répondre.

— Sachez que je comprends. Ce n'est pas le genre de nouvelle facile à accepter, d'autant plus que vous connaissiez l'un des défunts. Comment s'appelait votre ami ?

Elle se retourne, comme pour souligner son intérêt.

— Chris. C'était un ancien militaire américain. Nous avons combattu ensemble lors de la reprise du Point d'eau, le mois dernier. Il est mort cette nuit des suites de ses blessures.

Le ronronnement de l'air conditionné berce cet instant de réflexion. Tête baissée, Sarah laisse échapper toute la pression dans une forte expiration bruyante.

— Désolée, pour lui.

Elle se rapproche pour aller s'asseoir sur son lit de camp.

— Puisque vous êtes ici pour me donner un coup de main, si toutefois j'accepte, insiste-t-elle en soutenant le regard de Johan, j'imagine que vous avez des questions.

— Eh bien, je me demandais surtout ce que c'est que cette molécule. Comment avez-vous su qu'il la fallait pour concevoir le Talium ?

Long soupir, comme un prélude à une longue histoire.

— Disons que votre entretien commence maintenant, si on peut dire, il faut avant toute chose que vous vous engagiez à ne pas divulguer les informations que je vais vous transmettre, on est d'accord ?

— C'est promis.

Et voilà, je viens de mettre le doigt dans l'engrenage. Je ne sais pas où cela va me mener, ni ce qui me pousse à continuer sur cette voie morbide. La curiosité ? L'envie d'aider ? D'exister ? Avec ce poste je prendrais part à l'une des plus importantes tentatives de rétablissement de la civilisation, au côté de l'une des plus grandes célébrités de notre époque. Comment être plus utile qu'ici ?

Sarah jette un regard à Johan qui opine de la tête.

— Dans ce cas...

Elle s'installe en tailleur sur son lit et se racle la gorge.

— L'Endocythéline est une hormone synthétisée par le cerveau au niveau de l'hypophyse. Elle est sécrétée uniquement post-mortem et disparaît de l'organisme environ douze heures après la mort, c'est une moyenne. Elle a été découverte accidentellement en 2033.

— Par vous ?

Ma réflexion la met mal à l'aise.

— Non, quelqu'un d'autre, un biologiste, peu importe. Il a été mon mentor pendant quelque temps et m'a appris tout ce qu'il savait à propos de cette découverte.

— Comment se fait-il que personne ne l'ait trouvée avant ?

— En grande partie à cause de ses conditions d'apparition et de sa courte période d'existence, mais aussi parce qu'elle est difficile à détecter à cause de sa très faible quantité.

— Et à quoi peut bien servir cette hormone dans un corps mort ?

— On n'a jamais vraiment su, et c'est peut-être pour ça que personne ne l'avait observée avant, elle ne semble pas avoir d'impact direct sur l'organisme. Mon mentor a bien formulé quelques hypothèses, mais il n'a pas eu le temps d'aller jusqu'au bout.

— Pourquoi travaillait-il sur un sérum antiradiation alors qu'il en existait déjà beaucoup d'autres ?

— Non, vous n'y êtes pas du tout. Ses recherches étaient tout autres. Voyez plutôt l'Endocythéline comme la clé de voûte de quelque chose de plus grand. C'est à force de l'étudier qu'il a fini par découvrir de nouvelles applications.

— Mais de quel genre de recherches s'agissait-il ?

Elle échange un bref regard mélancolique avec Johan avant de reprendre.

— C'était... Je n'ai pas le temps d'expliquer. De toute façon ça n'a mené nulle part. Il était tellement obsédé par son travail que ça l'a lentement consumé sans jamais donner de résultats probants.

— Et donc, le Talium ? Ça marche comment ?

Elle esquisse une moue gênée.

— Je vais vous la faire rapide. Le Talium est constitué de deux éléments préparés séparément. Il y a d'abord le sérum en lui-même, celui qui protège des radiations. Pour sa préparation, nous avons surtout besoin de Thyoredoxine, une molécule produite par les mitochondries présentes chez les mammifères. On l'extrait à partir de petits animaux.

— Vous avez des élevages ?

— Oui, on a réquisitionné une pièce du bunker pour élever des souris, des rats, des hamsters et des cochons d'Inde. Ce serait d'ailleurs l'une de vos prérogatives.

— Mais ça ne risque rien de s'injecter des... trucs provenant d'autres animaux, surtout des rongeurs ?

— Non, aucun risque. Les mitochondries que nous parvenons à extraire sont ensuite traitées contre les pathogènes à risque. Bref ! Je vous passe le reste des ingrédients et la fabrication du sérum, rien d'exceptionnel, tout comme son fonctionnement.

— Mais justement, comment ça fonctionne ?

Sarah se gratte la tête, embarrassée. Elle se rend compte que ce sera plus long que prévu.

— Pour faire simple, une fois dans l'organisme, les molécules du sérum attirent les éléments radioactifs. Elles se collent à elles et les emprisonnent, en quelque sorte, avant de se laisser évacuer par l'urine, les selles ou la sueur. Petit à petit, le corps est ainsi nettoyé. Mais il y a deux problèmes. Le premier, c'est que son efficacité dépend du niveau de contamination du corps. Plus il est élevé, plus vite les molécules du sérum seront saturées et rejetées. Voilà pourquoi on répète constamment qu'il faut éviter les zones irradiées au-delà de 0.4 mSv/h. Le deuxième problème, et le plus important, c'est que le sérum n'agit qu'une journée, tout au plus, d'où la présence du second élément qui compose le Talium. L'Endocythéline a une caractéristique unique. Pour résumer simplement, elle permet aux molécules du sérum de se reproduire.

— Comment ça ?

— Eh bien, l'hormone a une capacité de synthèse de son vivant. Lorsque qu'elle est liée à une molécule, ici le sérum antiradiation, elle partage alors cette capacité, permettant ainsi une protection considérablement allongée. Voilà dans les grandes lignes. Malheureusement, ces reproductions dégénèrent avec le temps, jusqu'à s'affaiblir totalement et finalement disparaître dans l'organisme, d'où l'obligation de reprendre régulièrement du Talium.

— En gros, si j'ai bien compris, grâce à l'Endocythéline, le sérum reste en nous quatorze jours au lieu d'une seule journée. C'est bien ça ?

— Douze. Avec la nouvelle version 1.44, la durée d'efficacité du Talium est maintenant de douze jours. Il ne faut pas voir cet ajustement comme une perte, car cette nouvelle formule permet d'économiser 50 % d'Endocythéline par rapport à la précédente. Il faut comprendre que sans cette hormone, on ne pourrait jamais produire assez de sérum pour tout le monde, et je ne vous parle pas des conséquences sanitaires s'il fallait se faire des injections quotidiennes.

Johan se lève, intéressé par les échantillons de Sarah.

— Tu penses vraiment pouvoir encore améliorer le Talium ?

— Oui, on peut toujours faire mieux. Mais mon objectif est de trouver un substitut à l'Endocythéline, définitivement.

— Et il vous faut combien de... morts par jour ?

Je la fais sourire.

— Enfin. LA question que tout le monde pose. On ne compte pas en jours, mais en mois. Avec deux ou trois corps, on produit suffisamment de Talium pour un mois complet. En tout cas avec la population que nous avons en ce moment.

Ce qui est plutôt rassurant.

Elle regarde son horloge murale puis fait une grimace.

— Ce n'est pas que vous m'ennuyez, mais j'ai du boulot. Tanya, même si ce premier contact a plutôt mal commencé, il faut bien l'avouer, je fais confiance à Johan. Alors, si vous souhaitez toujours m'aider nous pourrions nous revoir prochainement pour vous présenter plus en détail ce que j'attends de vous.

— Je vais y réfléchir.

Elle esquisse un sourire, un sourire mélancolique qui en dit long sur son sacrifice physique et mental. Elle se sent seule, et cette petite conversion lui a fait du bien, elle en a conscience. New Town est certes une grande communauté, plus grande que Kell am See, il n'en reste pas moins facile de créer des liens avec ceux que l'on peut croiser au quotidien. Mais voilà, Sarah est tellement accaparée par son travail, sa mission quasi sacrée pour notre survie à tous, qu'elle ne s'accorde du temps libre que pour manger ou dormir. Je comprends mieux pourquoi Johan insiste tant pour lui fournir de l'aide.

— Vous savez quoi, Sarah, vous n'avez qu'à venir chez moi ce soir quand vous aurez fini.

Surprise, la biologiste se tourne vers Johan.

— Tanya a raison. Nous avions déjà prévu de manger ensemble ce soir. Et il y aura les enfants, ça leur fera plaisir de te voir.

Sarah rigole, nerveusement.

— Organiser une soirée, si ça ce n'est pas le signe d'un retour à une vie civilisée... C'est entendu. Ce sera l'occasion de vous expliquer une partie du poste, et ça soulagera le major, lui qui n'arrête pas de me demander de faire des pauses.

— Il est là ?

— Le major Klein ? Non, ça fait plusieurs jours qu'il est parti, une mission importante qu'il m'a dit. Pourquoi ?

— J'ai un ami qui s'inquiète, Billy, un américain à qui je dois ma place ici, et sûrement ma vie. D'ailleurs il sera là lui aussi ce soir. 

*

Troisième immeuble après l'hôpital, celui avec la grande porte d'entrée bleue abîmée, nous y voilà.

En pénétrant dans le couloir, une forte odeur me prend le nez, quelque chose que l'on fait cuire, quelque chose de pas bon ! J'espère que Tanya n'a pas à supporter ça tous les jours.

Je me dépêche d'emprunter les escaliers sans m'attarder sur les deux types qui discutent assis sur les marches.

Premier étage. Je croise un peu de monde. Ils ne doivent plus faire attention aux senteurs locales, parce que j'ai beau grimper, elles restent tenaces dans mes narines.

Deuxième étage. Deux enfants assis au coin d'un palier de porte feuillettent un vieux magazine taché, le genre de lecture qui traînait dans les salles d'attente chez le médecin.

Troisième et dernier étage, nous y voilà. Il dessert huit appartements, tous encore estampillés de leurs numéros d'origine. Je me dirige vers celui du fond, n°304B. J'arrive à la porte. Deux voix féminines résonnent de l'autre côté. Bizarre, je ne dois pas être au bon endroit. Je frappe quand même, trois coups secs. Quelques secondes d'attente. La poignée tourne, la porte s'ouvre, et surprise, une femme que je ne connais pas, une blonde aux yeux bleus, jamais vue. Je me suis planté ?

— Billy, c'est ça ?

Je confirme.

— Enchantée, moi c'est Sarah.

Sarah ? Sarah Webster ?!

— Oui, c'est bien moi. J'apprécie que vous ne partagiez pas votre surprise avec tout le palier.

Après ce trait d'humour, elle me fait entrer avant de refermer derrière moi. La nuit est en train de tomber. Des bougies disposées çà et là et une lampe torche compensent la perte progressive de luminosité. L'appartement de Tanya est en fait un petit studio mansardé dont chaque coin représente un espace différent délimité uniquement par l'ameublement. Les lieux de passage, étroits, permettent à peine de se croiser. On rentre directement par le salon, constitué d'un canapé contre le mur et d'une table basse autour de laquelle sont disposées trois chaises. L'ensemble est assez propre mais totalement dépareillé, que ce soit au niveau des matériaux comme des formes et des couleurs. À côté du salon, un lit individuel collé contre le mur et un chevet matérialisent la chambre. Une porte entre-ouverte donne sur les sanitaires, une minuscule salle de bain comprenant WC, douche et lavabo. Utilité minimum sans eau courante. De l'autre côté du petit appartement, des meubles muraux sous lesquels sont disposés un évier en inox et une plaque électrique marquent l'emplacement de la cuisine

— Asseyez-vous, j'ai bientôt terminé.

À l'autre bout de la pièce, Tanya est penchée sur l'unique ouverture du logement, une fenêtre à double battant dont l'un des huit petits carreaux a été remplacé par un morceau de carton scotché. La Britannique prépare un plat à partir de ce qu'elle a ramené de l'hôpital, une sorte de paie quotidienne dont je profite également. Notre repas de ce soir mijote sur le rebord de la fenêtre dans une casserole posée sur un réchaud de fortune. Je suis rassuré que la mauvaise odeur qui règne dans les escaliers ne vienne pas d'ici.

Je passe entre deux chaises et contourne la table basse pour aller m'installer sur le petit canapé. Plutôt confortable. L'assise à côté de moi arbore une grande balafre dans le tissu, laissant apparaître une mousse de rembourrage jaunâtre. Malgré tout, je constate que c'est plutôt propre et rangé chez elle, et la lumière fébrile des bougies donne une ambiance chaleureuse.

— Tu vis toute seule ?

— Oui. Et heureusement, on serait un peu à l'étroit sinon.

— Les familles qui s'entassent devant l'entrée de New Town s'en contenteraient, tu sais...

En comparaison avec mon logement, c'est presque le luxe ici, et je me considère pourtant comme un privilégié.

— Et comment tu t'es dégoté ce palace ?

— Disons que parmi toutes les crises présentes à New Town, celle du logement n'en fait pas partie.

— Eh bien, tant mieux pour toi.

Sarah s'assied sur une chaise en face de moi.

— Jaloux ? me demande-t-elle, moqueuse.

— Non, seulement moi et mes deux collègues nous nous entassons dans un espace à peine plus grand. Ça fait bien moins de mètres carrés chacun.

— Ne le prenez pas comme ça. Vous êtes militaire, le major vous a placé avec vos camarades dans la zone qu'il appelle « la caserne ».

— Et vous ? C'est vrai que vous habitez toujours le bunker ?

Ça l'amuse.

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