Chapitre 21.1 - Lorsque seul l'innommable s'avère être une option

Je tente de remettre en forme ce que Sarah vient de me dire : « Endo je ne sais plus quoi », « fabrication du Talium », « hormone sécrétée par le cerveau » ?

— Attendez, on s'injecte du cerveau humain dans les veines ?

— Non, bien sûr que non.

Son visage s'est crispé.

— Mais on a besoin de la cervelle de ces morts pour fabriquer le Talium ? C'est bien ça ?

— Plutôt d'une hormone, qu'on ne trouve que dans le cerveau humain, question de compatibilité si on peut dire.

— Mais qu'est-ce que ça change ?

— Pas grand-chose, en effet.

Des images de films d'horreur me viennent. Des scènes de mutilation, de trépanation... Je revois Chris me parler sur son lit d'hôpital. Hier encore...

— Vous allez... leur ouvrir le crâne et... racler ce qu'il y a dedans pour en faire du Talium ?

— Ce n'est pas le lieu idéal pour aborder ces sujets délicats, allons en parler dans mon labo.

— Mais depuis combien de temps vous faites ça ?

— Depuis le début.

La réponse tombe froidement, sans ménagement.

De nouvelles images se percutent dans ma tête. J'imagine des gens enlevés dans leur sommeil, attachés sur des tables froides, des hommes et des femmes qui hurlent, des enfants...

— Mais vous faites comment quand il n'y a pas de cadavres ? Vous vous servez parmi la population ?

— Ne soyez pas ridicule. Tanya, arrêtez...

Je ne l'écoute plus, car j'entends la voix de Chris résonner dans ma tête. Il me fait part de ses regrets, lui qui voulait montrer combien il pouvait être utile à New Town. Pour sûr qu'il va être utile, mais c'est pas possible, pas comme ça.

— Vous savez qu'il y a un ami à moi parmi eux. Il se battait depuis des semaines pour survivre à une blessure qu'il a reçue pour vous, pour sauver New Town. Il est mort cette nuit et maintenant vous... vous voudriez que j'accepte ça ?

Les deux gardes s'approchent de moi en bousculant Johan au passage.

— Attendez, intervient Sarah, laissez-moi faire.

— Mais il faut l'arrêter, rétorque la femme militaire.

— L'arrêter ? Mais pourquoi ?

— Tu joues à quoi, Sarah ? J'ai des ordres stricts.

La main sur son pistolet à la ceinture, la garde prend la situation très au sérieux. Tout le monde est tout à coup à cran.

— Neele, on se connaît depuis longtemps, et tu sais à quel point ce projet compte à mes yeux. Tanya connaît déjà une partie de la vérité, il lui faudra seulement un peu de temps et beaucoup de pédagogie pour encaisser. Si Johan me dit qu'il a confiance en sa discrétion alors tu peux te détendre.

— Et si elle venait à tout répéter à l'extérieur ? Je ne peux pas la laisser...

— Stop ! lui ordonne Sarah, à bout. En l'absence du major c'est moi qui dirige ici.

La dénommée Neele s'est reculée, elle doute. Elle pose un regard haineux sur moi avant d'abdiquer.

— Très bien, mais je ferai un rapport.

— Eh bien fais donc ça.

Sarah pose sa main sur mon dos avant de passer devant moi.

— Allez, suivez-moi.

Nous nous dirigeons vers le couloir où les corps ont été transportés sur leurs brancards. Johan nous suit, silencieux.

— Nous aurions pu discuter de tout ça un peu plus tard au lieu de nous taper l'affiche, vous ne croyez pas ?

— Mais essayez de comprendre...

— Justement, je comprends. Vu votre réaction, je comprends mieux pourquoi le major tient tant à garder tout ça secret.

— Ma réaction ? Je m'attendais à ce que vous utilisiez autre chose, je sais pas moi, du sang, un peu de tissu... pas le cerveau tout entier.

— Vous êtes complètement à côté de la plaque. Vous...

Une sirène stridente résonne dans tout l'édifice.

— C'est l'alarme ?!

— Non, ils referment la grande porte.

Nous continuons de marcher dans ce long couloir. Le bruit de nos pas accentue le malaise ambiant. Après quelques mètres sans un mot, Sarah se retourne vers Johan.

— Allez dans mon labo et attendez-moi à l'intérieur, je n'ai pas verrouillé en partant. J'ai quelque chose d'important à récupérer, je n'en ai pas pour longtemps.

Puis elle part sans se retourner et disparaît en prenant la première allée à droite.

Johan me regarde, abattu.

— Tanya, je suis désolé. Je pensais que tu apprendrais les choses de façon plus... progressive.

— Parce que tu savais ? Tu savais qu'ils utilisaient les cerveaux ? C'est pour ça que tu ne voulais pas m'en dire plus ?

— Dit comme ça, évidemment, ça paraît barbare, mais tu n'y es pas. Attends d'avoir toutes les explications de Sarah.

— De toute façon je n'ai plus trop le choix, c'est ça ou votre Neele va m'enfermer pour préserver votre secret d'état.

Il fait la moue, déçu par ma réaction.

— Viens, le labo est par là.

Je lui emboîte le pas.

Nous déambulons au milieu de la colonne vertébrale du bunker, un long et large couloir principal qui en dessert d'autres, plus étroits, ainsi qu'une grande quantité de pièces aux portes métalliques peintes d'un gris anthracite austère. Ce qui frappe le plus, c'est le silence. Cette vaste forteresse souterraine a été conçue pour accueillir environ quatre cents personnes, et pourtant il n'y a pas foule, seulement quelques passants et militaires qui font à peine attention à nous. On m'a plusieurs fois raconté comment tous les résidents sont partis s'installer à l'extérieur après leurs quatorze mois de confinement. Tout ce temps sans voir la lumière du jour, j'imagine à quel point ils étaient impatients de sortir d'ici. Vidé de ses habitants, le bunker est maintenant partagé entre les affaires militaires et la production du Talium. En plus du garage où nous sommes arrivés, on y trouve une armurerie, la salle de communication avec les équipes extérieures, les appartements des rares personnes restées sur place, notamment ceux du major Klein, et le centre de fabrication du Talium, qui occupe apparemment un cinquième de la surface disponible.

Nous continuons de suivre les marquages au sol. Ils indiquent le sens de circulation, les directions principales ou la ligne à suivre en cas d'évacuation d'urgence. Quelques panneaux lumineux signalent les différentes alertes possibles : radiation, air toxique, pannes diverses ou intrusion. En tout, une bonne dizaine de possibilités. Heureusement, pour le moment la lumière est verte. À plusieurs dizaines de mètres sous terre, j'imagine le stress qu'un changement de couleur pourrait engendrer. Je ne sais pas si j'aurais pu supporter de telles conditions de vie.

Nous arrivons devant la porte du laboratoire, en tout cas c'est écrit dessus. Johan fait tourner la grosse poignée en inox d'un quart de tour dans un crissement métallique indiquant le déverrouillage des nombreux points de fermeture. La poignée reste en position verticale. Il tire alors dessus pour faire pivoter la lourde porte qui grince légèrement sur ses gonds.

Me voilà dans le saint des saints.

De toute évidence, l'économie d'énergie n'est pas la priorité de Sarah. Tous les éclairages de la pièce sont restés allumés et certains de ses appareils tournent encore, créant une ambiance sonore faite de grésillements électriques et de petits bips réguliers. Le vrombissement sourd des bouches d'aération englobe l'ensemble. De grandes étagères sont installées au fond de la pièce, le long du mur, ainsi que de chaque côté de la porte d'entrée. Dessus sont entassées des boîtes de toutes tailles, en plastique, en carton, des bidons de toutes formes, des grands, des petits, et des bouteilles en verre ou en plastique. J'imagine qu'elle seule doit pouvoir s'y retrouver. Contre le mur à gauche, ils ont construit un établi de fortune, ou plutôt une paillasse, mais sans faïence. Des branchements électriques ont été installés et une multitude d'appareils, de boîtiers et d'outils encombrent sa surface. À l'opposé, un lit de camp délimite l'espace chambre de Sarah, tandis qu'au centre de la pièce une table de camping où s'entasse de la vaisselle et des dossiers fait office de salle à manger et de bureau. Difficile de croire qu'il s'agit d'un laboratoire, et encore plus de celui où le Talium est né. Comment fait-elle pour vivre ici ? Toute cette austérité, cet encombrement, ce manque d'espace, j'étouffe déjà.

— C'est... minuscule ici.

— C'est aussi ce que je me suis dit la première fois. C'est spartiate mais ils ont réussi à en faire quelque chose de fonctionnel.

— Fonctionnel, mais peu hospitalier...

Johan ne commente pas et se dirige vers l'une des deux chaises installées autour de la table pour s'y asseoir et attendre le retour de Sarah. De mon côté, j'explore la pièce.

— C'était quoi ici avant de devenir un labo ?

— La salle de stockage des produits dangereux. C'était la pièce idéale puisqu'à l'écart du reste du bunker et bénéficiant d'organes de sécurité supplémentaires.

— Et ils avaient déjà tout ce matériel ?

— Oh que non, ils ont dû écumer la région avec une liste de courses faite par Sarah. Grâce à tous les hôpitaux, industries et universités qu'il y avait à Mannheim et ses alentours ils ont réussi à trouver leur bonheur. En fait, Sarah m'a expliqué que le plus dur a été de convaincre le major de monter ce laboratoire.

— Comment ça ? Il ne voulait pas du sérum ?

— Ce n'est pas la question, il n'existait pas, ce sérum, il fallait le créer. Sarah demandait un investissement considérable en ressources, en temps, et en hommes pour un résultat absolument pas garanti.

— Mais elle s'est basée sur quoi pour créer le Talium ?

Le regard de Johan se perd, semble-t-il dans son passé.

— Sarah est biologiste, et pour faire simple elle s'est servie de certains de ses travaux de l'époque.

Il en sait plus, c'est évident, mais il n'a pas l'intention d'en dire davantage.

— Je me demande comment elle fait pour rester enfermée ici, jour et nuit. C'est le major qui l'oblige à travailler autant ?

— Non, c'est même le contraire, intervient subitement Sarah.

Nous sursautons.

La scientifique rentre dans le labo en portant à bout de bras une large caisse plate en plastique remplie de fioles.

— Il essaye de me ménager, mais je n'ai pas le temps. Il reste encore beaucoup de travail.

Elle marche droit vers sa paillasse et y pose précautionneusement son chargement.

— Quelqu'un pourrait fermer la porte ?

Johan se précipite.

Résonnent à nouveau les mêmes grincements qu'à l'ouverture, jusqu'au claquement final. C'est assez désagréable.

— Désolé, je devais à tout prix récupérer ces échantillons. J'aurais dû le faire il y a un quart d'heure déjà. D'habitude je ne suis jamais aussi en retard et ils commençaient à s'inquiéter là-bas. Vous imaginez s'ils avaient donné l'alerte ?

Johan comprend à quoi elle fait allusion, moi pas. Alors Sarah s'explique.

— Il y a déjà eu des intrusions depuis le déconfinement et la création de New Town. La plupart étaient de simples curieux ou des gens inoffensifs à la recherche de secrets gouvernementaux imaginaires. Ils sont tous repartis déçus et bien encadrés, rien de grave dans le fond. Mais la dernière intrusion, il y a deux mois, a coûté la vie à un de mes techniciens. Il s'agissait de quatre membres du Gang qui voulaient me kidnapper. Ils m'ont séquestrée pendant toute une journée avant de se rendre. Neele, la militaire que vous venez de rencontrer, est chargée de la sécurité interne du bunker, et elle est sur les dents en ce moment. Si je vous raconte tout ça c'est pour que vous sachiez où vous mettez les pieds.

— Je comprends mieux notre accueil alors.

— Oui, Neele se sent personnellement responsable de ce drame.

— Et les gardes à l'extérieur, comment ont-ils pu les laisser passer ?

— Il n'y en avait pas à l'époque, c'est nouveau, le bunker était presque tout le temps ouvert. Ça fait partie des nouvelles mesures de sécurité. D'ailleurs ce ne sont pas des militaires, juste des civils en uniforme, ça impressionne plus.

— Et ces échantillons, c'est quoi ? demande Johan, intrigué.

— Du sang, celui de volontaires qui m'aident dans mes travaux. Nous testons une nouvelle version. Je cherche toujours une formule pour diminuer la concentration en Endocythéline, à défaut de pouvoir s'en passer pour le moment. Comme vous devez vous en douter, c'est difficile de s'en procurer. Nous sommes en flux tendu permanent.

Tout comme Joost, elle parle du Talium avec un détachement qui fait froid dans le dos. L'un comme l'autre sont faits du même bois, tournés vers la science et le progrès, sans se préoccuper des chemins qu'ils doivent emprunter, pourvu qu'ils atteignent leurs buts.

— Je vois que vous êtes toujours perturbée par ce que vous venez d'apprendre, Tanya. Vous voyez, c'est pour ça que nous essayons de garder le secret le plus longtemps possible.

— Tout le monde finira par le savoir, vous en êtes consciente ?

— Tout le monde commence déjà à le savoir. Les militaires, les civils qui travaillent ici, ceux qui ramènent les corps, les médecins, les fouineurs... On n'est pas naïfs, bien sûr que la vérité éclatera, seulement nous ne sommes pas encore prêts.

— Vous attendez quoi alors ?

— Nous souhaitons éviter la panique, pour cela il nous faut maîtriser notre communication, définir comment et quand l'information circulera pour espérer atténuer le choc émotionnel collectif qui en découlera. Si les gens l'apprennent progressivement et avec pédagogie, ils finiront par l'accepter. Et pour être franche, plus ça prendra de temps et plus j'aurai une chance de trouver un substitut à l'Endocythéline avant de devoir tout leur révéler.

— Dans ce cas, je suis rassurée d'apprendre que l'utilisation de cerveaux morts vous pose un problème de conscience.

— Je n'aime pas votre sarcasme. Ce qui compte, c'est que les vivants vivent toujours, et en bonne santé. Je n'ai pas à me justifier.

— Avez-vous déjà fait une extraction sur quelqu'un que vous connaissiez ?

Son regard s'assombrit.

— Mes travaux ont commencé peu de temps après le début du confinement, et il m'a fallu trouver de l'Endocyth rapidement. Enfermée avec quatre-cents autres personnes pendant plus d'un an, à votre avis, combien j'en connaissais ?

Sa voix est partie dans les aigus sous l'effet de la colère. Ses yeux bleus grands ouverts me fixent fermement dans l'attente d'une réponse, mais je ne vois pas où elle veut en venir.

— Tous ! Je les ai tous côtoyés. Ceux dont les corps ont servi aux toutes premières extractions, et ceux qui sont morts durant les premiers essais. Je les connaissais tous.

Johan s'interpose.

— Tanya, s'il te plaît, ne la juge pas. Sarah ne tue personne, elle exploite seulement le corps des défunts pour produire un sérum de vie. On a tous du sang sur les mains, en tout cas moi j'en ai, et je n'en suis pas fier, seulement elle c'est pour le bien commun.

Je reste muette, rien ne me vient à l'esprit pour le contredire. Il a peut-être raison...

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