Chapitre 20.3 - S'investir et aider à bâtir sur les cendres

Traverser la moitié du quartier n'a pas été simple. Les passants m'ont obligée à rouler au pas et la route n'est pas dans un état merveilleux. Après quelques minutes, nous avons laissé Billy devant son immeuble avant de nous donner rendez-vous chez moi ce soir. Avec le décès de Chris, je me suis dit que nous retrouver pour partager un repas nous ferait du bien, en tout cas moi ça me fera du bien. Billy déposé, nous avons repris la route en direction du bunker. Je n'y suis encore jamais rentrée, et même si Johan m'assure qu'il n'y aura aucun problème, j'avoue ressentir une certaine appréhension.

— Comment se fait-il qu'ils t'autorisent l'accès ? Je veux dire, pourquoi toi plus qu'un autre ?

— Parce que je connais bien Sarah, me répond-t-il simplement.

— C'est tout ? Mais comment ? On m'a dit qu'elle ne sortait jamais du bunker.

Petit rire moqueur.

— C'est des conneries. Bien sûr qu'elle sort, de temps en temps, et discrètement, pour ne pas attirer l'attention. Elle a beaucoup de fans, tout le monde voudrait la rencontrer pour la remercier, donc elle fait attention.

— Mais qu'est-ce qu'une canadienne fait ici ? Et comment l'as-tu connue ?

— Si tu tiens tant à savoir comment elle a atterri là tu n'auras qu'à lui demander, mais pas sûr qu'elle te réponde. Quant à ta deuxième question c'était il y a longtemps, bien avant la guerre. J'avais totalement perdu contact avec elle durant le conflit. Bien plus tard, alors que je recherchais une communauté sûre où installer ma famille, j'ai entendu parler du Talium. J'ai tout de suite compris qu'il s'agissait de Sarah, alors on est venus.

Il a détourné la tête après l'évocation de ces souvenirs. Bien qu'il ne m'en ait jamais parlé, je me doute que lui et ses enfants ont vécu de tragiques événements avant d'arriver ici, aussi je n'insiste pas et préfère lui faire part d'une autre préoccupation.

— Tu sais, depuis ce que tu m'as raconté à propos de la fabrication du Talium, je me pose tellement de questions... Ça m'aiderait si tu pouvais m'en dire plus à propos de ce poste. En quoi consiste-t-il exactement ?

Que j'aborde une nouvelle fois le sujet l'agace. Il bafouille avant de clore la conversation à l'aide d'une réponse évasive. J'arrêterais de lui demander s'il m'expliquait clairement. Je veux bien assister la grande Sarah Webster dans son développement du Talium comme il me l'a proposé, encore faudrait-il que je sache ce qu'on attend de moi. Johan m'en parle depuis une semaine, d'après lui j'aurais les compétences requises et la scientifique serait d'accord pour me rencontrer. Je suis une athlète n'ayant pas terminé ses études à la fac à cause de la guerre, j'aimerais bien savoir en quoi mes quelques semaines à l'hôpital de New Town feraient de moi la candidate idéale.

Nous approchons du bunker. Au loin les deux gardes nous font déjà signe de nous arrêter et de couper le contact. Johan sort de la camionnette et part à leur rencontre.

Ce bunker antinucléaire civil a été construit au milieu d'un petit bois en périphérie directe d'un quartier. D'ici on aperçoit quelques maisons de New Town, partiellement dissimulées par la végétation. On peut même entrevoir derrière nous l'ancienne école, avec ses toits recouverts de panneaux solaires.

Les gardes, armés de mitraillettes et habillés en treillis militaires, semblent être pointilleux sur le protocole. Ils posent des questions et me dévisagent. Mince. Un problème ? Non... Ils finissent par nous autoriser à passer. L'un d'eux se dirige vers la petite entrée du bunker et ouvre une boîte métallique pour utiliser le combiné qui s'y trouve.

Johan remonte dans le véhicule.

— C'est bon. Approche-toi de la grande porte, ils vont l'ouvrir.

Je redémarre et roule au pas sur la petite route de bitume craquelé aux bordures envahies par la mousse et menant à une grande masse métallique verticale cernée de béton et à trois quarts sous le niveau du sol. Elle est vraiment très grande cette porte.

Johan m'a déjà expliqué que cet imposant abri n'a jamais été destiné aux habitants de ce secteur, d'ailleurs seulement deux familles originaires de ce quartier résidentiel figuraient sur la liste. Comme tous les autres abris civils il fallait disposer de son billet attitré pour avoir la chance d'y séjourner. Vous pouviez habiter juste à côté, si on ne vous avait pas attribué une place ou que vous n'aviez pas les moyens d'en acquérir une, alors vous restiez dehors à vous agglutiner devant le cordon de sécurité militaire avec des centaines d'autres malheureux. Votre droit de survivre dépendait alors soit de votre importance dans la société, soit de vos relations, soit de la taille de votre compte en banque. En ce qui concerne Sarah Webster, elle devait à coup sûr figurer dans le premier groupe, et c'est tant mieux pour nous.

Un vrombissement émerge juste devant nous. Au centre de la paroi métallique, une fente verticale naît et s'élargit à mesure que les deux parties de la porte coulissent chacune de leur côté. Le hurlement strident d'une sirène s'échappe de l'intérieur, indiquant aux résidents l'ouverture en cours de l'entrée principale, entrée suffisamment haute pour laisser passer un camion et assez large pour que deux véhicules puissent se croiser. J'entrevois l'intérieur. Il y a une sorte de gros tout-terrain blindé aux couleurs de l'armée allemande, sûrement celui qui nous a emmenés ici le mois dernier. Un mécano en aide un autre dont les pieds dépassent de sous le véhicule. À mesure que les lourdes portes s'ouvrent, la scène s'étoffe devant nous. C'est un garage, l'entrée principale du bunker donne sur un énorme garage. Le long du mur tout à droite, il y a même un camion de transport militaire à la bâche kaki. Je ne savais pas qu'il pouvait exister des abris aussi vastes, je m'attendais à quelque chose d'un peu plus... exigu. L'ouverture est maintenant achevée, ça a dû prendre près de trente secondes. Un troisième homme, un civil, nous fait signe d'entrer. La pente est raide, nous descendons encore un peu plus sous le niveau de la terre. À l'intérieur, la lumière artificielle, blanche et puissante, se reflète légèrement sur le sol et les parois en béton lissé. Face à nous, impossible de louper l'énorme logo peint de l'EDS, l'agence gouvernementale qui administrait les lieux, avec juste en-dessous l'inscription : 201Mh35, le numéro de l'abri. Sur notre gauche, un large couloir en pente douce s'enfonce profondément vers les zones habitables du bunker. En-dehors de cette large voie, il y a quelques portes débouchant sûrement sur des pièces de stockage ou de maintenance. Sur la partie haute des murs, un énorme réseau de câbles électriques court tout autour de nous et vient plonger dans le grand couloir. Au plafond, des tuyaux, des gaines de ventilation et des conduites d'eau circulent dans un enchevêtrement complexe mais ordonné. L'austérité domine. Les seuls éléments qui tranchent avec les nuances de gris sont les lumières orange clignotantes indiquant l'ouverture de la grande porte et les panneaux lumineux désignant les zones à accès restreint.

L'homme qui guide notre entrée me fait signe de faire demi-tour avec la fourgonnette. Puis il me guide avec de grands gestes, quelques mètres, avant de me présenter la paume de sa main pour me faire stopper. Frein à main, arrêt du moteur, nous sommes dans l'antre, enfin.

À peine le temps de sortir du véhicule qu'une femme sortie de nulle part s'approche de moi. Elle me fait signe de lever les bras puis commence à me fouiller. En regardant derrière moi, je peux voir qu'un homme, un militaire, fait de même avec Johan. Le civil qui aidait à manœuvrer ouvre quant à lui l'arrière de la fourgonnette et soulève les draps pour inspecter ce qu'il y a dessous. Des bruits de pas résonnent derrière nous. Une silhouette féminine remonte le couloir et vient à notre rencontre. Blouse blanche, jeans et baskets, queue de cheval blonde, je suppose qu'il s'agit de Sarah, LA Sarah Webster. Elle marche vers nous, sourire aux lèvres, heureuse de revoir Johan. Elle n'a d'yeux que pour lui.

— C'est Okay.

Les deux gardes ont terminé de nous fouiller et s'écartent à l'approche de la scientifique.

— Tu aurais pu me prévenir que tu venais.

— Et comment ? Par sms ?

Ils rigolent, comme s'il n'y avait qu'eux. Leur touchante complicité en dit long sur leur histoire commune.

— Désolée, Sarah, il n'y avait personne pour emmener les corps aujourd'hui. Par contre j'en ai profité pour t'emmener quelqu'un. Je te présente Tanya.

Le regard de la scientifique se pose instantanément sur moi. Son sourire s'estompe et ses sourcils se froncent légèrement.

— La britannique dont tu m'as parlé...

Elle me dévisage puis m'ausculte des pieds à la tête en une seconde avant de se tourner à nouveau vers son ami.

— Johan, tu... C'est que je suis très occupée aujourd'hui. Je n'avais pas prévu de faire passer un entretien.

Elle ponctue sa phrase par une moue gênée.

Derrière elle, deux types en cotte de travail intégrale surgissent à leur tour du couloir d'où elle est arrivée, chacun poussant un brancard à roulette. Je suppose qu'ils viennent chercher les corps. De grosses auréoles de sang séché tâchent leurs uniformes au niveau du ventre, des bras, des cuisses... On dirait des bouchers.

— Sarah, reprend Johan, ignorant complètement les derniers arrivants, c'est toi qui m'as fait part de tes difficultés et de tes insomnies. Il faut te préserver, Klein te l'a assez répété il me semble, et Tanya pourrait être la personne idéale.

À fleur de peau, les yeux de Sarah s'humidifient, puis elle baisse la tête et acquiesce timidement. La scientifique, mère du Talium, déterminée à tout donner pour nous sauver, une femme que j'admirais avant même de la rencontrer, cède sous la pression et la fatigue et consent à écouter les conseils de son ami.

Elle relève la tête pour me regarder à nouveau.

— Elle sait ? demande-t-elle en soutenant mon regard.

— Oui, je lui en ai parlé. Elle gardera le secret, j'en prends la responsabilité.

Au même moment, les deux hommes aux tabliers tachés sortent le corps de Chris de la fourgonnette et le posent sur un des brancards. Hier encore je lui apportais sa soupe et changais son pansement. Hier encore il était mon patient, un être humain précieux et fragile qu'il fallait sauver. Aujourd'hui il n'est plus qu'un pantin maigre et désarticulé que l'on manipule avec indifférence. J'ai beau savoir que même après sa mort il va continuer à nous aider, je ne peux m'empêcher de penser que peut-être il n'aurait pas voulu de ça.

Les deux croque-morts posent un deuxième macchabée par-dessus la dépouille de Chris comme on entasse des sacs de patates.

— Vous ne pourriez pas...

Je sens l'émotion me submerger et ne parviens pas à terminer ma phrase. Mon intervention les a stoppés dans leur mouvement. Ils restent là à me regarder bêtement, comme tout le monde en fait. Il faut me reprendre.

Je me tourne vers Sarah.

— Vous pouvez leur demander de les traiter avec un peu plus de dignité, s'il vous plaît ? Celui-ci est mort en libérant le Point d'eau, vous le saviez ?

Elle me fixe, embarrassée, puis acquiesce avant de calmement transmettre le message en allemand à ses collègues. Après quelques secondes de flottement, surpris, ils reprennent leur activité, plus lentement cette fois. Ils saisissent le dernier corps dans la fourgonnette, délicatement, en jetant de furtifs regards autour d'eux, et le posent en douceur par-dessus celui qui était déjà couché sur l'autre brancard avant de sangler solidement l'ensemble comme de la marchandise qu'on ne voudrait pas risquer de perdre en chemin.

— Tu es sûr qu'elle est prête pour le job ? lance Sarah à Johan.

Celui-ci, au lieu de répondre, pose une main sur mon épaule.

— Si tu ne t'en sens pas capable on peut faire demi-tour.

Pendant ce temps, baragouinant dans leurs barbes, les deux mecs louches s'en vont avec les cadavres en direction du large couloir.

— Tanya ?

— Si c'est pour le bien de tous, si ça permet à la communauté de subsister et d'envisager un futur, alors je peux le faire.

Sarah ne semble pas convaincue, mais accepte malgré tout d'une simple moue.

Le spectacle macabre des corps transportés vers leur ultime destination disparaît à mesure qu'ils s'enfoncent dans le grand couloir. Les deux gardes s'éloignent pour reprendre leur poste, nous laissant Sarah, Johan et moi au milieu du grand garage. Le malaise s'installe. J'ai toujours détesté ces silences gênants et je n'ai jamais pu résister à l'envie de les briser. Et j'ai tant de questions...

— Il... Il n'y a jamais eu d'incinérateur, c'est ça ? Cette histoire de se débarrasser des corps par crémation, c'est des conneries ?

— Il y a bien un incinérateur, répond la scientifique, mais il est de l'autre côté du bunker, et ça fait bien longtemps que nous n'y envoyons plus de corps.

— Où vont-ils alors ?

Regard en l'air, pincement des lèvres, Sarah cherche ses mots.

— Ils partent pour l'extraction.

Il y a quelques jours, après une dure journée, Johan avait fini par me confier que la fabrication du Talium nécessitait un ingrédient particulier, un ingrédient que l'on ne trouve que dans le corps humain. Mais il n'a jamais voulu en dire plus. Imaginer que l'on puisse utiliser des cadavres m'avait horrifiée sur le coup, mais c'est finalement la curiosité qui m'a poussée à suivre Johan jusqu'ici, une curiosité malsaine je dois dire. Maintenant face à la grande Sarah Webster, je peux enfin poser les questions qui me hantent depuis trop longtemps.

— Et pour extraire quoi ?

Sarah retient son souffle. Elle temporise, semble peser le pour et le contre avant de plonger ses grands yeux bleus dans les miens.

— L'Endocythéline, une hormone très spéciale sécrétée par le cerveau et indispensable à la fabrication du Talium.

Le souffle me manque. Un frisson parcourt manuque.

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