Chapitre 20.2 - S'investir et aider à bâtir sur les cendres
Après notre visite rendue à Chris, j'ai passé le reste de ma journée à transporter des cartons de la cave à la réserve du premier étage, ou à déplacer du mobilier d'une pièce à une autre. Mon action de manutentionnaire a permis de libérer un peu de temps aux soignants. Une façon pour moi de montrer une autre facette de ma personnalité après la première impression mitigée que j'ai pu donner hier. D'ailleurs, Johan s'avère être plutôt sympathique une fois la glace brisée.
Je ne l'aurais pas cru ce matin en me levant, mais travailler et m'investir pour ma nouvelle communauté m'a fait du bien. Je me suis senti utile. Pas que je ne l'ai pas été au Point d'eau, mais aujourd'hui j'ai pu mesurer en direct l'impact positif de mes actions. Je commence à comprendre ce que Tanya cherchait, ce dont elle avait besoin pour se sentir vivante.
— Vous avez su vous rendre utile, Billy. Merci.
— Pas de problème, je n'avais rien d'autre à faire de toute façon.
Le docteur Engels est un chic type tout compte fait, pas rancunier et paternaliste. Il me remercie une dernière fois avant de quitter le balcon du deuxième étage qui sert de salle de pause.
— Alors ? Tu te sens comment ?
— Fatigué.
Tanya sourit, un sourire moqueur.
— C'est bien ce que tu as dit à Chris ce matin, ça lui a remonté le moral que tu soulignes sa participation à la libération du Point d'eau, il avait besoin de l'entendre. Hier encore, il me disait qu'il s'en voulait de n'avoir été qu'un boulet.
— Tu as l'air surprise que je sois capable de compassion.
Pas de réponse, mais son silence en dit long, ça semble la surprendre, en effet.
— Ah ! Merci. Je suis un monstre, c'est ça ?
— Non....
Son regard s'obscurcit et se perd vers l'horizon.
Assis l'un à côté de l'autre sur des chaises métalliques pliables à la peinture écaillée, nous contemplons les environs de New Town sous un ciel nuageux que le soleil couchant ne parvient pas à percer. C'est ici, sur ce balcon, qu'elle et ses collègues viennent se retrouver en privé, au calme, pour décompresser et se changer l'esprit. C'est aussi ça vivre en communauté, parler et échanger pour se soutenir mutuellement dans ce quotidien difficile. Il faudra que je réapprenne tout ça.
— Non, tu n'es pas un monstre, pas plus que nous autres. Le problème vient de moi. Et te revoir hier a tout fait ressurgir, des images et des sons que j'aurais aimé oublier.
Elle marque une pause. Ce qu'elle a sur le cœur semble difficile à partager.
— Je... je n'imaginais pas à quel point tuer quelqu'un serait difficile. Je me croyais prête, mais en fait pas du tout. Alors, quand je vois que d'autres arrivent très bien à vivre avec, comme toi... Ne le prends pas mal, mais, je doute parfois de leur... de tes capacités à éprouver de la compassion. Je suis désolée.
— Je comprends. Mais tu sais, on ne s'y habitue jamais vraiment, on vit avec. On essaie de se persuader que c'était la seule chose à faire, qu'on n'avait pas le choix, et c'est souvent le cas d'ailleurs.
Elle acquiesce timidement de la tête.
L'homme qu'elle a tué la hante toujours. J'imagine que sa conversion récente dans la médecine fait office de thérapie. À défaut d'aider les gens en les défendant, comme moi, elle les soigne.
— En tout cas tu avais raison.
Mon intervention la sort de ses pensées.
— Raison à propos de quoi ?
— À propos de tout ça. Quand tu parlais d'arrêter de courir après de faux espoirs, d'affronter la réalité en face, de s'établir quelque part pour aider à rebâtir, c'était vrai. S'investir dans quelque chose de réel, dans une cause commune, ça aide effectivement à se reconstruire soi-même.
En guise de réponse, elle pose sa main sur la mienne en me souriant, heureuse de voir que j'ai enfin assimilé ce qu'elle cherchait à me faire comprendre il y a des semaines de ça.
Puis elle se lève.
— Bon, finie la pause.
— Comment ça ? La journée n'est pas terminée ?
— Tu as vu une pointeuse ? Retour au travail, on est déjà en retard.
Pause, travail, retard, des mots qui présagent d'un retour à une forme de normalité. Suivre Tanya au lieu de m'obstiner dans mes illusions a sûrement été la meilleur décision, je le mesure aujourd'hui.
Troisième jour, et toujours pas de nouvelles du major Klein. Son absence prolongée génère beaucoup d'anxiété à New Town. Tout le monde attend son retour, moi y compris. Si je me rends utile depuis quelques jours, je suis normalement destiné à une autre fonction que celle d'homme à tout faire à l'hôpital. On est tout de même censés former les nouvelles recrues avec Akram et Erich, et vu les effectifs réduits de l'armée, chaque jour perdu est un véritable gâchis. Alors vivement que le patron rentre parce que le caporal Flegel, celui qui nous encadre, est un véritable abruti. Nous avons essayé de lui faire comprendre qu'il n'est pas nécessaire d'attendre le retour de Klein pour commencer notre boulot, mais cet idiot ne veut rien entendre et se contente de nous répondre : « Je ne sais pas ce que le major a en tête concernant ces entraînements, je préfère attendre son retour ». Incapable de prendre la moindre initiative. En attendant, le docteur Engels m'a demandé d'aider à évacuer de l'hôpital les corps de ceux n'ayant pas passé la nuit, emportés par leurs infections, la maladie ou une contamination radioactive trop avancée. Assisté par Johan, nous remplaçons les deux types qui s'occupent habituellement de cette tâche ingrate et qui ne sont pas venus ce matin. L'un s'est trompé dans ses dates de prise de Talium, ce qui ne pardonne pas. Six heures qu'il subit les effets secondaires, l'angoisse. L'autre est tombé malade, pneumonie.
Nous sommes obligés de porter les cadavres simplement couverts d'un drap et de traverser tout l'hôpital avec. C'est une vraie galère que de se frayer un chemin dans les appartements bondés et sous les yeux des autres patients, dont certains y voient leur avenir proche. Puis il faut descendre un ou deux étages et enfin les charger dans une fourgonnette garée devant le bâtiment. Une fois dans le véhicule, ils sont emmenés au bunker pour y être incinérés. Tous les abris comprennent ce genre de dispositif principalement destiné à la destruction des déchets, mais aussi à l'élimination des corps en cas de décès parmi les résidents. Même dans un des lieux les plus sécurisés que l'on puisse trouver, on n'est jamais à l'abri d'un accident, d'une crise cardiaque, ou encore d'un règlement de compte ou d'un coup de folie. La seule chose que je ne comprends pas, c'est pourquoi nous continuons à gaspiller de la ressource énergétique alors que nous pourrions simplement les enterrer plus loin.
C'est le troisième macchabée que nous descendons avec Johan. Bien que froid au premier abord, ce Suédois de 40 ans s'avère être de bonne compagnie. Après quelques échanges de banalités, s'il a volontiers répondu à mes questions sur le fonctionnement de New Town, il n'a en revanche pas une seule fois évoqué son passé, aucune idée de comment il a pu se retrouver ici. C'est lui que ça regarde, et ce n'est surtout pas moi qui vais le lui reprocher.
Descendre les escaliers avec de tels poids morts est une vraie corvée, en particulier celui-ci. Et je préfère éviter de les toucher, les corps, on ne sait jamais ce qu'ils pourraient nous refiler.
— Il est mort de quoi celui-là ?
— La fièvre. De toi à moi, ça fait quelques jours que je m'attendais à son décès. On ne pouvait rien faire, seulement alléger ses souffrances.
Il m'a répondu sans me regarder, concentré sur les dernières marches qu'il prend à reculons.
Nous traversons à présent le hall d'entrée, où de nouveaux patients attendent leur tour. Ils nous regardent en ne laissant transparaître aucune émotion. Ça devrait pourtant les faire réfléchir. Une fois dehors, nous parcourons les quelques mètres qui nous séparent de la fourgonnette et chargeons le macchabée à l'arrière, par-dessus les deux autres. Nous n'attirons pas plus l'attention parmi les passants, c'est tout juste s'ils nous regardent. Johan referme les deux portières puis souffle lourdement avant de se retourner, le visage fatigué.
— C'est plus physique qu'on se l'imagine, n'est-ce pas ?
J'acquiesce tout en m'étirant, mes mains sur les hanches.
Nous retournons à l'intérieur pour informer les autres que le véhicule est prêt à partir. Tanya est là. Elle s'approche, le visage fermé, triste, quelque chose la perturbe.
— Il y a un quatrième corps à charger.
— D'accord. Il est où ?
— Billy c'est... Chris, il est mort, dans la nuit.
Ce n'est pas un choc, mais ça fait quelque chose. Même s'il parlait trop, il était attachant, et en plus d'être un compatriote, j'avais trouvé un frère d'arme ayant participé à la même guerre que moi. C'est franchement dommage.
— Okay, on va s'occuper de lui.
Elle nous remercie puis se retourne pour sediriger vers une des salles d'attente. Retour au travail.
Pour la seconde fois ce matin nous refermons les portes arrières de la fourgonnette, maintenant alourdie par un quatrième corps. J'en ai vu mourir des amis, des dizaines, et on ne s'y habitue jamais. En ce qui concerne Chris, c'est moche de finir comme ça.
Tanya vient à notre rencontre. Elle nous remercie brièvement avant d'emmener Johan à l'écart pour une conversation qui apparemment ne me regarde pas.
— Tiens, Billy, fais chauffer le moteur, dit-il en me lançant les clés.
Le sujet semble sérieux, je ne m'attarde donc pas et pars m'installer au volant du fourgon pour le démarrer. Ça pue la mort dans cette bagnole. J'ouvre les vitres. C'est mieux. Heureusement, leur échange est déjà terminé. Johan prend place sur le fauteuil passager tandis que Tanya vient s'accouder à ma fenêtre.
— C'est moi qui vais aider Johan à transporter les corps jusqu'au bunker. On va éviter de les énerver en emmenant quelqu'un qu'ils ne connaissent pas.
Le centre de production du Talium, l'épine dorsale de New Town, tu m'étonnes qu'ils ne laissent pas entrer n'importe qui.
— C'est vous qui voyez. Par contre, si vous pouviez me déposer, ça m'arrangerait.
— Pas de soucis, mais c'est moi qui conduis.
— Tu es sûre ? Le volant est à gauche...
— Billy, c'est une boîte manuelle.
*
L'Américain plisse les yeux, comme à sonhabitude. Il me fixe un court instant avant d'admettre l'évidence et de s'assoirsur la banquette arrière. Je ne comprends pas pourquoi il a encore ce genre deréaction, d'autant plus pour des broutilles pareilles. Il a toujours eu ce côtéfauve, cette façon de vous dévisager, à la recherche d'une faille, du moindreindice de trahison ou de danger qui pourrait l'alerter. Même après tout cetemps, ce regard me fait toujours aussi froid dans le dos.
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