Chapitre 2.2 - Survivre au quotidien,
Billy s'arrête pour pointer quelque chose du doigt, sans un mot. Il vient de me réveiller, moi et mes sens engourdis par cette marche. Devant nous se dessinent dans l'obscurité des toits partiellement enneigés. Nous approchons de l'agglomération. Il se met en alerte et passe devant moi. Je lui emboîte le pas sans réfléchir. Nous progressons sur le bas-côté de la route, plus discret, au cas où d'autres auraient déjà élu domicile dans le coin.
Ce village a clairement subi de lourds combats durant la guerre. Les bâtiments en périphérie présentent tous des cicatrices, certains se sont même effondrés. La rue principale est encombrée de gravats et de véhicules abandonnés ou détruits. Il n'y a aucun mouvement, aucun son. Par sécurité, Billy préfère rentrer dans le village par l'arrière-cour d'une maison. Celle-ci n'a plus de toit, ses fenêtres sont cassées et la porte arrière est défoncée. Ce qui devait être un jardin n'est plus qu'une mini toundra parsemée çà et là de quelques buissons et arbustes rachitiques dépourvus de feuillage. Une balançoire et un salon de jardin en désordre témoignent de la vie qui, jadis, animait ces lieux.
Billy me fait signe de continuer. Nous traversons d'autres jardins du même acabit tout en prenant soin de surveiller les maisons que nous dépassons. Mon corps est à présent totalement réveillé, et la chaleur qu'il dégage me fait oublier le froid ambiant.
Billy s'arrête alors que nous passons devant notre cinquième habitation.
— Celle-là ?
Sa question porte moins sur l'esthétique de la bâtisse que sur mon ressenti quant à la sécurité des environs pour y passer la nuit. Bien que cette partie du village paraisse totalement abandonnée, il n'est pas impossible qu'une petite communauté se soit installée plus loin. Mais nous sommes trop fatigués pour continuer.
— Ça me paraît bien. Passe devant.
J'accompagne mes paroles d'un geste de la main.
Billy se retourne et se dirige vers la porte fenêtre de la terrasse. Une des vitres est cassée, mais il préfère l'ouvrir normalement en passant sa main à l'intérieur plutôt que de risquer de se blesser. Nous fixons nos lampes frontales avant de pénétrer dans la première pièce.
C'est un véritable capharnaüm ici, presque du saccage volontaire, certainement l'œuvre de récupérateurs ou de pillards. La nuance est subtile entre nos deux catégories : l'un déniche des biens tandis que l'autre vous les prend, mais les deux sont prêts à tuer pour parvenir à leurs fins. Nos deux petits faisceaux de lumière éclairent tour à tour des chaises renversées, un canapé éventré, une table basse retournée et une télé tombée à plat sur le parquet. Nous entamons notre progression lente dans ce qui était autrefois un salon. Le sol est jonché de papiers, de babioles et de déchets. Un petit objet en plastique craque sous mon pied. Je passe à côté d'un buffet dont les tiroirs sont restés grands ouverts.
— Putain !
Billy vient de buter contre quelque chose, une petite caisse retournée sur le sol. Retrouvant son calme, il évolue lentement vers la cuisine donnant directement sur le salon. Elle est dans le même état. Le frigo et les placards sont ouverts, les tiroirs ont été arrachés et retournés, leur contenu gisant sur le carrelage crasseux. L'odeur ambiante est un mélange de rance et de moisi. L'humidité est partout. Il n'y a pas la moindre chance de trouver quoi que ce soit ici.
Nous prenons l'escalier pour monter à l'étage. Le bois craque sous nos pas. S'il y a quelqu'un là-haut, nous venons de lui ôter ses derniers doutes quant à notre présence. À l'étage, il y a quatre chambres, toutes ouvertes. Nous nous séparons pour les vérifier plus rapidement. Elles sont dans le même état que le rez-de-chaussée, il n'y a rien à en tirer. Je rejoins Billy dans la première, la suite parentale, juste en face des escaliers, la plus stratégique. Elle nous permettra de voir venir en cas de visite nocturne.
L'Américain est déjà en train de s'installer dans un coin de la pièce. Il a posé son pistolet sur une commode dont les tiroirs ont eux aussi été fouillés. Le lit est cassé en deux et son matelas a été traîné par terre, certainement par d'autres visiteurs avant nous. Je pose mon sac sur le parquet poussiéreux pour en sortir le duvet polaire, celui dont l'efficacité descend jusqu'à -10°C, et l'étend sur le matelas. Au moins nous serons bien installés pour dormir.
Une armoire à portes coulissantes attire mon attention. Je me rapproche pour regarder à l'intérieur. Des chemises, des robes... rien d'intéressant. Je la referme et m'assieds par terre en m'y adossant. Ce n'est pas confortable mais c'est tellement bon de pouvoir laisser ses pieds se reposer.
Mes paupières sont si lourdes...
Mon sac à dos gît négligemment au milieu de la pièce. Je tends péniblement mon bras et me baisse pour pouvoir l'atteindre et le tirer vers moi. Je fouille dans une de ses poches latérales pour trouver de quoi manger. Ma main touche la boîte de maïs. Je la sors, pour aucune raison, seulement la contempler.
Billy me regarde. Je dois dissiper tout malentendu.
— Je ne compte pas l'ouvrir. On a d'autres provisions périssables à manger avant.
— Je sais. Il me reste la fin d'un pot de cornichons, des sachets de sucre et quelques... plantes, je ne sais plus ce que c'est. Ma gourde est presque vide. Et toi ?
Pendant qu'il m'énumérait ses maigres réserves d'une voix soucieuse, je me rendis compte que les miennes n'étaient pas aussi faibles que je le croyais : une petite conserve de thon, deux barres de céréales et les dernières racines bouillies de la veille contenues dans une petite boîte plastique. De quoi attirer les convoitises.
— Ouais, pareil que toi.
J'essaie de masquer mes préoccupations en les faisant passer pour de l'accablement.
Nous voilà à nouveau dans la même situation qu'il y a deux jours, la fatigue en plus et l'abri en moins. Se lancer à la poursuite de ces mecs était de la folie, c'est évident, nous aurions dû anticiper cet échec. Il faut croire que ces deux mois passés terrés dans cette maison ont altéré notre jugement. Nous n'en pouvions plus d'attendre la fin de l'hiver. Des semaines qu'une opportunité pareille ne s'était pas présentée, l'occasion unique, le signe qu'il était temps de reprendre notre route. Galvanisés par ce nouvel objectif, il nous a fallu seulement dix minutes pour nous préparer et abandonner notre foyer hivernal, nous n'avons pas plus réfléchi. Et nous voici aujourd'hui sans rien, le moral à zéro, à contempler l'ampleur de nos désillusions. C'est peut-être à ça que pensait Adrian durant ces longs moments de silence. Peut-être méditait-il sur ses actes et ses choix, cet enchaînement d'événements qui a mené sa quête au fiasco. Quel était leur objectif ? Après quoi couraient-ils ? Et nous dans tout ça ?
— Après quoi courons-nous ?
— Quoi ?
Perdu dans ses propres pensées, mâchouillant son repas peu ragoutant, Billy ne s'attendait pas à ce que j'engage la conversation, encore moins de cette manière.
— Je te demande, après quoi courons-nous ?
— C'est-à-dire ?
— Ma question n'est quand même pas compliquée, quel est notre but ? Pourquoi allons-nous au nord, quoi qu'il en coûte ?
— Pour rentrer chez nous.
Son pragmatisme m'exaspère.
— Ça je le sais, ma question c'est pourquoi est-ce que l'on s'obstine à y aller, alors qu'il y a peu de chances de retrouver nos proches ? Il faut en être conscient.
— Depuis quand Mark l'optimiste a-t-il des doutes ? Qu'est-il arrivé au grand faiseur de morale sur le découragement et l'esprit d'équipe ?
— Arrête, tu vois très bien où je veux en venir.
— Eh bien justement, non.
— Mais enfin ouvre les yeux. Un an que la guerre est terminée et tu es toujours coincé en Allemagne. On n'a jamais été dans pareille situation, c'est de pire en pire. On est littéralement au milieu de rien, affamés et bientôt à sec, et tu veux continuer aveuglément ta route ?
— C'est pas moi qu'il faut engueuler. Je vous l'avais dit à toi et James qu'il ne fallait pas s'enterrer dans ce trou.
— L'hiver s'installait, on pouvait tout juste rester dehors en pleine après-midi. Mes engelures aux pieds m'empêchaient de marcher plus d'une heure. Même toi tu n'en pouvais plus.
— On aurait dû continuer quand même. Regarde où nous en sommes aujourd'hui.
— On serait morts, Billy. On n'avait pas le choix, il nous fallait nous arrêter pour passer l'hiver.
— Justement, l'hiver se termine. Il est temps de reprendre notre route. C'était le deal, on reste ensemble pour se protéger jusqu'à Hambourg.
— Et on voyagera avec quoi ?
— On fera comme on l'a toujours fait, on prendra ce dont nous avons besoin, de gré ou de force.
— Mais ça va mal finir ! Pense aux mecs qu'on poursuivait, ils étaient préparés, armés, et pourtant ce soir ils sont morts. Ce sera nous demain, tu piges ?
— Alors je t'écoute, qu'est-ce que tu proposes ?
— De rester.
— Pardon ?
— Et si au lieu de continuer à dépouiller des passants nous participions à la reconstruction ? Je n'sais pas, on pourrait se rendre utiles, essayer d'intégrer une communauté.
Billy laisse échapper un petit rire moqueur, presque mesquin.
— Non mais tu t'entends ? Tu veux t'arrêter, aider les autres, travailler pour un monde meilleur, te racheter une conduite. Sérieusement ? Après toutes les saloperies que nous avons dû faire pour nous tirer d'ici tu veux maintenant rester, t'installer au milieu de ce cimetière géant ? Tu nous as bien regardés ? Tu nous vois agriculteurs, à labourer des champs irradiés ? Ou maçons ? Mécaniciens ? Je ne sais rien faire de tout ça, et j'en ai rien à foutre de toute façon. Je veux rentrer chez moi, point.
Après une dernière mastication, Billy avale enfin ce qu'il avait en bouche depuis plusieurs minutes avant de reprendre son discours rempli d'amertume.
— Tu prétends qu'il n'y a plus rien, très bien, mais ça n'engage que toi. Tu veux abandonner ? Tire-toi, je ne te retiens pas. Juste une question : tu n'avais pas une famille à Hambourg ?
— Mais bordel, Billy ! Ça fait des mois qu'on traverse des villes en ruine, qu'on bute sur le moindre kilomètre, que chaque pas nous coûte chaque jour un peu plus cher. Tout a foutu le camp, ici comme partout ailleurs. Tu rêves tout éveillé mon pauvre.
— Ce n'est pas toi qui répétais sans arrêt de ne jamais perdre espoir ?
— Mais qu'est-ce que tu crois ? Qu'il y aura des gens pour te prendre en charge ? Que l'oncle Sam t'attend avec son bateau amarré au port pour te ramener ? Et quand bien même par miracle tu retournerais au pays, que penses-tu y trouver ? La Californie aussi a reçu son lot de bombes il me semble, non ?
Son regard vient de changer, plus farouche. Il se détourne. Je viens de toucher un point sensible.
— Ta famille a peu de chances d'avoir survécu, faut te le rentrer dans le crâne. Et quelque part, est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux pour ta fille qu'elle...
— Je t'interdis de parler d'elle !
Sa brusque volte-face m'a coupé dans mon élan. Et il s'en est fallu de peu avant qu'il ne me lance sa gourde en plein visage. Finalement il se retourne et se calme.
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