Chapitre 2.1 - Survivre au quotidien,
Encore une nuit noire et glaciale. Nous avons beau marcher, il n'y a pas grand-chose à faire pour lutter contre ce froid. Mon jogging porté en doublure sous mon pantalon n'a plus aucune efficacité, et frotter mes mains sur mes cuisses ne suffit pas à les réchauffer. Les journées ne sont déjà pas chaudes, alors une fois l'obscurité tombée la température chute drastiquement. J'ai fait glisser mon fusil dans le dos pour pouvoir mettre mes mains dans les poches. L'une d'elles joue avec les plaques d'identification numériques du soldat mourant de tout à l'heure. Je ne sais pas pourquoi je les ai prises. Un réflexe ? À moins que ce ne soit par curiosité, pour répondre à mes interrogations. Il s'appelait Adrian, un Allemand originaire de Munich et ancien soldat de la Coalition. Qu'est-ce qu'il foutait avec deux Russes de l'Alliance Orientale ? J'imagine que, pour certains, la survie prévaut aux rivalités du passé. En voilà un autre qui a décidé d'aller de l'avant, d'évoluer, peut-être même s'était-il permis d'espérer un avenir.
Aucune des catastrophes naturelles ou surnaturelles imaginées n'a eu lieu. Pas d'éruption de supervolcan, ni de pandémie mondiale ou de collision d'astéroïde, nulle invasion zombie ou extraterrestre, pas plus qu'un soulèvement des machines, ça aurait pourtant eu plus de gueule. Non, rien de tout cela, seulement une Troisième Guerre mondiale que l'on ne peut même pas qualifier de « nucléaire » puisque sur environ cent-soixante utilisations d'armes atomiques recensées – dernier décompte officiel avant le blackout – près de la moitié n'était que de petites frappes tactiques inférieures à 0.5 kilotonnes, soit trente fois moins qu'Hiroshima. Loin d'une annihilation totale, ce nombre a toutefois suffi à plonger la planète dans l'ombre, ou la grisaille éternelle comme Oliver aimait à dire. Les colossales quantités de cendres et de poussières radioactives projetées dans l'atmosphère par les multiples explosions ont fini par former une épaisse couche nuageuse qui, aujourd'hui encore, bloque une grande partie des rayons du soleil.
Un dernier acte sans originalité donc, jusqu'aux origines du conflit, au début des années vingt, avec l'avènement de la Seconde Guerre froide. Tout y était réuni, course à l'armement, propagande politique, émergence de blocs idéologiques et reprise des essais nucléaires. Contrairement à ce que beaucoup anticipaient, la crispation diplomatique internationale n'est pas venue des querelles sans fin héritées du siècle dernier mais d'une multitude d'incidents dont la chronologie a toujours prêté à débat. L'événement le plus marquant, où tout a commencé à déraper, est l'assassinat du président Barack Obama durant son second mandat en 2014 lors d'un déplacement en Europe. Attentat politique ou crime raciste isolé, nous ne le saurons jamais car non revendiqué. Dans tous les cas, cette folie a entraîné une radicalisation du pouvoir américain et un repli du pays sur lui-même. Par la suite, d'autres incidents ont également eu d'importantes répercutions mondiales, comme les immenses soulèvements sociaux en Chine, l'invasion de Taïwan, le blocus des nouvelles voies maritimes arctiques ou l'attentat du Sommet pour la paix en juin 2037. Tant d'autres actualités de ces vingt dernières années pourraient alimenter la controverse, mais la crise planétaire autour des terres rares a sans aucun doute été le catalyseur de cette Seconde Guerre froide. L'exploitation de ces métaux précieux destinés à la fabrication de toute notre technologie moderne était devenue un enjeu stratégique considérable. Toutes les tentatives d'accords se sont soldées par de cuisants échecs, permettant à la poignée de pays producteurs de continuer à jouir de leur monopole en toute impunité. Dans ce contexte de réarmement mondial, les pénuries successives et les importantes fluctuations de prix ont forcé les armées à s'approprier l'essentiel du marché pour fabriquer leur matériel de pointe. Cette réquisition amplifia la spéculation et entraîna un ralentissement drastique du développement et des ventes de nouvelles technologies civiles. Un véritable désastre diplomatique, social mais surtout économique, car à l'origine des crashs boursiers de 2026 et 2033. En somme, tout ceci n'a jamais été qu'un tragique jeu de domino dont nul ne sait lequel est tombé le premier. L'humanité se retrouve désormais face à son plus grand défi : survivre à son autodestruction. Et qui sait, si nous parvenons à rebâtir une civilisation, peut-être que les générations futures nous pardonneront, à défaut de nous comprendre.
Nous enquillons la route menant au village que nous recherchons. Espérons qu'il soit désert, nous devons trouver un coin sûr où nous réfugier pour passer la nuit. Il reste un kilomètre d'après le panneau de signalisation. Je suis tellement fatigué que je m'endors en marchant. Seuls mes pieds endoloris par ces deux jours de marche me maintiennent encore éveillé. Je suis usé. C'est un festival de percussions dans mon ventre, organisé par le collectif de la faim, tandis que la soif transforme ma salive en une pâte blanchâtre et écœurante tapissant l'intérieur de ma bouche. Mais c'est surtout ma migraine qui me handicape le plus. C'est elle qui m'a réveillé ce matin. Nous avons beau être vigilants, il n'y a pas grand-chose à faire contre les radiations. Nous en absorbons à chaque fois que l'on mange, boit ou respire. Pour préparer nos repas, nous filtrons l'eau puis la faisons bouillir, elle s'en retrouve ainsi débarrassée de la plupart des micro-déchets, microbes et autres bactéries. Mais les particules radioactives, elles, ne sont pas éliminées par ce traitement, d'autant plus qu'il nous faut la reminéraliser avec des pierres et des plantes, contaminant la nourriture pendant la cuisson et contribuant à notre empoisonnement quotidien.
Je me demande à quoi pense Billy. Marchant quelques mètres derrière moi, son silence devient pesant. Je ne l'apprécie pas beaucoup, l'Américain. Je ne l'aime pas du tout en fait. Froid, toujours distant, un manque total d'empathie, il n'a jamais cherché à s'intégrer dans le groupe lorsque nous étions encore tous les cinq. Le seul but qui l'anime est de retrouver sa famille, en Californie. Il nous en a parlé, une fois, au début de notre collaboration, juste avant que le monde ne s'effondre totalement. Seulement, maintenant, perdu au milieu d'une Allemagne dévastée par la guerre, où toute forme de gouvernement a disparu, l'objectif devient presque irréalisable, voire impossible. Nous l'avons prévenu que ses chances de retour au pays s'amenuisaient avec le temps, mais il n'a jamais voulu l'entendre. Au lieu de ça il se braque et se renferme davantage.
Que je le veuille ou non, nous devons continuer à faire équipe, et pour cela il nous faut garder notre cohésion.
Je ralentis le pas pour arriver à sa hauteur et marcher à ses côtés.
— Ça va ? Tu tiens le coup ?
— À propos de quoi ?
Réponse sèche. Il n'a même pas pris la peine de me regarder.
— À propos de tout ça. De tout ce merdier, de notre malchance habituelle. Enfin tu vois bien ce que je veux dire.
— Oh, ça va. Je suis habitué... Merci de t'en inquiéter.
Ses paroles puent le sarcasme. Il reprend.
— Et puis on a vu pire. Après tout, on a seulement marché deux jours pour une boite de maïs, ce n'est pas si mal. Peut-être que d'ici un mois ou deux on aura de quoi se faire un chili. Tu vois, ça va, je tiens le coup.
C'est qu'il arriverait presque à me faire rire ce con.
— Et physiquement, tu te sens comment ?
— Physiquement ?!
Voilà qu'il s'énerve. Sûrement la question de trop.
— Tu veux savoir quoi ? Si mes plaques sur le corps me démangent toujours ? Si mes mycoses aux pieds se portent bien ? Vu que tu me poses la question, peut-être que ça t'intéressera d'apprendre que ces derniers jours je me chie dessus sans le vouloir, sans rien contrôler, tellement mon système digestif est détraqué. Et le pire, c'est que j'ai l'impression de me vider plus que je ne bouffe. C'est comme si je me décomposais de l'intérieur.
— Tout va bien alors. Rien d'inhabituel.
— Ouais, c'est ça, tout va bien, comme tu dis. Après tout, je suis encore en vie, n'est-ce pas.
— C'est moche ce qui leur est arrivé.
— À qui ? Les trois autres trous-du-cul ?
Il s'arrête et me bloque la route avec son bras, me forçant à me tourner vers lui.
— Faut te réveiller, Mark. À ton avis, qu'est-ce qu'il se serait passé si nous étions tombés sur eux les premiers ?
Il marque une pause pour voir ce que je vais lui répondre, mais je suis incapable de formuler la moindre phrase.
Il grogne, puis reprend.
— Tu penses qu'on serait arrivés genre : « Bonjour, on vient prendre ce dont nous avons besoin, et si vous êtes sages on vous laissera la vie sauve. » ? Non. L'histoire se serait terminée de la même façon pour eux, et nous, nous serions en train de nous plaindre que nos sacs sont trop lourds.
— Je sais bien, ce n'est pas la peine de...
— Oui, tu le sais. Seulement ça te gêne.
Nous reprenons notre marche tandis qu'il continue dans ses délires.
— J'ai toujours su que c'était ton point faible, tuer, ça te dégoûte. C'est d'ailleurs dingue, vu ton efficacité en la matière.
— Évidemment. Ce n'est jamais simple de donner la mort.
— Quand il s'agit de survie, si.
— Et s'il s'agissait d'un enfant, ou même d'un ado ? Je veux dire, James. Qu'est-ce qu'il a bien pu vivre en seulement 21 ans ? Qu'est-ce que la vie lui a offert ? Alors qu'il aurait dû savourer ses plus belles années, il s'est retrouvé jeté en pâture dans tout ce bordel, marche ou crève.
— Comme nous tous.
Mes paroles ne l'atteignent aucunement. Il s'en fiche, comme d'habitude. Il se fiche de tout, à l'exception de sa petite personne.
— Tu vois très bien ce que je veux dire, Billy. Enfin, merde, il n'a rien connu ce gosse. Il était trop jeune pour mourir.
Il soupire lourdement.
— Non. Trop faible pour survivre.
Sa réponse me glace le sang, à tel point que je ne sais plus quoi lui répondre, lui laissant le dernier mot.
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