Chapitre 19.3 - Chasser la bête en soi jusqu'à se réapprendre

En tapotant, je vérifie le contenu de mes poches de veste à la recherche d'une petite trousse dans laquelle j'ai rangé quelques balles de 9 mm trouvées après notre assaut contre le Gang. Mais où les ai-je mises ? Ah ! Deuxième poche intérieure. J'ouvre la fermeture éclair et compte huit munitions. Je les ai gardées pour le pistolet de Tanya. Encore faudrait-il qu'elle l'ait toujours, et que je la revoie.

Deux devraient suffire pour une brochette...

— Qu'est-ce que tu fais ?!

Stupéfaction du côté d'Akram.

— Comment ça ? C'est pour payer.

— Range-moi ça. Vite !

Je range, vite.

— Le major a fait interdire le port d'armes à feu aux civils. Il ne veut pas d'un Western ici.

Avec sa voix basse et ses yeux méfiants scrutant les environs, je comprends qu'il s'agit là d'un sujet délicat à New Town.

— Mais on n'est pas des civils ?

— Moi non, mais toi si aux yeux du major et du reste de la ville.

— Donc tout ce que j'ai fait depuis un mois, la libération de votre putain de Point d'eau, la construction de vos remparts...

— Le prends pas comme ça, Billy. Le major reste attaché aux anciennes valeurs. Pour lui, ceux qu'il considère comme des militaires sont ceux qui étaient avec lui dans le bunker. Et tu n'es même pas allemand.

— C'est quand même ridicule que je ne puisse pas porter d'arme alors que je suis le nouvel instructeur de sa soi-disant armée.

— Je sais, mais ça viendra. Et Wilhelm tente de faire revenir le major Klein sur sa décision.

— C'est qui encore celui-là ?

Mouvement négatif de la tête.

— Tu pourrais quand même faire un minimum d'efforts pour te renseigner. Wilhelm Falkenbach est responsable de l'autorité civile, mais il n'a pas réellement de pouvoir, c'est plutôt une sorte de délégué chargé de remonter au major les demandes et problèmes de la population. Ça calme la plupart des revendicateurs et des bien-pensants, tout en permettant au major de garder un contrôle militaire.

Encore une belle vision de la démocratie, un fin politicien ce Klein.

C'est enfin à notre tour. Akram propose deux briquets tout neufs contre deux brochettes, aussitôt validé. Puis il se tourne vers moi et m'en tend une.

— Tiens, cadeau de bienvenue.

Me voilà redevable, j'ai horreur de ça.

— Je dois te laisser, j'ai quelqu'un à voir. Ça va aller ?

— Faudra bien...

Mon sarcasme le fait sourire.

— À plus tard.

Et il s'en va d'un pas déterminé, me laissant seul au milieu de la rue et des inconnus qui continuent leur vie sans faire attention à ce qui les entoure.

Je n'ai pas l'âme d'un touriste, et comme je ne compte pas retourner à mes quartiers tout de suite, il ne me reste plus qu'une chose à faire : prendre des nouvelles de Tanya. Holzer m'a indiqué que je devrais la trouver à l'hôpital de la ville. Après s'être remise de son traumatisme, elle y a été affectée en tant qu'aide-soignante. On va donc commencer par se mettre en quête de ce fameux hôpital.

Le fumet que dégage ma brochette encore chaude me chatouille les narines. Je l'examine en faisant tourner mon poignet. Des lamelles de champignons sont placées entre chaque morceau de viande. Petits, les morceaux, et bien cuits. Sûr, ce n'est ni du bœuf ni du cheval, ils ont tous disparu dans la région. Ça doit donc être du rongeur, à moins que ce soit du chien ou du chat.

Bon, j'arrête de me poser des questions et mords dans le premier morceau pour le retirer de la brochette. Je mastique. C'est ferme. C'est sec. C'est fort en goût. Je mastique encore. J'avale. Délicieux ! 

J'arrive devant un immeuble d'habitation faisant l'angle de la rue et construit sur le même modèle que tous les autres. Il est presque intact. Une partie du rez-de-chaussée était a priori réservée à une banque ou un assureur. Deux personnes rentrent dans l'ancien établissement par les portes en verre fissurées. Pas de doutes, ça correspond bien à la description que l'on m'a faite, celle d'un bâtiment lambda reconverti en hôpital de fortune. Et moi qui en cherchais un vrai, d'hôpital. Heureusement que j'ai demandé aux passants, sinon je serais toujours en train de tourner dans les rues.

Je rentre. À l'intérieur, le petit hall est moins encombré qu'attendu. Ni bancs ni sièges où pourraient s'entasser les nouveaux patients attendant d'être pris en charge, seulement une file de six personnes patientant sagement devant l'ancien guichet d'accueil conservant sa fonction passée. Le surprenant calme qui règne dans cet hôpital post-apocalyptique tient certainement de l'organisation interne de la ville, ou peut-être aussi de la présence de deux civils en armes qui montent la garde, l'un à côté de la porte, l'autre près de l'accueil. Quatre pièces donnent sur le hall, quatre anciens bureaux reconvertis en salles d'attente. Les portes ont été démontées, laissant entrapercevoir un certain nombre de gens attendant leur tour, assis sur des chaises ou par terre. Au-dessus de chaque bureau, un écriteau suspendu affiche de brèves informations en allemand et en anglais, révélant à quel point New Town est cosmopolite. Les salles « blessures légères », « maladie » et « infections » sont bien remplies en cette fin d'après-midi. En revanche, personne en « soins urgents ». Plutôt rassurant. Derrière le guichet d'accueil, une femme et un homme prennent les noms des nouveaux patients et la raison de leur venue avant de les diriger vers telle ou telle salle d'attente. Le système semble bien rodé, je suis impressionné. Le problème, c'est que je ne viens pas pour un souci médical mais pour un renseignement. Je pourrais sagement attendre mon tour mais ça va vite me gonfler. J'ai remarqué que depuis mon arrivée, certaines personnes vont et viennent sans s'arrêter au guichet – tout juste s'ils ont salué ceux qui y travaillent – et se dirigent droit vers les escaliers au fond du hall sans se faire interpeller par qui que ce soit. Comme la patience n'a jamais été mon fort, je préfère tenter ma chance. D'un pas assuré, je remonte la file d'attente et me dirige vers ces escaliers. Mon attitude attire l'attention d'un garde.

— Où allez-vous ?

Sèche, la question, et sur un ton suspicieux. Son regard sévère cherche à identifier une éventuelle menace, tandis que sa main posée sur son pistolet à la ceinture se prépare à l'éliminer si elle s'avérait réelle. Toute la pièce me regarde froidement, comme si j'avais enfreint la règle ultime. C'est gênant.

— Je recherche Tanya, une anglaise. Elle travaille ici. Taille moyenne, brune, cheveux jusqu'aux épaules, les yeux marron.

Je mêle les gestes à la parole pour être sûr de me faire comprendre.

— Premier étage.

Réponse cinglante de son collègue à l'accueil, révélant son niveau de fatigue et d'agacement.

J'arrive au premier étage et reste scotché sur place. Un pan entier du mur a été démoli pour permettre à l'ancienne banque de communiquer avec la partie habitation de l'immeuble. Là où se trouvait autrefois une cloison figure désormais une ouverture béante donnant sur un long couloir desservant plusieurs appartements. Je pénètre donc dans l'hôpital à proprement parler. Ça pue ici, une sorte de mélange de vinaigre, d'alcool et d'urine. Bien que rangé, le couloir est sale, maculé d'empreintes de chaussures, de traces de sang coagulé, et de diverses autres tâches non identifiées. Il y a un peu d'agitation, mais on est loin de la cohue que l'on est en droit d'imaginer dans un hôpital. Tout en progressant lentement, je m'écarte régulièrement du passage pour ne pas gêner ceux qui travaillent, je dois même me plaquer dos au mur pour laisser passer une femme en poussant une autre sur un fauteuil roulant. Toutes les portes des appartements sont ouvertes. Je prends le temps de m'arrêter au palier de chacune d'elles pour regarder à l'intérieur si Tanya ne s'y trouve pas. Chacun des anciens logements que je croise a été reconverti en un service particulier, comme on pouvait en trouver dans les vrais hôpitaux. Le premier, plutôt calme, rassemble des chambres de repos, avec des lits et des canapés partout où ils ont pu en mettre. Le deuxième et le troisième sont aménagés sur le même schéma, mais avec en plus des draps et des rideaux tendus entre chacun des lits, sûrement réservés aux cas les plus infectieux ou les plus moches. Et toujours cette odeur qui me prend le nez. Je crois que je préférais celle des anciens hôpitaux, même si, déjà à l'époque, je ne la supportais pas. Le quatrième logement est une sorte de réserve, avec des étagères et des armoires remplies de cartons, de caisses et de sachets de toutes tailles et couleurs. Assis sur une chaise à l'entrée, un homme surveille les allers et venues, il ne faudrait pas que n'importe qui puisse se servir dans ce précieux stock.

Absorbés par leurs activités, personne ne fait attention à moi, et toujours pas de Tanya. Elle est peut-être à l'étage au-dessus. Au bout du couloir, face à moi, il reste une dernière porte fermée et sans inscription. Je vérifie si elle est verrouillée, et elle ne l'est pas. Au pire, si je dérange, je refermerai aussitôt, puis direction l'étage supérieur. La main posée sur la poignée, j'hésite un instant, le temps d'écouter si j'entends quelque chose derrière. Mais rien. Alors je clanche, doucement, et je pousse la lourde porte d'entrée de l'ancien appartement. De l'activité, faible, et des gémissements, étouffés. Il y a de la lumière artificielle, contrairement aux autres pièces qui baignent dans celle du jour. J'entends deux hommes parler entre eux. Le ton est ferme. Je commence à me demander si je ne fais pas une connerie. Je me risque à glisser la tête pour regarder à l'intérieur. Rien, seulement deux grands draps jaunes tachés de sang et pendus juste devant l'entrée. Impossible de voir ce qui se passe de l'autre côté. Et toujours ces bruits bizarres...

— Qu'est-ce que vous faites là ?

Je sursaute !

La grosse voix allemande dans le dos est accompagnée d'une lourde main posée sur mon épaule.

Je me retourne.

Un homme, avec une courte barbe, cheveux châtains et gras attachés en chignon, me regarde sévèrement.

— Alors ? Vous êtes qui ? Ir habt hir nichtss tsou toun !

— Désolé, je me suis perdu. Je cherche quelqu'un.

Ma réponse en anglais le surprend.

— C'est le bloc opératoire ici.

Il parle ma langue, ça va solutionner bien des problèmes.

— Il est chirurgien ? reprend-t-il sèchement.

— Qui ?

— Celui que vous cherchez.

— Elle. Et non. En fait...

— Alors vous n'avez rien à faire ici !

Il me tire par la veste pour m'éloigner de la porte. Je trébuche et me rattrape de justesse au mur pour ne pas tomber. Je fais volte-face, poing serré, déterminé à lui coller une droite, mais parviens à me retenir au dernier moment, et il l'a bien vu. Je soutiens son regard et m'avance pour lui tenir tête. Il affiche une moue de dégoût.

— C'est quoi ton problème ? J'ai dit que je cherchais quelqu'un.

— Tu n'es pas le premier à chercher quelqu'un, et quand on indique le chemin on se rend compte plus tard qu'il y a des trous dans le stock. Alors tu dégages, et vite !

— Qu'est-ce qui se passe ici ?

Une puissante voix autoritaire met fin à notre altercation.

L'homme qui vient d'attirer toute l'attention sur nous est à peine plus grand que moi, d'une cinquantaine d'années, avec barbe incomplète et cheveux grisonnants. Il porte de petites lunettes rondes et une blouse autrefois blanche et désormais recouverte de tâches vertes, jaunes et surtout rouges. Son charisme et sa voix lui donnent une autorité naturelle, presque paternelle. Je suppose qu'il s'agit du responsable des lieux.

L'autre connard tente de se justifier.

— Je l'ai gueuradeu èrvicht. Il ne parle pas allemand.

— Je parle un peu.

Suffisamment pour comprendre que tu vas tenter de me la faire à l'envers.

Une petite foule est venue voir le spectacle.

— Je ne vous ai jamais vu. Vous êtes qui ? Vous sortez d'où ?

Ça y est, l'interrogatoire commence, et en public. Tout le monde attend ma réponse, comme s'ils étaient tous concernés. Bande de voyeurs.

— Je cherchais une amie, mais je me suis trompé.

— En effet, si vous n'êtes ni malade ni blessé, vous n'avez rien à faire ici. Maintenant sortez de mon hôpital.

Honteux, onteuxje pars sans demander mon reste.

— Billy ?! C'est toi qui fais tout ce raffut ?

Derrière le médecin en chef, une silhouette connue apparaît enfin. C'est finalement celle que je recherchais qui m'a trouvé. Avec sa blouse, ses cheveux attachés, le teint rose et les yeux pétillants, elle est en bien meilleure forme que la dernière fois. La revoir, surtout maintenant, est à la fois un soulagement et un réconfort.

— Vous le connaissez ?

— Oui, c'est grâce à lui si je suis là.

— Alors faites comprendre à votre ami qu'il n'a rien à faire ici.

Là-dessus, le vieux fait demi-tour et enjoint à tout le monde de reprendre le travail avant de retourner au sien.

Nous ne sommes plus que tous les trois.

— Je vois que tu viens de faire la connaissance de Johan.

Pas sûr d'être enchanté.

— Il fallait être plus clair. Il y a toujours des types bizarres qui rodent dans le coin.

Puis il retourne lui aussi à ses activités d'avant notre altercation, pas rancunier, nous laissant enfin seuls, Tanya et moi.

— Depuis quand es-tu à New Town ?

— Quelques heures.

— Pourquoi tu me cherchais ?

— Okay, pas de « comment vas-tu ? », « ça fait plaisir de te voir. », ni même un simple « quoi de neuf ? », direct les questions assassines.

— Tu débarques de nulle part, tu viens ici mettre la pagaille, je te sauve la mise et tu râles encore. Tu n'as pas changé en un mois.

— Désolé, ton... pote m'a un peu énervé.

— Johan ? Il est toujours un peu tendu. Il se méfie de tout le monde, mais il a ses raisons. Tu me cherchais pour quoi ?

— Alors, déjà, pour avoir un peu de tes nouvelles, pour commencer. Et puis, comme je suis nouveau ici, je pensais que tu pourrais me présenter la ville et son fonctionnement, je suis un peu perdu. J'ai eu du mal à trouver ce foutu hosto.

Moue sceptique.

— Je vois, jamais désintéressé... On est très occupés aujourd'hui, et je ne sais pas quand j'aurai terminé. Reviens demain matin, à 8 h, je t'attendrai en bas.

— Demain ?

— Désolé, Billy, moi aussi j'aurais préféré que l'on se revoie dans d'autres circonstances.

Et elle repart à son tour, me laissant seul avec ma connerie.

Au moins, elle va beaucoup mieux. Elle s'est complètement intégrée et a trouvé une véritable manière de s'investir dans la communauté, comme elle le souhaitait.

Vivement que je puisse en faire autant.

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