— Et toi ? C'est quoi ton histoire ? Tu étais dans quel corps d'armée ?

Il n'a pas laissé deux secondes entre le précédent sujet et ses nouvelles questions en rafale.

— La 122e division d'infanterie.

— Aie, désolé.

— Pourquoi ?

— Pour Ulm, vous avez douillé là-bas.

De quoi il parle ?

— Ulm ? Je n'y suis jamais allé, je ne sais même pas où c'est.

— Ha ! Tu fais partie des déserteurs de la première heure ?

— Tout dépend de ce que tu appelles « la première heure ». Disons que j'ai rapidement saisi l'opportunité.

Silence pesant, celui du jugement et des non-dits.

Rien à foutre de ce qu'il peut bien penser.

— L'opportunité ? Beaucoup l'ont saisie, l'opportunité, tu peux me croire...

— Il vaut mieux être un déserteur vivant qu'un héros mort.

— Si tu l'dis. De toute façon, qui peut bien t'en vouloir de nos jours. Que tu sois resté ou non, quelle différence ça aurait fait ?

Il ponctue sa phrase par un petit rire mesquin.

Son évocation d'Ulm a éveillé ma curiosité.

— Et alors ? Qu'est-ce qui est arrivé à ma division, à Ulm ?

Petit sourire en coin, gesticulation pour trouver une nouvelle position plus confortable, Chris prend le temps de s'installer avant de raconter son histoire.

Mon attention se porte sur Tanya, recroquevillée dans son sac de couchage au pied d'un arbre derrière moi. Elle dort, à première vue seulement, car en faisant bien attention, je me rends compte qu'elle frissonne. Elle n'a presque rien dit depuis que nous sommes partis, trop préoccupée par le combat qu'elle va devoir livrer, alors qu'elle n'a aucun entraînement. Elle n'a même encore jamais utilisé son pistolet, celui que je lui ai trouvé la semaine dernière. Tu m'étonnes que ça trotte dans sa tête.

Voyant qu'il perd mon attention, Chris s'empresse de commencer son récit.

— Après les premières bombes, l'Alliance a lancé une immense offensive en Asie et en Europe. Mais ça, tu dois déjà le savoir.

Vaguement.

Voyant mon visage inexpressif, Chris me fait de grands yeux étonnés.

— Mais tu as déserté quand ? Avant ou après The Enola Day ?

— Le jour même.

Encore ce sourire qui me juge...

— Donc tu n'as pas suivi le déroulement de la guerre ?

— Pas vraiment, non. J'avais d'autres priorités.

Comme éviter les barrages militaires filtrant les déserteurs ou fuir les zones habitées qui commençaient à sombrer dans le chaos. La télé ou même la radio étaient un véritable luxe pour moi, et lorsque j'avais l'opportunité d'y avoir accès, je n'étais intéressé que par les nouvelles de mon pays. Savoir comment le reste de la planète se débrouillait pour affronter l'apocalypse ne m'intéressait pas. Sans compter que tout était en allemand.

— Eh bien sache que la 122e toute entière a été envoyée à Ulm pour stopper l'avance de l'Alliance. Tu es sûr de ne jamais en avoir entendu parler ? La 31e division blindée, avec son bataillon d'artillerie expérimentale ? Ça ne te dit toujours rien ?

Non, et ça commence à me gonfler.

— Pour te la faire courte, ce bataillon avait tout juste un an lorsqu'ils l'ont temporairement rattaché à la 122e d'infanterie pour la défense de Ulm. Il n'était alors composé que de trois immenses canons rail prototypes. Officiellement, le but était d'expérimenter ces nouvelles armes en combat réel. Mais officieusement, ce n'était que de la propagande destinée à démontrer que notre avance technologique nous permettrait de gagner la guerre. Message à destination de l'ennemi ET de l'opinion publique, bien sûr.

— Oui, je me souviens. Les militaires en ont beaucoup parlé entre eux.

La voix de Tanya m'a fait sursauter.

Je ne l'ai pas vue se lever. Les petites histoires de Chris ont fini par avoir raison de sa tentative de repos. J'imagine que son intervention faisait référence à l'époque où elle et son équipe d'athlétisme étaient prises en charge par l'armée. J'oublie parfois qu'elle aussi a vécu le conflit de près.

— Tu m'étonnes, ça a fait scandale pendant des semaines. Tout le monde avait son opinion sur les milliards d'investissement inutiles et sur les risques de tester une arme aussi puissante et encore mal maîtrisée sur le front.

— Et du coup ? Qu'est-ce qu'il s'est passé à Ulm ? Les canons ne fonctionnaient pas ?

Mon ton un peu sec et impatient l'a piqué au vif. Tant mieux, parce que j'aimerais bien qu'il arrête de tourner autour du pot.

— Si ! Ils fonctionnaient bien, très bien même. Aux premiers jours de la bataille, ils se sont avérés redoutables. Les forces de l'Alliance se faisaient canarder à distance avant même de pouvoir déployer leurs propres artilleries. Il paraît même qu'ils n'entendaient pas les obus arriver. Tu imagines ? Tu es dans le camion qui t'emmène toi et tes camarades vers le front, tu profites du trajet pour pioncer, peinard, et là, sans prévenir, le camion de devant explose. Puis une autre explosion, puis encore une autre. Et sans jamais prévenir ! Ils ont dû se croire en terrain miné. Haha, la trouille !

Maintenant qu'il en parle, j'ai effectivement le souvenir d'une conversation à propos de cette nouvelle génération d'artillerie durant ma convalescence, à l'hôpital de campagne. Il y avait un type là-bas, Josh, qui n'arrêtait pas de saouler tout le monde avec ça. Ces canons propulsent un obus hautement explosif à la seule force de l'électromagnétisme. Une grande puissance de feu sur une très longue portée et sans les énormes détonations de l'artillerie conventionnelle. L'inconvénient majeur était l'énorme quantité d'énergie qu'il fallait produire pour alimenter ces engins.

— Le problème ne venait pas des armes, continue Chris toujours aussi passionné. Le problème venait des servants d'artillerie qui n'ont pas été formés à leur utilisation.

— Je ne comprends pas. Tu disais tout à l'heure qu'ils tiraient au début de la bataille.

— Oui, mais ce n'était pas eux aux commandes.

— Mais oui ! Ça me revient maintenant, intervient Tanya, comme illuminée par une révélation. L'armée a tenté de cacher la vérité avant qu'une vidéo anonyme ne dévoile les raisons de l'explosion. Ça a fait un sacré scandale.

L'explosion ?

Chris s'empresse de reprendre son histoire.

— Lorsque l'état-major a expédié ces nouvelles pièces d'artillerie, ils ont également envoyé sur place les ingénieurs qui les ont conçues afin de superviser leurs déploiements ainsi que les calibrages et les premiers tirs. Seulement, ce qu'ils n'ont pas pensé, c'est que l'utilisation de ces engins n'était pas à la portée d'un simple servant d'artillerie, il leur fallait une formation. Alors, lorsqu'ils ont évacué les ingénieurs pour les éloigner du front qui se rapprochait dangereusement, ces andouilles se sont retrouvés avec une technologie de pointe sans personne de suffisamment qualifié pour la faire fonctionner.

— Mais c'était quoi alors cette explosion ?

— Attends la suite...

Je ne fais que ça.

— Tu sais comment c'est dans l'armée, toujours agir avant de réfléchir. La fameuse vidéo dont parlait Tanya tout à l'heure, elle a littéralement créé un séisme médiatique dans tous les pays de la Coalition. C'est un des fameux servants d'artillerie qui l'a prise en douce durant un briefing. On peut y voir le colonel Dennis, chargé de la défense d'Ulm, se faire interpeller par un soldat qui tient à faire part de ses inquiétudes quant à l'utilisation des canons prototypes sans les ingénieurs. Et tu sais ce qu'il lui répond ?

Il s'arrête pour lancer un regard complice à Tanya. Vu son sourire en coin, elle connaît déjà la suite.

— « Vous les avez assistés, non ? commence à raconter Chris avec des intonations martiales ridicules. Considérez donc que vous êtes formés. Ce ne sont pas des crânes d'œuf qui vont nous apprendre notre métier !

— Ça tournait en boucle sur les réseaux sociaux et des détournements fleurissaient partout sur le net. Mais ça c'était après que...

Chris agite frénétiquement sa main pour faire stopper Tanya.

— Leur métier, justement, il aurait mieux valu qu'on leur apprenne. Deux jours après le départ des fameux crânes d'œuf, l'Alliance décide de lancer une offensive générale sur Ulm. Le colonel est confiant, son dispositif de défense a déjà fait ses preuves. L'ordre d'ouvrir le feu est donné à toute l'artillerie. Et là, après seulement quelques tirs, une énorme explosion retentit depuis les lignes arrières, de l'autre côté de la ville. Puis une autre, et encore une autre. Réaction en chaîne. Il paraît que les détonations se sont entendues à des dizaines de miles à la ronde.

Raclement de gorge pour s'éclaircir la voix.

— D'impressionnantes fumées dépassaient les plus hauts immeubles de la ville. Ça a généré une telle confusion que les combats ont cessé pendant quelques minutes. L'Alliance a même fini par se replier, par précaution.

— Attends un peu, comment tu peux savoir tout ça si tu n'y étais pas ? Tu ne serais pas en train de broder là ?

Il se vexe.

— Je ne suis pas un mytho ! Après The Enola Day et Heilbronn, c'est peut-être l'histoire la plus connue de la guerre, enfin, au moins sur le front européen. Fallait pas te barrer au début des festivités, mon vieux. Moi je suis resté jusqu'au bout figure-toi.

D'un geste de la main, je lui fais signe de reprendre, ce qu'il fait, pas rancunier.