Chapitre 16.3 - Bannir les raccourcis ne menant qu'à l'errance
— Nous arrivons ! s'exclame joyeusement Joost.
Ses deux camarades restent stoïques.
Intrigué, je me penche pour regarder la route qui défile lentement devant nous. Au loin, j'aperçois des toits qui se dessinent lentement à l'horizon. Il s'agit d'une zone résidentielle bâtie à l'écart du reste de la ville. Juste devant l'entrée du quartier, entre les deux premiers bâtiments, une petite foule bloque le passage. Joost échange quelques mots en allemand avec Matthias avant que celui-ci ne ralentisse. Ulrich se lève, ouvre la trappe de toit et extirpe son corps à l'extérieur jusqu'à la taille afin de surveiller autour de la voiture avec son arme. La tension vient soudainement de monter d'un cran dans l'habitacle. Si nous sommes attaqués, j'aurais aimé pouvoir récupérer mon fusil dans le coffre pour me défendre.
— Qu'est-ce qui se passe ? s'inquiète Tanya.
— Ce sont les derniers arrivants. Quand ils auront compris que nous n'acceptons plus personne pour le moment, ils iront rejoindre les autres dans le quartier que nous avons traversé précédemment.
— Tous ces gens prennent le risque de venir ici, tout ça parce qu'ils ont entendu parler du Talium ?
— Parce que suivre Joost dans tout ce merdier pendant des jours, tu appelles ça comment ?
Elle me regarde et acquiesce d'un sourire.
Il est effectivement aberrant de risquer un tel voyage à travers des terres polluées et malfamées, sans ressources ni protection, tout ça pour suivre de simples rumeurs. Et pourtant, ils sont bien là, certains accompagnés de leurs enfants, ce qui en dit long sur leur niveau de désespoir.
Nous sommes maintenant tout près. Une trentaine de personnes sont bloquées par une poignée de militaires allemands en uniforme, armés et menaçants. Derrière eux se dresse sur toute la largeur du boulevard une barricade de fortune haute d'à peine cinq pieds et qui ne cache rien de l'horizon. Les sons extérieurs nous parviennent depuis l'ouverture par laquelle Ulrich s'est hissé. Fatigue, maladie, malnutrition, désarroi, ces gens n'ont pas l'énergie de s'insurger contre ceux qui leur interdisent le passage vers New Town, la ville du sacro-saint Talium. Ils se contentent de rester là, debout, à interpeler les garde-frontières sur leurs sorts
Vitesse réduite, nous arrivons lentement à leur hauteur. Trop occupé par ce qui se passait devant nous, je n'avais pas vu le monde assis sur le bas-côté de la route. Ils sont encore plus nombreux. Résignés, le regard vide, ils semblent attendre ici depuis encore plus longtemps. Ces pauvres gens ont atteint un tel niveau d'épuisement et de désespoir qu'ils ne voient pas l'évidence. Même au prix de lourdes pertes, leur large supériorité numérique leur permettrait facilement de submerger leurs opposants. Mais aucun d'entre eux n'est un combattant, je ne vois d'ailleurs pas une seule arme. Ils font partie de la catégorie de population qui n'a que subi depuis la fin du monde. Tout comme Tanya, au-delà des besoins primaires ou même du Talium, ils recherchent la stabilité et la sécurité, un endroit où ils pourront envisager un futur. Et quoi de mieux qu'une communauté capable de produire en série un sérum de protection contre les radiations, le seul ennemi que personne n'a jamais réussi à vaincre ?
À notre approche, les militaires redoublent d'efforts pour faire s'écarter la foule. Même si cela se déroule dans un certain calme, je n'ai pas besoin de parler allemand pour comprendre la teneur des protestations qui fusent de tous les côtés. Il aura fallu plusieurs minutes pour nous ouvrir la voie. Un des militaires nous fait un signe énervé de la main, signifiant son impatience de nous voir rapidement dégager la zone. Matthias redémarre et passe lentement la première. Il roule au pas en prenant garde à ne renverser personne, ce n'est pas le moment de déclencher une émeute. Ulrich est toujours à moitié sorti, l'arme baissée, là encore pour éviter de souffler sur les braises. Pour autant, je n'ai pas de mal à imaginer qu'il saura quoi faire en cas d'urgence. Les regards inquisiteurs défilent doucement aux fenêtres à mesure que nous avançons. Des injures fusent dans un vacarme en langue germanique, parfois accompagnées de coups sur les vitres. Du coté de Tanya, une mère en pleurs et désespérée brandit un enfant comme pour nous le donner. Le jeune garçon, tout juste 2 ans, atrocement maigre, le teint pâle, presque bleuté, et le crâne à moitié dégarni, reste totalement inerte face à toute l'agitation qui l'entoure. Ses paupières entrouvertes laissent apparaître un regard vide, et son corps bouge comme une marionnette désarticulée au rythme de celui de sa mère qui s'agite frénétiquement en nous suppliant. Tanya se détourne, choquée. Elle me regarde avant de fermer les yeux et baisser la tête, comme pour s'isoler de toute cette folie. Elle a compris avant moi, l'enfant est déjà mort. Le contraste entre l'agitation extérieure et le calme qui règne dans la voiture donne l'impression que le temps s'écoule plus lentement de notre côté. Nous dépassons enfin la foule. À peine la voiture passée que les militaires du major Klein repoussent fermement les gens.
— Das var arrt.
Matthias regarde dans son rétroviseur et décompresse.
Nous sommes devant la barricade qui fait vraiment peine à voir. Je comprends le cordon de sécurité derrière nous, il doit certainement être plus efficace que cet alignement de voitures dont les interstices ont été comblés par des entassements de briques. Un morceau de rambarde d'autoroute montée sur pivot au-dessus d'un essieu de voiture fait office de barrière. Un garde armé nous salue avant de la faire basculer pour nous ouvrir la voie. Nous traversons la « frontière ». De l'autre côté, l'espace est ce qui frappe en premier. D'anciens parkings et une longue bande d'herbe nous séparent d'une deuxième route à droite. Un large boulevard s'étend face à nous avant de disparaitre au loin dans une courbe. Ce sentiment de vide est accentué par le nettoyage qu'il y a eu. Ni débris, ni gravats, ni ordures, rien. Tout comme à Kell am See, ces gens ont misé sur l'ordre et l'organisation pour reconstruire une société digne de ce nom. La barrière se referme derrière nous et Ulrich se réinstalle à sa place. Matthias s'arrête pour parler avec un de ses collègues. Accoudé au rebord de la fenêtre, d'un signe du pouce dans notre direction, il nous cite et donne quelques brèves explications. L'échange est assez bref. Rapide regard suspicieux sur nos têtes avant de nous faire signe de passer.
Nous redémarrons.
L'entrée du quartier est assez encourageante. À gauche, court le long du boulevard une longue barre d'habitations de seulement deux niveaux, typiquement allemande, avec toiture en tuile et fenêtres basculantes, tandis qu'à droite, deux énormes maisons, elles aussi sur deux niveaux, trônent fièrement à l'entrée d'un petit bois clairsemé qui s'étend lui aussi le long de la petite route que nous longeons. Au pied de ces bâtiments, les habitants s'activent tranquillement. Il y a quelques installations modestes, des sortes de stands. Certains proposent à manger, d'autres exposent et font du troc. Un petit groupe monte une pile de bois contre le mur d'un bâtiment. Le reste des gens circule presque normalement dans la rue, ils rentrent ou sortent des immeubles ou s'arrêtent pour discuter entre eux.
La vie civilisée perdure dans ce petit bout de quartier, contrastant clairement avec ce qui s'étend plus loin devant nous dans cette même rue. Au-delà de ces quelques habitations en bon état et pleines de vie que nous dépassons, le reste du quartier semble désert. À en juger par l'état des bâtiments que j'aperçois d'ici, la bataille qui s'y est déroulée a laissé de profondes cicatrices. Quant à la route, rares sont les parcelles de bitume ne présentant pas des trous ou fissures.
— C'est ça New Town ?
Profonde déception de la part de Tanya, que je partage.
— Vous vous attendiez à quoi ?
— Je sais pas moi, plus...
— Dans ce cas, soyez aimable de faire preuve d'un peu de patience, vous n'avez pas encore tout vu.
Joost se retourne, vexé. Ulrich, lui, est amusé par la situation.
Juste avant de pénétrer dans la zone touchée par la guerre, nous tournons à droite dans une petite rue perpendiculaire au boulevard. Alors qu'il n'y a que des arbres de mon côté, une nouvelle série de bâtiments préservés de la destruction défile sous les yeux de Tanya. Ce sont des maisons mitoyennes qui abritent une autre partie de la population. Tout comme à l'entrée, ces gens s'affairent à leurs activités du quotidien et font à peine attention à nous, ce qui tranche avec le reste de la journée. Nous arrivons au bout de la rue qui disparaît dans un angle droit à gauche. Face à nous se dresse un large bâtiment dont les toits sont recouverts de panneaux solaires. On dirait un collège. À droite, une étroite route serpente entre les arbres jusqu'à ce qui semble être un bunker, LE bunker.
Un soldat s'approche de la fenêtre restée ouverte de Joost.
— Où est le major ? demande sèchement le Hollandais.
Ni bonjour, ni merde. Joost est quelqu'un d'important ici, et il nous le montre. Le militaire lui répond en désignant le bunker derrière lui et en ajoutant quelques précisions que je ne saisis pas. Joost acquiesce puis se tourne vers nous.
— Je suis désolé, je dois vous quitter ici. Mais ne soyez pas inquiets, nous nous reverrons, et je vous laisse entre de bonnes mains. Matthias va vous faire un bref résumé de la situation, car nous avons d'ores et déjà besoin de vous. Bienvenue dans la famille !
Sans attendre notre réponse, il nous salue tous, et descend de la voiture qui redémarre aussitôt. Sans se retourner, le Hollandais se dirige d'un pas ferme vers le bunker tandis que nous nous éloignons.
Je n'aime pas du tout l'idée de nous retrouver seuls sans lui, notre unique connaissance ici. Tanya semble partager mes inquiétudes. Penchée pour mieux voir ce qui se passe devant, elle observe le trajet avec attention.
Matthias prend le virage à gauche pour s'engager dans une rue dont on ne voit pas le bout. Nous pénétrons dans une autre zone de la ville détruite par la guerre. C'est beaucoup plus calme ici, il y a bien moins de passage. Personne ne semble habiter les bâtiments en ruine que nous croisons. Pourtant, nous sommes toujours sur le territoire de New Town, sans aucun doute. La route a été déblayée afin de permettre aux véhicules de circuler. Les gravats et tout ce qui pouvait encombrer la rue ont été déplacés plus loin ou simplement déblayés sur le trottoir de droite, formant un unique tas qui court tout le long de la rue.
— Où allons-nous ? demande fébrilement Tanya.
Ulrich se retourne pour interroger Matthias. Celui-ci jette un rapide coup d'œil dans son rétroviseur.
Silence.
D'un simple signe de main soutenu par un regard insistant, sans un mot, Tanya repose sa question à Ulrich.
— Nous braoureun euich.
Décryptage, puis incompréhension de la part de la Britannique.
— Braoureun nous pour quoi ?
Ulrich cherche ses mots pendant que la voiture continue de s'enfoncer dans cette rue interminable.
— Nous braoureun soldats.
J'ai bien peur d'avoir compris sa phrase.
Tanya me regarde, inquiète. Elle aussi a bien compris.
— Joost nous dire que vous êtes soldats et que vous l'avez protégé depuis la mort de nos amis.
Merci Matthias pour ces précisions, peu rassurantes.
— Attendez, je ne suis pas militaire moi !
Silence.
— Vous avez survivre à stupidité dangereuse de Joost. Donc vous bon combattant.
Ulrich ponctue sa phrase d'un petit ricanement.
— Mais je ne sais pas me battre.
— Pourtant il faudra. Le Talium n'est pas gratuit.
Réponse sèche de Matthias qui résonne comme un avertissement.
Il continue.
— New Town est souvent attaquée, mais aujourd'hui grave car nous avons perdre... perdu un important... endroit. Nous besoin de tout le monde pour reprendre à nos ennemis.
Quel enfoiré ce Joost. Ça ne faisait pas partie du contrat ça. Nous devions seulement le ramener sain et sauf à sa ville pourrie pour prétendre à la nationalité locale. Non seulement le coin ne ressemble pas à ce qu'il nous avait promis, mais en plus, nous voilà obligés de faire notre service militaire.
Nous approchons d'un attroupement.
— Vous avez devant vous la première armée de New Town.
Karma de merde. Alors que j'ai dû déserterl'armée pour survivre, je dois maintenant la réintégrer.
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