Chapitre 16.2 - Bannir les raccourcis ne menant qu'à l'errance

Des voitures abandonnées surgissent du noir profond pour passer tout près de nous, avant de disparaître dans l'obscurité après notre passage. Un petit camion, type déménagement, sagement resté sur sa voie de droite, se dessine tel un monstre d'acier menaçant que nous aurions dérangé dans sa grotte. Une pâle lueur provenant de l'habitacle peine à s'imposer dans toute cette noirceur. Matthias fait des appels de phares qui, l'espace d'une seconde, nous permettent d'apprécier toute l'ampleur de l'amas de tôles qui encombre le tunnel à perte de vue. Une main sort par la fenêtre côté conducteur pour faire un simple salut. Matthias répond sans s'arrêter et dépasse le véhicule. Derrière, dans la caisse grande ouverte du camion, trois autres silhouettes assises et éclairées elles aussi par une faible lumière nous font un salut avant de reprendre ce qui semble être une partie de carte.

— C'est un de nos postes avancés, et notre unique passage sécurisé pour traverser le Rhin, il nous faut donc le surveiller.

Je constate avec plaisir que l'anglais de Matthias est bien meilleur que celui de son coéquipier.

Joost se retourne vers moi, incapable de résister à l'envie de diffuser son savoir.

— Durant la guerre, ce tunnel a abrité des milliers de personnes qui cherchaient à échapper aux bombardements. Après le Grand Exode, certains y sont retournés pour se construire un abri sûr. Lorsque nous sommes arrivés, il y a bientôt six mois, ils ont cru que nous étions du gouvernement, situation cocasse n'est-ce pas ? Avec nos uniformes propres et nos véhicules militaires, la confusion peut en effet se comprendre. Leur déception faisait peine à voir.

Nous circulons à présent au milieu d'abris de fortune, bricolés à partir d'épaves de voitures, de tôles, de bois et de bâches. Leurs habitants se cachent les yeux à notre approche, éblouis par nos phares, bien plus puissants que leurs feux et leurs petites lampes LED.

— C'est l'horreur de vivre ici.

Tanya est réveillée, je n'avais pas fait attention.

— Vous ne pouvez rien pour eux ?

— Pour qui nous prenez-vous ? Bien sûr que nous leur avons proposé notre aide, mais ils préfèrent rester ici, ils se sentent en sécurité, ce qui se comprend, ils sont à l'abri des pillards, des pluies acides, du froid et des radiations. En plus, ils ont accès à une petite source d'eau qui s'écoule à travers une canalisation percée, et si ça peut vous rassurer, nous avons un accord honnête avec eux : contre la surveillance du tunnel, nous les ravitaillons en vivres et les avons armés. Non, vraiment, ils sont bien moins à plaindre que la moyenne, croyez-moi.

Nous sortons du petit bidonville souterrain puis empruntons une courbe. Les faibles lueurs disparaissent derrière nous. La route grimpe subitement, nous remontons à la surface. La lumière de l'extérieur fait timidement son apparition.

Cette traversée m'a paru interminable.

Nous arrivons sur un boulevard, en plein centre-ville de Mannheim. Le paysage est lunaire. Matthias suit un chemin dégagé au milieu des carcasses carbonisées d'autres véhicules, avant de prendre la première à droite et de s'enfoncer dans de plus petites rues. Ça secoue beaucoup dans l'ATF, il faut s'accrocher pour éviter de subir la topographie chaotique. Notre chauffeur doit sans cesse réajuster sa trajectoire pour éviter les débris ou les cratères qui jonchent la route, quand il y a une route. Il met parfois à profit ses quatre roues motrices pour franchir d'énormes tas de gravats. Tout autour de nous, plus aucune fenêtre, plus aucune porte, plus aucun toit. Le récit de Joost n'était pas exagéré.

Nous devons prendre une nouvelle route à cause d'une épave de char russe perchée sur les restes d'un transport de troupes à moitié écrasé sous le poids du mastodonte d'acier. Nous arrivons sur une place où la grande fontaine centrale a partiellement résisté à la destruction.

— Vous voyez sur votre droite, de l'autre côté de la place ?

Joost joue au guide.

À droite donc, il y a un grand bâtiment à moitié effondré.

— C'était une immense bibliothèque. Elle a rudement souffert, mais abrite encore beaucoup d'ouvrages. Ce n'est pas la priorité pour le moment, j'en conviens, mais il faudra un jour rassembler et conserver précieusement tout ce savoir pour les générations futures, pour ne pas tout perdre de notre passé.

— Vu le passé, ce ne serait pas un mal.

C'est sorti tout seul.

Il marque une pause, le temps de formuler un contre argument.

— Il n'y a pas que du mauvais dans notre histoire, il y a même surtout du bon je dirais. À nous de faire en sorte que l'humanité ne reproduise pas les mêmes erreurs.

— Si elle survit...

À contrecœur, le Hollandais ne peut qu'acquiescer.

Nous quittons la place pour pénétrer dans la rue en face de nous. La petite intervention de Joost, style guide touristique, me donne la sensation de découvrir les vestiges d'une ancienne civilisation disparue il y a plusieurs siècles. Et pourtant, tout ceci n'a pas encore deux ans.

Nous tournons à droite, puis à gauche. Toutes les rues sont la copie de la précédente. Alors, pour briser la monotonie du voyage, je tente de deviner la fonction passée des bâtiments. Boutiques, restaurants, banques, écoles...

Nous dépassons trois personnes qui marchent au milieu de la route encombrée. Ils s'écartent. Même si Joost m'avait déjà prévenu, je ne m'attendais pas à croiser de la vie dans ce dédale funèbre. Malgré les apparences, Mannheim n'est pas une ville fantôme. Il estime entre trois et quatre mille le nombre de personnes qui vivent en petits groupes éparpillés dans les ruines de l'agglomération. En y regardant de plus près, certains indices trahissent en effet la présence d'habitants qui tentent de se faire discrets. Des fenêtres obstruées par des bâches au troisième étage d'un immeuble, une tôle en équilibre au-dessus de deux tas de gravats faisant ainsi office d'abri pour surveiller l'entrée d'une ruelle, ou un câble relié à une jante de voiture reconvertie en poulie afin de faire monter de lourdes charges au deuxième étage d'une grande maison, une fois que l'on est conscient de tous ces détails, on finit par les voir un peu partout. C'est incroyable que certains tentent toujours de survivre dans ces ruines. Et plus nous approchons de New Town, plus la vie semble s'accrocher.

Matthias ralentit. Nous sommes à côté de la gare, face aux voies.

— Accrochez-vous.

Il quitte la route et commence à traverser les premiers rails. Ça secoue. J'en compte une grosse dizaine, une sacrée gare. Il y avait un pont plus loin sur notre droite, mais il est effondré sur les voies, coupant net la circulation ferroviaire sur toute sa largeur.

La traversée terminée, la voiture prend la route qui longe les voies ferrées. Au milieu de gravats et de tôles pliées, une masse noire étrange en forme de coude attire mon attention. On dirait... Oui, c'est ça ! Une jambe de marcheur blindé chinois. Ce prototype figurait parmi les derniers véhicules de guerre en test. Celui-ci était spécialement développé pour combattre dans les villes en ruines. Même les machines devaient s'adapter à ce niveau de dévastation. Le reste de l'engin est enseveli sous les décombres de l'immeuble détruit juste à côté.

— Regardez à droite, vous allez voir quelque chose de vraiment impressionnant.

Joost se prend à nouveau pour un guide touristique.

— Attendez, juste après cette série d'immeubles.

Nous attendons.

— Ce sera au bout de la prochaine rue que nous allons croiser, vous ne pourrez pas le louper.

Nous approchons du croisement...

C'est... impressionnant !

— Mais qu'est-ce qui a fait ça ? s'exclame Tanya.

— Arrêtez-vous, Matthias.

Il s'arrête, non sans pester.

À environ cinq cent yards, un énorme cratère de la taille d'un terrain de football et inondé à plus de la moitié trône au milieu des restes de bâtiments vaporisés, de carcasses métalliques calcinées et d'une infinité de débris carbonisés, le tout recouvert de cendres et de poussière. Bien que je sache déjà de quoi il s'agit, Joost nous explique qu'il a été creusé par une explosion nucléaire tactique. Un obus tiré par une lourde pièce d'artillerie postée à plusieurs kilomètres, et transportant une mini charge nucléaire se déclenchant quelques secondes après l'impact et pouvant raser un quartier entier. L'Alliance Orientale utilisait généralement cette solution radicale en cas de force majeure, souvent une zone retranchée résistant depuis trop longtemps aux forces conventionnelles.

— ... Et il y en a deux autres comme ça un peu plus loin en ville, au nord et à l'est. Nous les évitons à cause des radiations qui y sont particulièrement concentrées, même avec du Talium.

De toute façon, que comptent-ils retrouver dans ces immenses fosses communes vitrifiées.

Après une bonne minute de silence, la voiture redémarre. Nous bifurquons pour longer ce qui ressemble à une zone industrielle, ou commerciale, quelque chose dans le genre. De l'autre côté, un quartier résidentiel dévasté s'étend à perte de vue. Il y a aussi...

Un double claquement métallique me sort brutalement de mes pensées, le son caractéristique d'un fusil d'assaut que l'on arme. Ulrich tient désormais le sien entre ses mains, prêt à l'utiliser. Mais contre qui ?

— Pas paniquer.

Avec un tel sourire sadique je ne vois pas pourquoi on s'en ferait.

— Nous bientôt arrivés, et...

Il hésite, puis se tourne vers Joost pour à nouveau lui demander une traduction. Celui-ci préfère une fois encore nous présenter lui-même la situation.

— C'est une simple précaution, n'ayez crainte. Comme je vous l'ai déjà expliqué, depuis que circule la rumeur qu'un produit immunisant aux radiations est fabriqué dans un quartier du sud/ouest de Mannheim, nous voyons toujours plus de réfugiés converger vers New Town. Cela crée des tensions, et certains n'hésitent pas à tenter leur chance en attaquant nos voitures envoyées en reconnaissance par le major Klein.

Tu m'étonnes, ce genre de véhicules ne doit pas passer inaperçu.

— Vous voyez tous ces gens installés ici ?

Effectivement, nous traversons une zone nettement plus dense en population. Les passants que nous croisons s'écartent de la route et nous dévisagent lorsque nous arrivons à leur hauteur. Leur expression, mêlant pitié, haine et curiosité sur des mines maladives, me mettent mal à l'aise. Nous concentrons tellement l'attention, que le temps semble s'arrêter à notre passage.

— Oui, je ne peux pas les louper.

— Eh bien, ils n'étaient pas là quand je suis parti il y a un mois. Ils s'installent temporairement dans ce quartier dans l'espoir qu'un jour ils seront admis à New Town.

— Temporairement ? Mais pour combien de temps ?

Tanya est touchée par leur situation.

— Voyez-vous, nous avons déjà beaucoup de monde à nous occuper et encore plus de problèmes à gérer. Leur admission peut prendre du temps.

— Ils n'ont pourtant par l'air si nombreux.

— Plusieurs centaines, tout de même, intervient Matthias, irrité par les sentiments de Tanya. Nous n'avons pas assez nourriture et Talium pour tous, et parfois certains sont dangereux. Alors eux devoir rester loin pour moment. Le plus important est de régler autres plus gros problèmes.

Dans le rétroviseur, je perçois son regard, ferme. La situation semble grave. Sujet clos. L'ambiance s'est alourdie sous le poids de cette dernière phrase, a priori pleine de sous-entendus. Je ne sais pas de quels problèmes importants Matthias veut parler, mais Joost en mesure la gravité.

La route s'élargit et se transforme en unedouble voie séparée par un terre-plein central. Nous continuons de rouler dansle silence. Après quelques minutes, nous ralentissons pour prendre une bretellepuis un échangeur qui nous envoie sur un large boulevard de deux fois deux voiesqui traverse une zone envahie par la végétation. De chaque côté s'étendent degrandes rangées d'arbres au feuillage éparse et dévorés par les ronces et les hautesherbes. Quelques rares interstices laissent entrevoir des habitations del'autre côté. Les vestiges de la guerre sont toujours là, mais plus éparpillés.Ici, les grands espaces qu'offre cette large route ont donné lieu à un autretype de combat, privilégiant les affrontements véhiculés. Nous dépassons depetits groupes de gens marchant dans la même direction que nous. La zone estpeu urbanisée. Nous sommes sortis de la ville ? 

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