Chapitre 16.1 - Bannir les raccourcis ne menant qu'à l'errance

— Billy Allen, 3 juin 2039, 11h10, route 9, sud de Frankenthal.

Rapide coup d'œil dans la voiture, pas de réaction. Seul Ulrich a daigné lever les yeux, avant de détourner le regard. Tanya dort à côté de moi, la tête penchée sur le côté, à moitié cachée dans sa capuche. Quant aux deux autres devant, ils s'en foutent royalement.

Donc, je continue.

— Tout comme à Winnweiler, les représentants de New Town ne sont pas les bienvenus à Grünstadt. Joost, accompagné par Matthias et Ulrich, les deux militaires qui nous ont embarqués dans leur voiture blindée, se sont entretenus avec les chefs des quatre communautés majeures qui se disputent le contrôle de la ville. Officiellement, le but de cette rencontre était d'agir en tant que médiateur afin de stopper les affrontements qui embrasent l'agglomération et ses alentours. Mais en réalité, ces négociations n'étaient pour New Town qu'un prétexte. En réussissant à les approcher, leur véritable objectif visait à débaucher des combattants armés en leur agitant sous le nez la promesse du Talium. Mais leur maladroite tentative de manipulation n'a eu pour effet que d'irriter les chefs de gang qui n'ont pas du tout apprécié d'être pris pour des idiots.

Tanya se retourne sur son siège et se cale en position fœtale, me montrant son dos. Si je la dérange elle n'a qu'à le dire.

— L'ironie, c'est qu'ils ont réussi leur but officiel. En unissant les gangs contre New Town, ils ont stoppé les affrontements locaux, belle prouesse.

— Je trouve votre vision des choses un peu réductrice, Billy, même si je dois admettre qu'elle résume assez bien la situation.

Merde, ils m'écoutaient. Même si je sais que Joost utilise mes enregistrements, j'ai pris l'habitude de dire ce que je pense sans filtre et sans avoir à me justifier. J'aurais aimé que ça continue.

Joost est à moitié retourné sur son siège passager. Il me regarde et attend ma réponse.

— C'est... Je ne connais pas encore ce major Klein, mais la diplomatie ne semble pas être son fort.

— Quand on doit constamment gérer des situations d'urgence, dont la majorité sont des questions de vie ou de mort, on n'a pas toujours le temps d'y mettre les formes. La plupart le comprennent, mais d'autres y voient une provocation, voire une menace.

— Et pourquoi New Town a besoin de recruter des gros bras ? Vous avez des ennuis ?

— Nous en avons toujours eu, seulement, depuis mon départ il y a quelques semaines, il semblerait que des évènements tragiques soient survenus.

Matthias confirme en apportant quelques précisions, en allemand. Joost s'est retourné pour entamer une conversation avec notre chauffeur. Je ne comprends rien, mais le sujet est sérieux, grave même. Il s'est récemment passé quelque chose à New Town, un événement important que seul le Hollandais a le droit de savoir. Dans ce cas, si ça ne me regarde pas, retour à mon journal de bord.

— C'était chaud à Grünstadt. La réunion fut écourtée et on a pu se tailler en vitesse sans coup de feu, avant qu'ils ne tentent quoi que ce soit. Nous avons roulé sur l'autoroute 6 pendant une heure environ. La même distance aurait pris trois fois moins de temps avant 2037, mais il faut constamment éviter les épaves et les véhicules abandonnés, quand il ne faut pas carrément manœuvrer pour contourner un poids lourd renversé ou un trou d'obus plus large que la voie elle-même.

De l'autre côté de la vitre défile un décor sans fin de champs de bataille rongés par la pourriture et la rouille que la poussière malmenée par le vent tente de recouvrir en vain. Il n'y a plus de neige désormais et les températures dépassent maintenant les dix degrés, c'est bientôt l'été...

— Nous sommes ensuite arrivés à Frankenthal, une ville ravagée par les combats et habitée par un groupe d'une centaine de personnes en bons termes avec New Town. Là-bas pas question de recruter des combattants, ils ont déjà à peine de quoi se défendre eux-mêmes, et vu la fulgurante dégradation diplomatique entre New Town et Grünstadt ils pourraient se retrouver en première ligne si la situation venait à dégénérer. Comme il...

Une violente secousse me fait échapper le smartphone des mains.

Ça enregistre toujours.

— Comme il était déjà tard, nous sommes restés dormir. D'après Matthias, il est trop dangereux de rouler la nuit, principe de précaution. Nous avons repris la route ce matin et roulons désormais vers Mannheim, sur la route 9. Billy Allen, terminé.

Voilà, c'était la dernière. Même si j'ai plutôt apprécié l'exercice, je ne suis pas mécontent d'en avoir fini. Et qu'il ne vienne pas me dire que je ne me suis pas investi, il revient chez lui sain et sauf avec un journal de bord complet, contrat rempli en ce qui me concerne. À son tour de respecter sa part du marché.

Qu'est-ce que ça secoue, j'ai failli me cogner la tête contre la vitre à cause d'un violent nid de poule. Saleté de bagnole. En même temps, il n'y a pas grand-chose à attendre d'un aussi antique véhicule blindé. Ce vieux ATF Dingo de l'armée allemande est plus âgé que moi. Joost nous a expliqué qu'au lieu de les envoyer à la casse, les pouvoirs publiques germaniques ont équipé leurs bunkers civils de ce genre de véhicules afin d'aider les survivants à reprendre contact avec l'extérieur une fois l'orage passé. Quelle clairvoyance. Dommage qu'ils aient gardé les meilleurs modèles dernière génération pour le front. Mais j'exagère, il n'est certes pas confortable, fait beaucoup de bruit et pue l'huile de moteur et la poussière de frein, mais je suis bien content d'être tombé sur lui et son équipage. En plus de nous épargner trois jours de marche, nous avons eu le droit à un ravitaillement en vivres, mais surtout, en Talium. Je ne sais pas si Joost s'est planté sur ses estimations ou si notre détour raté par les terres irradiées a chamboulé ses plans, mais sans cette rencontre, Tanya et moi serions en train de subir les premiers jours de manque. Ma seconde injection s'est mieux passée que la première. Je n'ai eu qu'un gros coup de mou et des nausées pendant trois heures. Non, franchement, il faut vraiment que j'arrête de toujours me plaindre.

Nous avançons à allure modérée, zigzagant entre les véhicules abandonnés. Les combats ont été moins intenses ici. Je me rends compte que même si j'ai pris part à ce conflit, ma désertion anticipée ne m'a pas permis de suivre les derniers mois de la guerre, les plus décisifs. En-dehors des rares infos qui circulaient parmi le flot de réfugiés et celles que j'arrivais à capter périodiquement dans les médias, j'étais totalement coupé des actualités mondiales. Depuis l'abandon de ma planque hivernale, je découvre chaque jour l'ampleur des destructions et à quel point la guerre conventionnelle n'a pas à rougir face à son homologue nucléaire en termes de désolation.

Matthias semble très bien connaître le coin, il conduit avec assurance sans avoir besoin que l'on lui donne de direction à prendre, anticipant même les obstacles qui surgissent au dernier moment. Il discute avec Joost, mais le bruit du moteur et les vibrations de l'habitacle ne me permettent pas de comprendre quoi que ce soit. À ma gauche, Tanya en profite toujours pour faire un petit somme, bercée par la conduite relativement souple de Matthias. En face de nous, assis sur un fauteuil retourné par rapport à la marche du véhicule, Ulrich alterne entre regarder par la fenêtre et nous garder à l'œil, pistolet à portée de main. Attitude froide mais saine à notre époque, après tout nous étions de parfaits inconnus il y a encore trois jours. Vu son côté bourru, il n'aurait aucun état d'âme à nous abattre si pour une raison ou une autre nous devenions une menace à ses yeux. En revanche Joost devrait plus se méfier. Je ne suis pas sûr qu'il ait bien saisi à quel point les deux militaires ne l'apprécient pas. Au moment de notre rencontre, lorsque Joost a expliqué ce qu'il s'était passé avec son escorte, Matthias a dû faire remonter Ulrich dans la voiture pour éviter une bavure...

Nous quittons la route 9 pour enquiller une autoroute, direction le centre de Mannheim. Plus nous avançons, plus les stigmates de la guerre sont à nouveau visibles. Ce matin, Joost m'a fait un bref résumé de la bataille qui a eu lieu dans la ville. Après la lourde défaite des divisions blindées de la Coalition, à Heilbronn, l'état-major ordonna un repli stratégique sur Mannheim où les forces déjà sur place se retranchaient déjà. À ce moment du conflit, Berlin venait de tomber sous le feu nucléaire et il n'y avait plus aucune nouvelle des dirigeants allemands, seulement des rumeurs d'exil en Amérique du Sud pour rejoindre d'autres gouvernements européens déjà vaincus. La ville était le dernier bastion allemand pouvant empêcher les forces de l'Alliance de traverser le Rhin. Il s'agissait surtout d'un dernier baroud d'honneur destiné à ralentir l'ennemi suffisamment longtemps pour que les troupes américaines, françaises et anglaises puissent terminer de mettre en place leur ligne SEMAD. Pour tenir Mannheim le plus longtemps possible, ils ont déployé tout ce qu'ils avaient sous la main, artilleries, DCA, drones terrestres et aériens, mines non létales, blindés, plusieurs bataillons d'infanterie de différentes nationalités, et même une escouade d'exo-armures et une compagnie entière des Génoforces nord-américaine exclusivement constituées de soldats bio-améliorés. De son côté, l'Alliance rassemblait ses forces après sa brillante victoire à Heilbronn. Elle ordonna un lourd bombardement pour briser les défenses et le moral des troupes retranchées dans Mannheim. Puis elle lança un assaut général. D'après Joost, le combat a été très difficile pour l'Alliance, l'obligeant à nettoyer quartier par quartier, rue par rue. Aucun des deux camps ne voulait lâcher du terrain, au point d'en devenir un symbole de résistance d'un côté, et de conquête majeure de l'autre. Pendant une semaine, tous les moyens de destruction ont été utilisés, jusqu'aux frappes nucléaires tactiques. La suite de l'histoire racontée par Joost a été un peu plus brouillonne. Alors que les troupes de la Coalition tenaient encore le centre-ville, elles reçurent l'ordre de se replier derrière la ligne SEMAD. Grâce à leur acharnement et au prix de lourdes pertes, l'imposant système défensif de la Coalition eut le temps de se mettre en place. Mannheim tomba et la mission fut accomplie, en quelque sorte.

Nous entrons dans un tunnel, celui qui traverse le Rhin. La route descend rapidement sous terre. Je n'aime pas ça, je ne suis pas claustrophobe, mais maintenant que plus personne n'entretient ce genre d'infrastructure, les emprunter m'angoisse.

Ulrich a remarqué mon anxiété.

— Les ponts tous sont détruits ou impossibles traverser.

Son anglais laisse vraiment à désirer.

— Tunnel jeune, construit cinq ans avant la guerre. Ça drôle, tout le monde crier dans la ville pas content de construction tunnel. Mais aujourd'hui, sans lui, Mannheim coupé de l'ouest.

Effectivement, c'est assez ironique.

Nous sommes maintenant plongés dans les ténèbres, avec les phares de la voiture pour unique source de lumière. Nous progressons très lentement, visibilité réduite oblige.

— Ici, avant, c'était plein voitures abandonnées par gens qui fuir la ville pendant la guerre. Impossible de rouler.

Faut s'accrocher pour le comprendre celui-là.

— Nous avons...

Il se retourne pour demander à Joost la traduction d'un mot. Mais le Hollandais préfère terminer lui-même les explications entamées par Ulrich, avec une pointe d'agacement.

— Il essaye de vous expliquer que nous avons passé plusieurs semaines dans ce tunnel à déplacer des voitures afin de créer une voie de passage. Avant, il fallait faire plus d'une heure de détour par le sud pour traverser le Rhin, en voiture j'entends, et c'est sans compter que la route était dangereuse.

Ulrich confirme la traduction d'un signe de la tête. Puis de nouveau, l'attention de chacun se tourne vers ce qu'il se passe à l'extérieur.

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