Chapitre 14.3 - Plonger vers l'inconnu, corps et âme ébranlés

— Où as-tu rangé ta pince multifonction ?

La question de Tanya m'extirpe brusquement de ma somnolence. Je m'endormais sans m'en rendre compte, et ça m'allait très bien. Alors je reste allongé, ma tête posée sur les bras.

— Pour quoi faire ?

— Oula ! Doucement sur la bonne humeur... C'est pour Joost. Il doit remonter son bracelet-GPS et il ne retrouve pas son tournevis.

— La trousse grise, dans la petite poche au-dessus de mon sac.

— Désolé de devoir encore solliciter votre aide, Billy, mais je ne retrouve pas ma pochette à outils. J'ai dû la perdre dans la pagaille de l'autre soir.

Tandis que Joost continue de pester sur son appareil, Tanya fouille mon sac. Mais visiblement, elle n'écoute rien.

— Non, je t'ai dit la poche du dessus, celle où je range mon petit flacon d'huile.

— Pas la peine d'être si désagréable.

Fallait me laisser roupiller en paix.

— C'est bon, je l'ai. Tenez Joost.

Bruit de scratch propre à ma trousse, suivie d'une fouille énergique accompagnée de quelques injures d'impatience.

— C'est bon je l'ai trouvé.

Clic distinctif de mon couteau multifonction.

— Pouvez-vous me tenir ça, le temps que je dévisse ce cache ?

— Comme ça ?

— Oui, c'est très bien.

Dix minutes, je demande seulement dix minutes de calme, ce n'est quand même pas la mer à boire.

— C'est bon. Tenez, prenez les vis. Et surtout ne les perdez pas.

Mais qu'est-ce qu'ils foutent ?

Je me relève pour voir ce qu'ils trafiquent. Tanya, de dos, me cache leurs bricolages.

— Déjà reposé Billy ? Prêt à repartir ? Vous alors, on peut dire que vous êtes un coriace.

Tout doux Bill, pas la peine de s'énerver.

— C'est bon, c'est en place. Merci pour votre aide. Maintenant, veuillez m'excuser, mais je dois encore remonter ça. Désolé pour ce petit contretemps, c'est bientôt terminé.

L'Anglaise se lève sans rien dire, fouille quelques instants dans ses affaires puis se dirige discrètement vers le petit bosquet un peu plus loin sur le bord de la route.

— Où allez-vous ? demande Joost, intrigué.

— Je... m'occuper d'un problème de femme.

Le visage de Joost prend soudainement une teinte rouge écarlate. Enfin un sujet sur lequel il ne semble pas à l'aise.

— Pardonnez mon indiscrétion...

Mais elle est déjà trop loin pour entendre la fin de ses excuses. Honteux, le Hollandais préfère se concentrer sur ses bidouilles, tête baissée.

Je peux maintenant me rallonger.

— Alors, comme ça vous vous baladez toujours avec votre téléphone ?

Ne réponds pas, il va comprendre.

— Il fonctionne encore au moins ?

Il ne comprend pas.

— Quand il est chargé, oui.

— Et pourquoi le gardez-vous ?

D'accord, il ne va pas lâcher l'affaire, et de toute façon je ne pourrai plus me rendormir. Je me relève pour m'asseoir.

— Ça me permet de lire ce qu'il y a là-dessus.

Je lui montre mes plaques d'identification numérique.

— Des souvenirs de votre passé ?

— Entre autres...

— Vous êtes un sentimental alors ?

— Plutôt un nostalgique.

— J'imagine que ça vous a permis de tenir bon jusqu'à présent.

— En réalité je ne l'ai presque jamais utilisé. Je n'ai eu le privilège de le recharger et le décharger que deux fois. La dernière remonte à quelques jours. Ça a été l'occasion d'écouter un peu de musique.

Et capturer un moment de vie...

Joost s'arrête subitement de travailler et me regarde bêtement, comme si je venais de lui donner une information essentielle.

— Qu'est-ce qu'il y a ? Vous êtes surpris parce que j'ai trouvé un moyen de le recharger ?

— Hum ? Ah ! Non.

Nouvelle réflexion, plus longue cette fois. Un sujet le préoccupe.

Il réagit enfin, après quelques secondes d'absence. Ses yeux s'illuminent à nouveaux.

— Non, ça ne me surprend pas. Voyez-vous, je suis justement en train de raccorder mon GPS à mes panneaux solaires que je vais placer sur mon sac à dos. Nous ne sommes pas non plus retournés à l'âge de pierre. Je réfléchissais seulement à quand remonte la dernière fois où j'ai écouté de la musique.

Puis il retourne à nouveau à ses réflexions internes tout en continuant à bricoler son installation de fils et de boîtiers plastiques. Je profite de cet instant pour observer un peu les alentours. Nous sommes assis au bord d'une petite route qui longe une succession infinie d'anciens champs laissés à l'abandon et de petits bosquets plus ou moins larges d'arbres nus et de ronces. On trouve des déchets en tout genre çà et là dans les bas-côtés et nous avons croisé quelques véhicules abandonnés. Cette route secondaire a été très fréquentée par les populations civiles qui fuyaient les combats dans la précipitation.

— J'imagine que vous avez fait de nombreux rapports lorsque vous étiez militaire.

— Rarement, je n'étais que première classe.

— Mais vous êtes déjà familiarisé à l'exercice. De quelle nature étaient-ils ?

— Les rapports ? Des comptes rendus de patrouille, essentiellement, destinés à des sous-offs qui ne les lisaient probablement pas. Il m'est arrivé une fois de rédiger un rapport sur l'engagement de ma section qui a tourné en grosse dérouillée. Comme tous les gradés y étaient passés, plus grand monde n'était physiquement et mentalement capables de relater les événements. Ils ont donc demandé un rapport à tous les premières et secondes classes encore debout. J'imagine qu'ils voulaient confronter les différentes versions afin de retracer au mieux le cours des événements.

Sans faire attention à ce que je viens de lui raconter, Joost replace le cache de son GPS, me laissant sur ma faim.

Pourquoi m'a-t-il posé cette question ?

— Et qu'est-ce qui vous intéresse au juste, à propos de ces rapports ?

La langue à moitié sortie, il se concentre sur la mise en place et le serrage de la première vis avant d'enfin me répondre.

— Des rapports de patrouilles ? Ce sera parfait, Billy.

Parfait ? Parfait pour quoi ?

Il termine de serrer la dernière vis, range mon couteau multifonction dans ma trousse, qu'il me rend ensuite.

— Encore merci. J'aurais besoin de vous et votre smartphone pour documenter notre expédition jusqu'à New Town. Vous avez bien une fonction dictaphone là-dessus ?

— Quelque chose dans le genre, oui.

— Avant ma mésaventure qui nous a menés à nous rencontrer, c'était Steffan qui s'occupait de cette tâche. En me retrouvant seul, je pensais faire ces comptes rendus moi-même, sur mon appareil (Il me montre son GPS.). Vous reconnaissez ce modèle ?

Oui, c'est le bracelet-GPS qu'utilisaient les officiers français et anglais sur le terrain pour mener leurs compagnies au combat. De vrais petits bijoux de technologie multifonction, néanmoins, plus fragiles et plus chers que leurs homologues américains de Deltaway.

— Je l'ai trouvé vers la fin de la guerre, lorsque je pensais pouvoir retourner chez moi. J'avais réussi à le garder en bon état jusque-là, en tout cas jusqu'à ces fichus pillards. En me cachant, j'ai glissé sur quelque chose. C'est le GPS qui a amorti ma chute.

Il approche l'appareil pour mieux me le montrer.

— Voyez, le boîtier s'est fendu en deux, ici. L'écran et toute la tripaille électronique n'ont rien, mais je me suis rendu compte ce matin que le port pour brancher le chargeur de batterie est complètement hors d'usage.

Il le retourne pour me montrer son bricolage.

— Impossible de le recharger. C'est pour ça que je tente ce raccordement de fortune avec mon panneau photovoltaïque, il alimentera la batterie en direct. Je sais que ça va considérablement dégrader son autonomie, mais au moins il fonctionnera.

C'est qu'il a l'air de s'y connaître le Joost.

— J'ai également perdu le port USB, le mini jack pour brancher les écouteurs et le micro, tous les périphériques en somme. Et c'est là où je veux en venir.

Il pose son GPS et ouvre son sac pour en sortir une boîte en plastique plate de la taille d'un petit ordinateur portable.

— Ne pouvant plus enregistrer directement sur mon appareil, je vous propose de reprendre le poste de Steffan.

— Je ne suis pas censé vous protéger ?

— Steffan l'était aussi...

Il ouvre la boîte pour en sortir son panneau photovoltaïque replié sur lui-même.

— Et pourquoi pas Tanya ?

Alors qu'il déplie son panneau Sunvolt, il stoppe son mouvement pour s'accorder un peu de réflexion, le temps de trouver ses mots.

— Écoutez, il n'y a pas besoin d'être psychologue pour comprendre que Tanya a déjà beaucoup souffert. Et je ne parle pas que de son œil au beurre noir. J'imagine par quoi vous êtes passés tous les deux, mais vous étiez militaire, vous. Survivre, vous défendre, tuer, ce sont des choses que vous avez déjà expérimentées et pour lesquelles vous avez été formé. Mais il est clair que dans le cas de Tanya, à voir toute cette mélancolie, ce sont encore des notions nouvelles et difficiles à surmonter pour elle. Même si elle fait preuve d'une force de caractère indéniable, sincèrement, je préfère qu'elle s'occupe déjà d'elle-même. Qu'en pensez-vous ?

Même si ça me dégoûte de devoir une fois encore me taper tout le boulot, je dois admettre que je suis plutôt d'accord avec lui.

— D'ailleurs, au sujet de cet œil au beurre noir ?

— C'est... on a eu des problèmes, juste avant de vous rencontrer. On a bien failli y rester.

Il fait une moue affirmative tout en posant le panneau au-dessus de son sac.

— C'est aussi ce qu'elle m'a dit. Une chance pour moi que vous vous en soyez sortis.

Tanya, justement, revient.

— Soyez aimable de garder cette petite conversation entre nous, je ne voudrais pas la blesser.

Demande à voix basse mais insistante.

— Vous voulez que j'enregistre en cachette ?

— Non ! Bien sûr que non. Seulement, gardez pour vous les raisons qui m'ont poussé à vous le demander à vous plutôt qu'à elle.

Ça restera entre nous alors.

— Désolé... On peut repartir.

— Il n'y a rien à excuser, ma chère, et de toute façon il faut que je termine ça.

Joost sangle son panneau solaire au-dessus de son sac. Je doute qu'il alimente efficacement son GPS avec cette couverture nuageuse.

— Vous pensez que ça va marcher avec cette météo ?

— J'admets que ces panneaux ne fonctionneront pas à leur plein potentiel, mais ne vous inquiétez pas, ça suffira amplement, c'est tout de même du Sunvolt.

Il sourit avant de remettre son sac sur le dos, nous donnant le signal du départ. Nous reprenons nos affaires et lui emboîtons le pas.

— Vous savez, Billy, même à travers les nuages, ces petites merveilles de technologie parviennent à capter les précieux photons nécessaires à la production d'électricité.

— Merci, prof, mais je sais comment ça fonctionne. Et ça ira d'autant mieux maintenant que l'hiver nucléaire prend fin.

— Pardon ?! (Il s'arrête et fait volte-face.) D'où tenez-vous cette info stupide ?

— Stupide ? Il n'y a qu'à regarder le ciel pour s'apercevoir que le dôme gris s'éclaircit de jour en jour. On a même vu la lune l'autre soir avec Tanya, pas vrai ?

Elle confirme.

— Ne soyez pas ridicules tous les deux ! Ce que vous avez noté n'est ni plus ni moins qu'une amélioration, en aucun cas une fin. Certes, la majeure partie des poussières projetées dans l'atmosphère ont dû redescendre sur terre, mais les plus fines particules, les plus légères, continuent toujours à graviter autour de nous, là-haut dans l'atmosphère. Elles mettront encore quelques années avant de retomber, à l'inverse des températures qui, elles, mettront du temps pour remonter. L'hiver nucléaire à proprement parler n'est pas terminé, mon cher, et qui sait ce qu'il nous réserve encore...

Sur ces mots, il se retourne et reprend sa route sans se soucier de nous, plongé dans ses pensées.

Moi qui voulais souligner un peu de positif, c'est raté. 

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