Chapitre 14.2 - Plonger vers l'inconnu, corps et âme ébranlés

Je me redresse une nouvelle fois en m'appuyant sur les coudes. Cette fois mes bras me soutiennent, signe que mon corps se remet progressivement de cette expérience. Tanya, toujours groggy, reste inerte. Je n'ai pas la force de parler suffisamment fort pour couvrir la distance qui nous sépare. Alors je pousse sur mes jambes pour me relever, mais rien à faire, impossible de décoller mes fesses du sol. Je me retourne pour me mettre sur les genoux. C'est mieux, mais je commence à avoir la nausée. À quatre pattes, immobile, j'ai pourtant la tête qui tourne de plus en plus vite, comme dans un manège accélérant sans cesse. Des spasmes incontrôlables font remonter de l'acide des tréfonds de mon système digestif. Je bloque ma mâchoire et sers les dents pour ne pas laisser s'échapper le peu qu'il me reste dans le ventre. Mais c'est trop fort. Le contenu de mon estomac force le passage pour se répandre sur le sol dans un son guttural répugnant. Me voilà vidé du peu que j'ai pu ingurgiter avant de m'injecter cette saloperie. Seule subsiste cette sensation de brûlure tout le long de la trachée et quelques résidus coincés entre les dents que je dois déloger avec ma langue avant de les recracher.

Tiens, encore du sang.

Tanya s'agenouille à mes côtés, pose sa lampe de poche par terre et me tend une nouvelle bouteille d'eau. Mes râles ont dû la sortir de sa torpeur. Je parviens enfin à me lever entièrement. Mes jambes tremblent, mais elles parviennent à me maintenir debout dans un équilibre précaire. Je prends la bouteille pour éteindre l'incendie qui continue à ravager ma gorge.

— Ne t'inquiète pas, ça m'a fait pareil quand je me suis réveillée tout à l'heure.

Même si cette eau a un goût de vomi, ça fait un bien fou.

— Seulement moi j'ai eu le temps de sortir.

Merde, cette foutue bouteille est déjà vide. Un inventaire va s'imposer avant de partir.

— Faudra faire attention en sortant.

— Hein ? Faire attention à quoi ?

— Non, laisse tomber.

Difficilement, elle retourne s'asseoir à sa place d'un pas fatigué en faisant attention à ne pas faire traîner par terre son duvet qu'elle garde toujours sur le dos.

Il fait sombre, la lune ne semble pas pouvoir percer la couche de nuages cette nuit. Je distingue tout juste la silhouette de Tanya qui se dessine grossièrement dans l'obscurité. Derrière elle, les ténèbres semblent avoir envahi le reste de la pièce. Sur sa droite, au pied du mur le plus proche, une masse sombre produisant de petits ronflements réguliers me rappelle le souvenir de Joost allant se coucher. Même dans son sommeil, sa bruyante présence emplit toute la pièce. Il s'est endormi extrêmement vite, mes renvois gastriques ne l'ont absolument pas dérangé. Malgré le stress de sa mission, l'attaque violente des pillards, et même entouré d'inconnus, il parvient à dormir sereinement. C'est presque une prouesse.

— Tu vas rester planté comme ça longtemps ?

Ça fait effectivement un bon moment que je me suis levé, pour finalement rester immobile à regarder autour de moi. Je n'ai plus de vertige et mes jambes parviennent désormais à me soutenir sans faillir. Par contre, j'ai encore mal au crâne et ma bouche est toujours aussi pâteuse.

— Billy ? Ça va ?

— Oui ! Laisse-moi le temps d'émerger.

Je ne l'ai pas vu, mais j'ai bien entendu un petit rire moqueur.

Je m'approche à tâtons de la table où nous avons mangé et m'assieds sur la chaise en face de Tanya.

— Je t'avais laissé la lampe...

— Je n'avais pas vu.

— Tu nous as fait peur, tu sais. Joost dit que tu aurais pu y rester, c'est déjà arrivé, apparemment.

— Il pouvait pas en parler plus tôt ? Quel enfoiré.

— Ça a été un mauvais moment à passer, mais nous sommes maintenant protégés.

— Comment peux-tu en être sûre ? Je viens de cracher du sang, comme chaque jour depuis des mois. Je ne vois pas de changement.

— Ça prend du temps, d'après lui, surtout la première fois. Dans notre état, il estime qu'il faudra environ une semaine avant de voir une évolution. Le temps que l'organisme évacue toutes les particules contaminées, si j'ai bien compris.

Joie. Et une fois qu'on sentira enfin la différence, il faudra reprendre cette merde.

— Fais pas cette tête.

— Quelle tête ? Il fait noir.

— J'ai bien vu ton scepticisme.

— Excuse-moi, mais ce... truc ne m'a pas encore convaincu.

Elle se lève.

— Je vais aller me coucher. J'espère que tu seras de meilleure humeur tout à l'heure.

Puis elle se dirige vers le mur opposé à celui devant lequel Joost continue de ronfler. Elle étale son sac de couchage par terre et se glisse dedans avant de disparaître dans l'obscurité.

— Et qui va monter la garde ?

— C'est à ton tour. Réveille-moi dans cinq heures.

Génial. À peine réveillé, une gueule de bois comme rarement j'en ai connu, et alors que je tiens tout juste debout, voilà que je dois en plus veiller sur les deux belles au bois dormant. Et ma montre qui indique 21 h 40. Les prochaines heures vont être longues. Qu'ils ne se plaignent pas si les autres reviennent pour terminer le travail, dans mon état, je ne pourrai pas faire grand-chose...

— Salut Billy.

— Mark ? Mais... qu'est-ce que tu fous là ?

— Je viens voir comment tu te débrouilles sans nous. Je suis enchanté de voir que nos morts ont été favorables.

— Je... je suis désolé. Je n'avais pas le choix.

— On a toujours le choix.

— Mais qu'est-ce que tu aurais fait à ma place ?

Silence

— Mark ?

— Je serais toujours vivante au moins, s'élève une voix féminine derrière moi.

Volteface. Je la reconnais, c'est la femme que j'ai accidentellement tuée, près de Nonnweiler. Elle me regarde avec une profonde tristesse.

— Mes enfants ne seraient pas orphelins si Mark t'avait tué.

— C'était un accident...

— Aujourd'hui ils sont seuls, peut-être même morts.

— Il faisait sombre, c'était presque la nuit. Ça tirait de partout...

— Ou peut-être sont-ils devenus esclaves.

Encore une autre voix féminine, dans l'ombre. Elle s'avance. C'est Lisbeth.

— Des esclaves exploités par la horde de Schaeffer. Et tout ça par ta faute, par ton geste.

— C'était un accident...

— Tu as fui, sans te retourner. Sans te soucier d'eux.

— C'était un accident !

— Un accident ?!

Quoi ?! Qu'est-ce-que...

— Tu dors pendant ton tour de garde et tu appelles ça un accident ?

Penchée au-dessus de moi, m'extirpant de mon sommeil agité, Tanya me fait la morale. Mais je ne l'écoute déjà plus. Je suis encore retourné par ce foutu cauchemar. J'en ai marre des morts qui viennent me rendre visite la nuit.

— Laissez-le tranquille, Tanya. Après ce qu'il a vécu hier, vous ne pouvez pas lui en vouloir. Et de toute façon je vous avais bien dit que c'était sûr dans le coin. Ces tours de garde étaient inutiles, je préfère que vous soyez reposés.

— Je ne suis pas sûre, Joost, on n'est jamais trop prudent, vous ne pensez pas ?

— Sachez que la chance est un paramètre qu'il faut toujours prendre en compte, j'en sais quelque chose.

— On ne peut pas toujours compter sur la chance, rétorque-t-elle à voix basse pour elle-même.

— En tout cas, je constate que vous êtes en forme, ce qui est une très bonne nouvelle. Et vous Billy ? Comment vous sentez-vous ?

Mal.

— Billy ?

— Mieux.

— Heureux de l'entendre. Prenez le temps d'émerger, et mangez quelque chose. On part à sept heures zéro zéro. (Petit ricanement.) J'adore parler comme les militaires.

Et il retourne à ses occupations, fier de lui.

Ma montre indique 06 h 29. Je vais devoir me faire violence dans les trente prochaines minutes si je ne veux pas passer pour un boulet dès le premier jour de mon embauche.

— Savoir que vous êtes un ancien militaire me rassure au plus haut point.

— Vous ne l'aviez pas deviné ? Vous en croisez souvent des américains qui ne sont pas venus ici avec l'US Army ?

— Vous devez bien avoir des compatriotes civils qui se sont retrouvés coincés comme vous dans la région.

— Vu le nombre de ressortissants que nous avons pris en charge après l'ordre de rapatriement mondial, ça m'étonnerait.

— Oui, je me souviens de cet événement, ils en avaient beaucoup parlé à la télé. C'était juste avant le début de la guerre. En tout cas, votre ancien statut me conforte davantage dans mon choix de vous confier ma sécurité.

— Vous ne l'aviez pas réellement, le choix.

— J'aurais pu ne rien vous demander et repartir juste après notre repas commun. Mais j'ai senti que le courant passait bien.

— Ah bon ? Et ça vous arrive souvent, de sentir ?

Joost se retourne pour interpeller Tanya marchant derrière nous.

— Il est toujours comme ça ?

— Non, pas toujours. Là il est bavard.

Overdose de sarcasmes.

— Je vois... Pour vous répondre, Billy, oui, je sens souvent les choses. Ou plutôt, je préfère dire que je me fie à mon instinct. C'est d'ailleurs grâce à lui si je suis encore là aujourd'hui.

Ben voyons...

— Mon instinct, et ma chance. Car, on a beau avoir le meilleur flair, sans un minimum de chance, on ne fait pas long feu. Quelles étaient les probabilités qu'au lendemain de l'attaque des pillards, je tombe sur vous ?

— Plutôt minces, en effet, intervient Tanya, toujours septique mais attentive à la conversation.

— Nous sommes bien d'accord, ma chère. C'est à se demander si je n'ai pas une bonne étoile qui veille sur moi.

Il ponctue sa phrase par un petit rire aussi gêné que gênant.

— Vous croyez à ce genre de choses ? Quelqu'un comme vous ?

— Je crois avant tout en moi, mais arrêtons de parler de ma personne.

Il ralentit le pas jusqu'à se retrouver à la hauteur de Tanya qui, contrairement à moi, s'intéresse à cette conversation stérile. Enfin tranquille, merci à MA bonne étoile.

— Alors comme ça, vous étiez athlète professionnelle dans votre pays. Vous avez fait les jeux olympiques ?

— Oui, ceux de 2032.

— Magnifique ! Dans quelle catégorie ?

— Course à pied. Le 100 mètres, 200 mètres, 400 mètres et relais. Mais je n'ai pas remporté de médaille.

— Vous avez au moins fait la fierté de votre famille.

— C'est... compliqué. Mais oui, ils étaient contents.

— Vous n'avez pas participé aux jeux de 2036 ?

— Non, (Elle soupire.) blessure.

— Je suis désolé.

— Ce n'était pas si grave, j'ai pu reprendre le sport l'année suivante pour les mondiaux d'athlétisme, en Pologne.

Et tandis qu'ils apprennent à se connaître, me voilà une fois de plus responsable de la survie des autres. 

— Que diriez-vous d'une pause, Billy ?

— Je ne dis pas non.

Je commençais moi-même à envisager la chose. Mes pieds me font toujours mal depuis notre marche forcée de l'autre jour pour distancer les pillards.

— Profitons un peu de cette belle journée, propose Joost en allant s'asseoir au pied d'un arbre mort le long de la route.

— Belle journée ? Avec cette couverture nuageuse ?

— Vous voyez trop les choses en noir, ma chère. Il ne pleut pas, donc c'est une belle journée. Et de toute façon, ma peau ne supporte pas le soleil. Je dirais donc que c'est presque une journée idéale.

— Vous avez toujours réponse à tout.

— Sauf aux questions que je me pose moi-même.

Simple et modeste, comme toujours.

Pendant qu'ils sortent de leurs sacs de quoi boire, je préfère profiter de la pause pour m'allonger et soulager mes pieds qui me font atrocement souffrir.

— Un problème, Billy ?

— Je ne sais pas encore. Je regarderai ce soir.

— Des ampoules ? Vous n'avez plus l'habitude de marcher ?

Il est vrai que nous n'avons pas beaucoup bougé durant ces longs mois d'hiver avec mes anciens compagnons d'infortune, sans parler de ces deux semaines à piétiner dans la boue de Kell am See, ça n'a rien arrangé. Et qu'est-ce que je suis mal dans ces foutues chaussures de randonnée, elles ne se sont toujours pas faites à mes pieds. Faut dire aussi que la longueur de mes ongles d'orteils n'arrange pas les choses.

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