Chapitre 14.1 - Plonger vers l'inconnu, corps et âme ébranlés
Ça va bientôt faire deux heures que Billy s'est évanoui, la nuit a eu le temps de s'installer. Ses convulsions étaient impressionnantes, j'ai eu très peur, et pendant ce temps Joost qui n'arrêtait pas de pester derrière moi. Il était tellement énervé et moi tellement dépassée que j'imaginais déjà devoir affronter le pire.
Les convulsions de Billy ont fini par s'arrêter et son rythme cardiaque est redescendu, tout comme la tension qui régnait. Son pouls est maintenant régulier et sa respiration reste constante. Je l'ai couvert avec son sac de couchage, il fait déjà bien froid. Même s'il a beaucoup de fièvre, son état s'est stabilisé, ce qui écarte donc l'hypothèse d'un empoisonnement. Je sais bien que nous ne connaissons Joost que depuis quelques heures mais, au fond de moi, je ne le crois pas capable de tuer aussi sournoisement. En fait, je ne le crois pas capable de tuer, tout simplement. Après s'être calmé, il s'est accroupi près de moi pour me préciser qu'il s'agissait des effets secondaires du Talium, effets spectaculaires dans le cas de Billy, mais normaux. Ils surviennent à chaque prise et se manifestent généralement par une grande fatigue, de la fièvre, des courbatures, parfois des vomissements ou une courte perte de conscience, et dans le pire des cas tout ça à la fois. Ces réactions sont plus ou moins fortes en fonction des individus, et durent rarement plus de deux heures, « un mauvais moment à passer », comme il dit. En revanche, dans le cas de la première injection, la durée et l'intensité des effets secondaires sont doublés, parfois plus. En ce qui concerne Billy, n'ayant pas respecté les précautions que Joost n'a pas eu le temps de lui donner, c'est donc la peine maximale. Le pauvre.
Le Hollandais est ensuite retourné planifier son itinéraire, comme si tout danger était écarté. J'ai alors compris que son coup de sang n'était pas de la colère mais de l'anxiété. Que ce soit pour une bonne ou une mauvaise raison, il était réellement inquiet de l'état de santé de Billy.
Il est toujours assis sur sa chaise, à étudier tranquillement sa carte à la lueur de sa lampe, pendant que je tente de faire baisser la fièvre de Billy en lui posant un linge humide sur le front.
— Ne vous inquiétez pas pour lui, il m'a l'air d'être un dur à cuire. Il survivra, vous verrez. À son réveil, d'ici une poignée d'heures environ, il sera un peu patraque, voire nauséeux, comme un lendemain de soirée trop arrosée, mais il n'aura même pas conscience d'avoir frôlé la mort.
— Vous auriez quand même pu nous en parler avant.
— Vous croyez ? Je trouve votre réaction intéressante. Déjà que je vous sentais plutôt réticente suite à mon exposé sur l'état de manque du Talium, alors si je vous avais décrit en détail ces effets secondaires, à votre avis, auriez-vous sauté le pas ?
— Je... ne sais pas.
— C'est pour ça que je souhaitais une prise simultanée. Je ne m'attendais pas à ce que cet idiot soit aussi pressé.
Il n'a pas tort. Quand je vois dans quel état se trouve Billy, je me demande maintenant si je vais m'injecter son produit.
— Bon ! Arrêtons de nous morfondre. J'ai défini un itinéraire optimal. Si nous ne rencontrons aucun problème majeur, nous devrions arriver à New Town dans douze ou treize jours.
Il se lève et se rapproche d'un pas suffisamment lent pour se donner le temps de réfléchir avant d'arriver à notre niveau.
— Nous n'aurons assurément pas assez de vivres pour tous les trois. Il nous faudra donc nous ravitailler sur la route. Je compte sur vous pour ça, vous m'avez l'air d'être parfaitement rodés à l'exercice.
— À condition que Billy se réveille...
— Mais puisque je vous dis qu'il se réveillera, ayez confiance.
Il me lance un petit sourire pour me rassurer avant de s'agenouiller à mes côtés.
— En ce qui concerne notre voyage, soyez rassurée, si nous mettons une journée ou deux de plus, ça ne devrait pas poser de problème pour votre protection. Comme je vous l'ai expliqué tout à l'heure, elle est optimale durant quatorze jours mais reste malgré tout active et relativement bonne durant les trois ou quatre autres jours qui suivent. Vous subirez toutefois les premiers symptômes de manque, les plus tolérables, disons.
— Et que se passera-t-il si nous tardons en chemin ?
— La même semaine de calvaire que je vous ai raconté tout à l'heure. Ce sera un enfer, mais rarement mortel.
— Rarement...
— Par contre ça risque de me ralentir dans ma mission, donc évitons d'en arriver là.
Il se lève puis me tend la seringue de Talium qu'il avait préparée pour moi.
— Plus vite vous y serez passée, plus vite nous pourrons partir. D'autant plus que le chrono de votre ami est maintenant enclenché, vous ne voudriez tout de même pas lui faire faux bond ?
— Je ne suis pas sûre de...
— Si c'est moi qui vous l'injecte, vous devriez vous réveiller à peu près en même temps que lui. Nous passerons ensuite le reste de la nuit à nous remettre de nos émotions et à nous reposer. Et demain matin à la première heure, nous serons d'attaque pour partir.
Est-ce bien prudent de rester tous les deux inconscients sous la surveillance d'un homme que nous ne connaissions pas ce matin ? Avec tout ce qu'il nous a raconté, difficile à imaginer qu'il ait pu tout inventer dans l'unique but de nous dépouiller. Et Billy lui a finalement fait confiance, lui qui, d'habitude, se méfie de tout.
— Je vois bien que vous êtes inquiète, et je comprends. Mais soyez rassurée, je veillerai sur vous deux. Même si je ne sais pas utiliser ce... machin.
Il ricane bêtement en désignant le fusil du doigt.
— Il n'y a pas que ça, Joost. Vous parlez d'effets de manque, il y a donc un important risque d'addiction ?
Il éclate de rire.
— Et pas qu'un peu ! Dès la première injection l'organisme devient dépendant.
— C'est donc clairement une drogue.
— Je n'aime pas évoquer le Talium en ces termes. Pourquoi parler tout de suite d'addiction ? Après tout, l'air que vous respirez vous est indispensable à chaque minute, peut-on parler pour autant de drogue ? Il en va de même pour l'eau que vous buvez, la nourriture que vous mangez, et donc le Talium que vous vous injectez. Tout ceci est indispensable à votre survie, voyez donc ça sous cet angle.
Toute ma scolarité, et jusqu'à l'université, on m'a rabâché les mêmes avertissements à propos de la drogue. Sans parler des différents clubs sportifs que j'ai pu fréquenter où se sont greffés les discours sur les risques du dopage. Je peux me vanter d'avoir toujours été droite, pas une seule fois je n'ai touché à ces cochonneries, même pas un joint. Je me suis toujours préoccupé de ma santé, et voilà qu'aujourd'hui, pour continuer à la préserver, on me propose de me rendre accro à une drogue, car c'est bien comme ça qu'il faut l'appeler. Quelle ironie.
L'état de Billy reste stationnaire. Il dort profondément. Voilà donc ce qui m'attend si je décide de sauter le pas. Ça ne doit pas être si terrible finalement. De toute façon, ai-je vraiment le choix ? Si le Talium s'avère réellement efficace sur Billy, je risque de devenir un boulet pour eux. Joost est bien trop obsédé par sa mission pour perdre du temps avec une malade des radiations, et si l'Américain adopte le Talium, s'en procurer deviendra son unique but, peu importe si je les suis ou non.
— Très bien Joost, faites-moi cette injection.
— Vous ne le regretterez pas.
À tout à l'heure Billy, enfin j'espère...
*
Bordel, qu'est-ce qu'il fait froid.
Je peine à ouvrir les yeux, c'est douloureux, comme si j'avais des crampes aux paupières. C'est possible ça ?
Il fait sombre, je n'arrive pas à distinguer quoi que ce soit. Impossible de savoir où je suis. Et qu'est-ce que je fais couché sur le sol ? Et qui m'a foutu mon sac de couchage par-dessus ?
Je tente de me lever, mais tout mon corps n'est qu'un bloc de pierre inerte. En m'appuyant sur les coudes, je parviens péniblement à décoller mon dos de granite, impossible de faire plus. Je suis si faible. Mes bras tremblent en soutenant cette position bâtarde, entre allongée et assise, comme à la plage. Mon cou peine à maintenir ma lourde tête. Et ce mal de crâne !
Mais qu'est-ce qu'il s'est passé ?
Ça me revient, j'ai été empoisonné.
Je suis mort ?
Mes bras me lâchent soudainement. Dépourvu d'appui, le haut de mon corps bascule en arrière et envoie ma tête frapper le sol. Flash blanc, suivi d'une intense douleur, puis la résonance due à l'impact envahit ma boite crânienne. Je commence à remettre en question mon statut de nouveau résident des enfers. Quoique, c'est peut-être le principe quand on y réfléchit...
— Vous êtes enfin réveillé. Pas trop tôt !
Lui ? Ici ? Le diable est encore plus vicieux que tout ce qui a pu être écrit sur lui.
Pénible et laborieuse rotation de ma tête à gauche, puis à droite. Le souvenir du restaurant poussiéreux me revient. La rencontre avec Joost, le repas, notre discussion, en partie, et la prise du Talium.
— Vous ne pouviez pas attendre que je vous explique...
Joost est maintenant accroupi près de moi. Avec beaucoup de sarcasme, il me sermonne sur mon imprudence et mon tempérament de tête brûlée, des conneries dans le genre. Je ne l'écoute pas.
Assise sur une chaise un peu plus loin derrière lui, faiblement éclairée par une petite lampe de poche, Tanya, emmitouflée dans son sac de couchage, nous fixe du regard. Du moins ses yeux nous fixent, car son regard, lui, est complètement vide, comme si quelqu'un venait de la réveiller, ou plutôt de la jeter hors du lit.
— Votre amie, elle, a suivi les consignes, et voyez maintenant comme son état est bien plus enviable au vôtre.
Je vois son état, mais pas en quoi il est plus enviable au mien.
Mais depuis combien de temps...
— Ça va bientôt faire sept heures que vous avez fait votre injection. Tanya, elle, s'est réveillée moins de quatre heures après la sienne. Alors la prochaine fois, vous m'écouterez avant...
— J'ai... soif.
Ma gorge est encombrée par des lames de rasoir.
— Oui, désolé. Tenez.
Le Hollandais me tend sa bouteille d'eau, un quart pleine. La porter à mes lèvres est compliqué, je n'ai pas encore récupéré toutes mes facultés de localisation dans l'espace. Mais l'effort en valait la peine, j'ai rarement pris autant de plaisir à boire.
— Par contre, ne buvez pas tout.
Trop tard. Je lève la bouteille pour regarder ce qu'il reste. En voyant le misérable fond restant, Joost lève les yeux en l'air, exaspéré. D'un geste nonchalant de la main, il me fait signe de terminer, puis se relève.
— Bon, maintenant que je me suis assuré de votre bonne santé à tous les deux, je vais enfin pouvoir m'accorder quelques heures de sommeil. Profitez-en pour vous remettre de vos émotions.
Puis il se dirige vers ses affaires déjà étaléescontre un mur. Il ouvre son duvet, se glisse dedans, puis le referme avantd'installer confortablement sa tête sur son sac à dos reconverti en oreillerpour l'occasion.
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