Chapitre 13.2 - De singulières voies sont alors révélées
Joost repose sa bouteille sur la table avant de reprendre.
— Comprenez ceci, le monde n'est pas si différent de celui que nous avons connu. Il subsiste toujours les malheureux d'un côté, qui courent après une vie meilleure en s'élançant sur les routes, et les privilégiés de l'autre, vivant dans des communautés florissantes, telles que Birkenfeld, à la réputation grandissante et qui finissent par voir toujours plus de monde frapper à leurs portes, réfugiés comme pillards. Ils sont alors obligés de prendre des mesures, parfois radicales, s'ils veulent conserver leur mode de vie et éviter l'implosion.
— Quelles mesures ? demande Tanya, intriguée.
— La plupart du temps, ça commence par la mise en place d'une milice, parfois munie d'armes à feu s'ils ont eu la chance d'en trouver. Certains érigent des remparts de fortune, faits de carcasses de voitures, de parpaings et autres objets de récupération. Parfois, les communautés les plus agressives vont, au contraire, se déployer, plutôt que se replier, en s'appropriant des nouveaux territoires, la plupart du temps au détriment des autochtones. Ils sont alors soit assimilés, soit chassés, dans les meilleurs cas. Et ce ne sont là que les mesures les plus fréquentes, nous sommes loin d'avoir une liste exhaustive. Certaines peuvent parfois être... surprenantes et très originales.
— Et New Town n'échappe pas à la règle bien sûr ?
Bizarrement, le ton ironique de ma question l'amuse.
— Par la force des choses, oui. Il y a environ trois mois, lorsque l'existence du Talium commençait à se savoir dans la région de Mannheim, nous pouvions nous permettre d'intégrer les premiers arrivants qui cherchaient à rejoindre la communauté produisant le sérum miracle. Évidemment, cela a également attiré les pillards du coin. Mais le major et ses hommes parvenaient aisément à repousser leurs attaques. Le problème aujourd'hui, c'est que tout s'accélère, et nous commençons à voir les limites de notre défense territoriale ainsi que de notre politique d'accueil.
Il parle de New Town comme s'il s'agissait d'un pays, avec ses frontières et ses problèmes d'immigration.
— Le major Klein a donc décidé d'ériger des remparts afin de mieux lutter contre les attaques, toujours plus fréquentes, et de canaliser plus efficacement le nombre croissant de nouveaux arrivants.
Tanya souffle bruyamment, perplexe.
— Et c'est efficace ?
— Je n'en sais rien, pour tout vous dire. Quand je suis parti, ils commençaient à peine la construction. Ça prendra du temps vu la taille du périmètre à clôturer, peut-être plusieurs mois. Par chance, New Town est en périphérie des ruines de Mannheim, une mine inépuisable de matière première et matériaux de construction.
— Alors pourquoi ne pas accueillir plus de main d'œuvre si ce n'est qu'une question de temps ?
— Parce qu'entre ceux qui construisent, ceux qui défendent, et le reste qui assure les tâches essentielles à notre survie, ça fait déjà beaucoup de monde. Comme vous devez l'imaginer, tout est déjà rationné, l'eau, la nourriture, les médicaments, même la place, et bien évidemment le Talium, dont la production en flux tendu peine à suivre. Rendez-vous compte, pour permettre à toute la ville d'en bénéficier, Sarah travaille tous les jours d'arrache-pied sur l'évolution de son sérum, soit pour en améliorer ses propriétés, soit pour accélérer sa fabrication. En attendant, chacun doit attendre son tour pour recevoir sa dose, la plupart du temps au-delà des quatorze jours d'efficacité.
— S'il est aussi difficile de défendre votre ville, pourquoi votre major Klein a-t-il pris le risque de dégarnir ses forces pour vous envoyer aussi loin avec trois de ses hommes ?
Froncement des sourcils, il n'a pas aimé mon ton suspicieux.
— Parce qu'il compte beaucoup sur mon travail de cartographe. Et comme vous l'avez compris, il est très dangereux pour quelqu'un comme moi de se balader seul sans protection.
J'en avais presque oublié que son but premier vise à nous persuader de l'escorter pour finir sa « mission ». Sans nous en rendre compte, il réussit à chaque fois à nous emmener sur son terrain.
— J'imagine que vous comprenez maintenant pourquoi j'ai autant besoin de vous pour m'escorter. Ce n'est déjà pas sûr ici, alors imaginez autour de New Town.
Un entretien d'embauche, ni plus, ni moins. Voilà de quoi il s'agit. Historique de l'entreprise, compétences requises, postes à pourvoir et projets à venir. Reste à aborder le point le plus important, la rémunération, et il va falloir y mettre le prix.
— Supposons que nous décidions de laisser tomber nos projets pour vous escorter dans votre mission (Tanya tente d'intervenir, mais je l'interromps d'un geste de la main avant qu'elle ne me coupe.), j'imagine qu'il y a quelque chose de prévu en récompense. Il ne faut pas oublier que nous allons risquer notre vie pour vous.
— Ne vous faites pas de soucis. Une fois arrivés à New Town, je suis sûr que l'on vous permettra de rester et de profiter de tous les avantages que cela suggère. Nous avons plus que jamais besoin de personnes comme vous.
Après tout, pourquoi pas.
— Attendez ! intervient énergiquement Tanya. Avant d'envisager quoi que ce soit, qu'est ce qui nous prouve votre bonne foi ?
Elle s'adressait plus à moi qu'à notre futur employeur. Je vois bien qu'elle n'est pas emballée par l'idée.
— Je comprends votre méfiance, je serais probablement dans le même état d'esprit à votre place, soyez-en sûre. Mais croyez-moi, ce que je vous propose vaut largement les risques encourus.
Nous restons impassibles.
Léger soupir, grattements de tête et gesticulations sur sa chaise, Joost semble quelque peu désappointé par le scepticisme que nous affichons. Notre manque d'enthousiasme tranche sûrement avec les réactions qu'il doit habituellement observer lorsqu'il présente le Talium à ceux qui en entendent parler pour la première fois.
Tanya n'est pas une combattante. Son unique but est de trouver une communauté proche et sûre où s'installer et s'investir pour tenter de survivre dignement, et Birkenfeld est le choix idéal. Alors il va falloir trouver de solides arguments pour la persuader d'abandonner son projet au profit d'un inconnu, charlatan notoire, qu'il faudrait escorter durant des jours à travers un territoire hostile jusqu'à une ville lointaine au nom ridicule. Quant à moi, la proposition me tenterait bien, à condition qu'il puisse au moins prouver l'efficacité de son produit miracle.
Tanya est toujours en train de réfléchir. Il est temps pour moi d'engager les négociations.
— Votre... Talium, il y en a suffisamment dans votre flacon jusqu'à New Town ?
— Eh bien...
Hésitation, voix fébrile, ça commence mal.
— Tout dépend du temps que nous prendrons pour rentrer.
— C'est-à-dire ?
— Il reste quatre injections. Si vous en prenez chacun une aujourd'hui, et sachant qu'il me reste encore cinq jours avant ma prochaine, nous avons donc quatorze jours pour arriver.
— Et la quatrième dose ?
— Elle est pour moi, désolé. Plutôt que de nous battre pour savoir qui en profitera, je préfère d'emblée me la réserver, honneur aux anciens, n'est-ce pas. D'autant plus que je suis la personne à protéger, gardez ça en tête. Mais le voyage de retour ne devrait pas prendre plus de deux semaines.
Jusque-là, nous avons survécu sans, ça ne devrait pas être trop compliqué de nous passer de notre nouvelle « protection » durant quelques jours.
— Et qu'est ce qui nous garantit que votre Talium n'est pas une arnaque ? Vous nous promettez monts et merveilles depuis tout à l'heure, mais nous avons besoin de garanties.
— Regardez-moi. Pourquoi est-ce que je vous raconterais tout ça depuis tout à l'heure ?
— Mettez-vous à notre place. Ce que vous nous présentez pourrait tout aussi bien être du poison. Une fois morts, nous serions alors beaucoup plus faciles à dépouiller...
Sourcils écarquillés, bouche bée, l'expression de son visage répond à sa place : « Quoi ?! ». Ce type est tellement honnête qu'il n'avait même pas envisagé que l'on puisse imaginer un tel plan. A-t-il même un jour songé à dépouiller qui que ce soit ?
Agacée, Tanya sort de son silence.
— Il n'y a qu'une seule chose à faire pour nous prouver votre bonne foi : faites-vous une injection de Talium devant nous.
Cette fois, c'en est trop pour lui. Paupières palpitantes, mouvements de tête saccadés, regard fuyant, mains en total roue libre n'arrivant qu'à brasser de l'air de façon chaotique, Joost tente de nous expliquer quelque chose, sans pour autant être capable de formuler la moindre phrase compréhensible.
— Mais... Qu'est-ce-que... Non ! Pas aussi simple... Vous...
Il s'arrête pour prendre une grande inspiration.
— Vous rendez-vous compte de ce que vous demandez ? Il... Il me reste encore cinq jours avant la prochaine injection. Non seulement ce serait du gaspillage, et vu ce qu'il nous reste, cinq jours, ça compte ! Mais en plus, nous n'avons pas suffisamment de retour d'expérience sur cette version. Difficile à prédire ce qu'une prise trop rapprochée de la précédente pourrait provoquer.
— Une protection plus longue ?
— Non !
Négation ferme. Il y a des choses à ne pas prendre à la légère, comme la santé de monsieur.
— Ça ne marche pas comme ça ! Non seulement la protection contre les radiations n'est pas plus longue, mais nous avons en plus constaté sur les précédentes versions que deux prises trop rapprochées de Talium génèrent des effets de manque plus longs et plus violents qu'à la normale.
— Des effets de manque ? C'est nouveau ça...
Réflexion spontanée à haute voix qu'il m'a été impossible de contenir, mais elle a eu son petit effet sur Joost. À voir sa tête, décidément très expressive, il vient de laisser échapper une info qu'il n'avait pas l'intention de partager.
— Oui, les... les effets de manque. Ils commencent à se faire sentir dès le quinzième jour après injection. À mesure que votre protection diminue, les symptômes se font de plus en plus forts. D'une simple fatigue les deux premiers jours, vous commencez à ressentir les vrais troubles à partir du troisième. Vision qui se floute, bourdonnement dans les oreilles, sensation de soif intense. Puis, vient l'inflammation de vos fluides corporels. Urine, larmes, sueur. Je vous laisse imaginer le calvaire.
Rien d'insurmontable comparé aux effets quotidiens des radiations.
— Mais les véritables ennuis, plus pervers, arrivent à partir du dix-huitième jour après injection. D'abord, vous vous sentez mieux. Les symptômes douloureux de la veille se sont estompés, vous laissant penser que vous avez recouvré la santé. Vous reprenez alors votre vie normale, en espérant toutefois pouvoir rapidement vous procurer une nouvelle dose de Talium. Mais rien ne presse puisque vous allez mieux. Alors vous vous couchez, l'esprit léger.
Introspection.
— Mais au réveil, ça vous tombe dessus comme un lendemain d'ivresse mêlé à une bonne grippe, mais puissance dix ! Migraines, vomissements, frissons et courbatures. Pendant presque une semaine, vous êtes cloué au lit par la fièvre. Votre peau brûle à cause de votre transpiration, mais aucune couverture n'est assez épaisse pour vous réchauffer.
Nouvelle pause, les yeux fixés sur la bouteille posée sur la table.
— Les choses allant de mal en pis, vous finissez les deux derniers jours de calvaire par ne plus pouvoir vous relever à cause des courbatures et des douleurs abdominales. Chaque inspiration donne l'impression que quelqu'un s'est assis sur votre poitrine. Votre corps se vide de son eau par tous ses orifices, et impossible d'avaler quoique ce soit sans immédiatement le renvoyer.
Sa voix est envahie par le stress, c'est comme s'il revivait son propre calvaire.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top