Chapitre 13.1 - De singulières voies sont alors révélées

— Et il n'y a vraiment pas d'autres moyens ? Vous n'avez pas pensé à des cachets par exemple ?

— Non, beaucoup trop compliqué à fabriquer, il faut des machines spéciales pour ça, et il n'est pas certain que le produit fonctionne sous cette forme. Non, il faut se l'injecter par intraveineuse, je crains qu'il n'y ait pas d'autres solutions.

— Et tous les quatorze jours ?

— Oui. Comme je vous le disais, passé ce délai, la protection contre les radiations diminue progressivement durant la semaine qui suit, jusqu'à tomber à zéro. Il n'est donc pas conseillé de repousser une injection, et encore moins d'en faire une sur deux.

— Mais comment pouvez-vous savoir tout ça ?

— L'expérimentation, ma chère. Il y a eu énormément de tests au début, ce qui a donné lieu à l'élaboration d'un protocole d'utilisation. Protocole qui, aujourd'hui encore, continue d'évoluer en fonction des nouvelles observations faites sur le terrain.

Joost nous explique ce qu'est le Talium et répond à nos questions depuis bientôt une demi-heure sans perdre patience, on dirait même qu'il y prend plaisir. Sûrement que cet exercice lui rappelle ses années d'enseignement. Mais le prof n'est pas rentré dans les détails concernant sa production à New Town. D'ailleurs, de son propre aveu, il n'est pas sûr d'avoir bien compris le procédé de fabrication, ni même quels sont les ingrédients. Son manque de maîtrise dans le domaine, ainsi que d'intérêt, en seraient la raison. Pour ma part, je soupçonne plutôt qu'il garde le secret, ce que je comprends. Malgré tout, je le trouve très bavard, trop même. Il ne semble absolument pas se méfier de nous. Heureusement pour lui qu'il n'est pas tombé sur d'autres. Par les temps qui courent, certains n'auraient pas hésité à le torturer pour obtenir de lui tout ce qu'il sait sur le sujet.

Pour commencer, il nous a d'abord expliqué que c'est une certaine Sarah Webster, canadienne – va savoir comment elle s'est retrouvée là – qui a développé le produit. Elle travaille dessus depuis dix mois environ et continue toujours à l'améliorer. Elle en serait aujourd'hui à la version 1.32, celle qu'il nous a présentée. Puis ce fut un retour au champ lexical de la société de consommation, chapitre pharmaco-industriel : « améliorations des effets », « augmentation de la durée d'efficacité », « élaboration de substituts aux ingrédients les plus difficiles à se procurer », « évolution à la hausse des volumes de production », « rentabilisation », « optimisation », « sécurisation »... Du vocabulaire peu rassurant quand on sait où il nous a menés.

Enfin, peu importe, que pourrait-il arriver de pire maintenant ?

Deux choses ont tout de même retenu mon attention dans ce fouillis d'explications : « les efforts consacrés à la diminution des effets secondaires » et « les sensations désagréables ressenties durant les heures qui suivent l'injection ». Il ne s'est pas attardé sur ces deux sujets. À la façon d'un commercial cherchant à nous convaincre d'acheter sa camelote, il a préféré nous parler de « bénéfices » et de « provenance ». Ses arguments peinent à me convaincre, et il l'a bien remarqué, d'où son insistance à vouloir nous démontrer que les avantages de son sérum pèsent plus lourd dans la balance que les inconvénients.

Une partie de moi se laisse volontiers séduire par sa présentation, je dois lui accorder ça. Une injection, et fini la perspective proche d'une longue agonie. Fini les cheveux qui tombent, les migraines, la bouche constamment sèche, les difficultés à respirer, l'atrophie musculaire, le système digestif détraqué. Fini de voir son corps se flétrir de l'extérieur et se liquéfier de l'intérieur. À travers la santé qu'il promet de nous rendre, c'est avant tout l'espoir qu'il nous apporte, celui de pouvoir mieux supporter notre quotidien, peu importe le temps qu'il nous reste à vivre. Et voilà précisément pourquoi l'autre partie de moi, la plus sceptique et acariâtre, se méfie : rien n'est jamais gratuit, aujourd'hui plus que jamais.

— Il y a donc eu trente-et-une versions avant celle-ci ?

Et pendant ce temps, la conversation continue.

— Non, Sarah n'a pas compté comme ceci. Ce n'est en fait que la troisième version que nous utilisons actuellement. Je ne m'y suis pas intéressé de près, mais il y a toute une série de sous-versions d'essais avant de valider une nouvelle formule.

Malgré son intérêt pour ce genre de détails futiles, Tanya garde un certain recul depuis la présentation du flacon miracle. Ses questions et réactions sont tout en retenue.

J'aimerais par contre revenir sur certains points cruciaux qu'il reste à éclaircir.

— ... ne posent pas de problèmes d'hygiène les injections répétées ? Parce que...

— Pourquoi nous raconter tout ça ?

Interruption de leur conversation. Ils me regardent, surpris par mon manque de tact, attendant que j'exprime le reste de ma pensée.

— Je veux bien croire que ce produit fonctionne aussi bien que vous le prétendez, vous faites d'ailleurs une parfaite vitrine de démonstration, mais on ne se connaissait pas il y a encore deux heures. Alors, qu'est-ce que vous attendez de nous ?

Tanya se recule sur sa chaise et croise les bras, sans un mot, attendant les explications de notre interlocuteur. De son côté, Joost ne perd pas son entrain, toujours ce même sourire et cette désinvolture semi-retenue.

— On ne vous la fait pas, mon cher, et c'est tant mieux, car c'est ce que je recherche. Je vais donc aller droit au but.

Venant de lui, je suis curieux de voir à quoi ressemble l'expression.

— Vous le savez, les deux cadavres en uniforme dehors ont failli. Quant au troisième, je ne saurais dire où il a bien pu passer. Toujours est-il qu'il reste encore deux, voire trois semaines de mission, ne serait-ce que pour rentrer. Il est clair que...

— Vous aviez dit droit au but, Joost !

Déstabilisé, le Hollandais ne se démonte pas pour autant. Il décolle son dos de sa chaise pour se rapprocher de nous. Les coudes sur la table, les mains croisées, il ferme les yeux le temps de se racler la gorge, avant de les rouvrir en grand.

— Voulez-vous terminer la mission de ces minables ?

Je m'y attendais. Un mec comme lui ne risque pas de survivre seul bien longtemps, surtout s'il bavarde autant avec le premier venu.

Tanya m'interroge du regard. Les sourcils froncés, le visage ferme, elle n'est clairement pas emballée par la proposition. Puis elle se tourne vers Joost avec toujours cette même expression.

— C'est que nous ne sommes plus très loin de notre destination. Et nous avons beaucoup galéré pour arriver jusqu'ici.

— Comme tout le monde, ma chère. De nos jours, il n'est plus possible de se rendre quelque part sans la moindre difficulté, que ce soit du pur danger ou simplement la durée même du voyage.

Son ton a changé, plus impatient. De commercial avenant, il vient de passer à entrepreneur pressé, attendant une réponse rapide avant de filer à son prochain rendez-vous.

— Où comptez-vous vous rendre tous les deux ?

Concertation rapide du regard entre Tanya et moi. Puis elle se lance.

— Birkenfeld, à environ deux heures de marche d'ici, au sud.

Pas de réaction, expression faciale neutre. Il s'accorde lui aussi un temps de réflexion.

— Et pourquoi allez-vous là-bas ? Parce que justement, j'en reviens.

Comme par hasard.

D'un subtil geste de la main sous la table, je stoppe Tanya avant qu'elle ne commente cette nouvelle.

— Et qu'est-ce que vous y avez trouvé ?

— Une belle communauté d'environ deux-mille habitants, catégorie bleue, bien organisée, avec une hiérarchie solide, cohérente et compétente. Nous avons été bien accueillis et sommes restés trois jours et deux nuits, le temps d'en apprendre plus sur eux et les environs.

Il se recule jusqu'au fond de sa chaise, plus détendu.

— Clairement une communauté avec laquelle New Town pourrait conclure un partenariat, quoiqu'un peu éloignée. Un bon choix que vous avez fait là, sans aucun doute. J'imagine que c'est sa notoriété montante dans la région qui vous a décidé ?

— Des gens de confiance nous en ont parlé.

Le souvenir de ces « gens » a légèrement voilé la voix de Tanya.

— Intéressant.

Grattage de barbe, celui de la réflexion.

— J'ai déjà constaté ce phénomène à plusieurs reprises.

Une fois de plus, il s'avance sur sa chaise pour à nouveau poser ses mains croisées sur la table. Sérieux et calme, nous avons cette fois affaire au professeur d'université.

— Voyez-vous, tout comme Birkenfeld, d'autres communautés que j'ai eu la chance de rencontrer ont réussi à s'en sortir bien mieux que la moyenne et à créer des conditions de vie, disons, tolérables. Mais tout se sait, même de nos jours. Ça peut paraître fou pour nous, anciens esclaves du tout numérique hyper connecté, mais le bouche à oreille fonctionne toujours, et même très bien. Un grand nombre d'informations circulent dans le flot des voyageurs et vagabonds, plus qu'on ne le croit. Elles finissent par se répandre dans toutes les communautés bien moins gâtées par le destin. Vous n'imaginez pas d'ailleurs le nombre d'inepties que l'on peut entendre. Il faut savoir faire le tri entre les rumeurs crédibles, celles plus douteuses et les légendes urbaines grotesques.

Pause, le temps pour lui de ressortir sa bouteille d'eau. Ça donne soif de parler autant.

Tanya et moi restons songeurs, bercés par le son des courants d'air qui traversent la pièce. Temps mort appréciable au beau milieu de ce flux d'informations. Seuls les bruits de déglutition brisent l'harmonie du moment.

Je suis déconcerté par tout ce qu'il nousraconte. Ce matin encore je nous croyais presque seuls, les rares communautésque nous croisions faisant figure d'exception, et voilà qu'en réalité, pas dutout ! Nous ne sommes qu'un morceau de quelque chose de plus grand quis'acharne à survivre dans cet enfer de ruine. 

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