Chapitre 11.3 - Découvrir son reflet dans le regard des siens
Je ne me retourne pas afin d'économiser l'énergie qu'il me reste. Les fortes expirations de Tanya et le bruit de sa course résonnent comme un écho à la mienne. Nous sommes maintenant tout près du hangar et il n'y a plus de tirs, mais ça ne veut pas dire que nous sommes sortis d'affaire pour autant.
Nous entrons par la grande porte restée ouverte.
— Va te cacher !
— Qu'est-ce que tu vas faire ?
— Tanya, fais ce que je te dis !
Secouée, elle n'en rajoute pas et part chercher une planque, certainement la seule chose qu'elle sait faire de bien...
Dehors, adossé à l'angle du mur de tôles rouillées, je surveille la progression de nos agresseurs. Je peux les apercevoir au loin, près de notre ancien couvert végétal, mais personne près du hangar. Ils n'ont pas tenté de nous suivre pour le moment, j'ai un peu de temps pour essayer de remettre cette foutue arme en fonction.
J'ai horreur de me faire surprendre, d'autant plus par une arme mal entretenue qui refuse de fonctionner lorsqu'on en a le plus besoin. Je n'ai pas réussi à la refaire marcher, les pillards, ou peu importe ce qu'ils étaient, ne m'en ont pas laissé le temps. Après quelques minutes de réflexion, ils ont fini par se lancer sur nos traces dans un sprint chaotique et dispersé. Heureusement pour nous, ils n'étaient pas bien futés, aucun de ces cinq idiots n'avait suggéré d'encercler le bâtiment. J'ai donc saisi l'opportunité. Nous avons attendu qu'ils soient suffisamment proches pour sortir par une petite porte de l'autre côté du bâtiment. Le temps qu'ils entrent dans le hangar, prudemment, qu'ils fouillent et qu'ils trouvent la deuxième porte, nous étions déjà à mi-chemin entre eux et le bois qui se dressait devant nous. Ils ont tiré une fois. Je n'ai pas entendu la balle nous frôler ou venir s'écraser près de nous, nous étions déjà trop loin. Une fois à l'abri dans les bois, nous nous sommes accordé cinq minutes pour reprendre notre souffle et les surveiller à bonne distance. Je pouvais les voir gesticuler devant le hangar, à rager. Je ne voulais pas attendre de voir s'ils allaient se décider à nous poursuivre, nous avons donc entamé une marche forcée à travers les bois, sans trop savoir où nous allions.
Ça fait maintenant deux heures au moins que nous continuons sur le même rythme soutenu. Tanya ne dit rien, elle suit, même si je sens bien qu'elle est épuisée, tout comme moi. Je suis maintenant certain que nous ne sommes pas suivis. Ces abrutis ne doivent pas être capables de nous pister. Et en plus, il pleut depuis une demi-heure, de quoi les décourager davantage.
Journée de merde.
— On va s'arrêter ici.
J'ai dit ça sèchement, sans me retourner, trop fatigué pour faire le moindre effort superflu.
Nous posons nos affaires par terre, nos deux sacs appuyés l'un contre l'autre et le fusil debout contre un tronc, avant de littéralement nous effondrer sur le sol mou et humide, chacun au pied de son arbre. Le son de la pluie parvient tout juste à couvrir celui de ma respiration, que je peine à reprendre. Une légère toux bloque le passage de l'oxygène et produit des petits sifflements. Je racle ma gorge pour évacuer ce qui obstrue la voie, c'est finalement du sang que je recrache. J'ai chaud. Avancer procurait un petit courant d'air rafraîchissant, mais maintenant que je suis affalé contre mon tronc d'arbre, c'est comme si l'on venait de couper le ventilateur. Tout mon corps est sous pression, je sens mes battements de cœur jusque dans mes tempes. Mes joues doivent être aussi rouges que celles de Tanya. Je dégouline de transpiration. Des gouttes de sueur coulent de mon front jusqu'à ma barbe. Certaines se perdent en chemin pour venir me brûler les yeux. Mon dos est trempé. Moi qui ai horreur d'être mouillé, j'ai le choix entre retirer mon manteau pour me rafraîchir sous la pluie ou rester dans mon étuve à baigner dans mon propre jus. J'en oublierais presque mes maux de pieds. C'est comme marcher sur des pointes acérées à chacun de mes pas, et mes chevilles commencent à trinquer.
— Tu ne regardes pas la carte ?
Je t'en pose des questions ?
Mon sac n'est pas à portée. Je dois tendre le bras de tout son long et solliciter mon dos endolori pour parvenir à l'atteindre et en sortir ma gourde.
Tanya me regarde avec insistance.
— On ne devrait pas rester ici.
— On doit se reposer.
— Tu sais au moins où nous sommes ?
— Non.
Comment le saurais-je après deux heures à crapahuter dans les bois en suivant approximativement ma boussole vers l'est pour ne pas trop dévier ?
— Pourquoi tu ne regardes pas alors ?
— Mais tu vas me lâcher !
Je suis à bout de nerf. Et de toute façon ça ne servirait à rien de sortir ma carte, on est au milieu de rien. On doit trouver une route ou un village, n'importe quoi qui me permettrait de me repérer.
Je crois qu'au-delà de mon état physique, de la météo ou même de l'attaque que nous venons de subir, c'est la rancœur qui me ronge le plus. Je lui en veux. J'ai la haine en fait. Je le savais que c'était une connerie de lui laisser cette arme, qu'un jour ou l'autre je le paierais, précisément dans ce genre de situations d'ailleurs. Seulement je n'imaginais pas qu'elle traînait une arme qui ne fonctionnait pas. Le savait-elle au moins ?
Il faut me calmer. Je vais regarder le fusil, ça va me détendre. Je me lève pour aller le chercher. Rester debout est un vrai supplice. Je fais le minimum pour m'approcher. Deux pas et je tends mon bras pour atteindre l'arme.
— Pourquoi tu n'as pas tiré ?
Elle ne le savait pas ! Elle se balade avec une arme depuis trois jours sans savoir qu'elle ne fonctionne pas.
Je la fusille du regard et préfère ne pas répondre. À cause de son ignorance, on a failli y passer. On aurait pu leur tirer dessus, les faire partir, voire en descendre un ou deux. Mais au lieu de ça, on a dû courir comme des lapins, gaspiller nos maigres réserves énergétiques et nous perdre au milieu de je ne sais où.
— Tu ne parles pas ? C'est à cause de notre engueulade de tout à l'heure ? Ce n'est pas ça qui les a attirés, ils nous attendaient.
Je préfère l'ignorer.
— J'ai fait tout ce que tu m'as dit. Je t'ai suivi sans me plaindre. Qu'est-ce que tu me reproches encore ?
S'en est trop !
Je me retourne et balance le fusil à ces pieds, projetant sur elle un peu de boue.
— Ça ! Voilà ce que je te reproche !
Elle regarde l'arme par terre, puis moi, les yeux remplis d'incompréhension.
— Tu sais pourquoi je n'ai pas tiré tout l'heure ?
Elle ne sait toujours pas.
— Il est enraillé ton foutu fusil ! Il ne tire pas !
— Mais qu'est-ce que j'y peux ?
— Qu'est-ce que...
Tentative de self-control, difficile. Je serre les poings et les dents avant de souffler un bon coup.
— Bordel, Tanya, ça s'entretient une arme à feu ! Pourquoi crois-tu que je la voulais ? J'étais conscient que tu ne savais pas l'utiliser, mais j'espérais au moins qu'elle tirerait !
Tentative échouée, je ne contrôle pas ma colère.
— Mais on ne m'a jamais appris à démonter un fusil, je...
— Qu'est-ce qu'on t'a appris alors ? Qu'est-ce que l'autre connasse t'a donné comme base de la survie ?
Dans le même mouvement, Tanya se lève et me met une gifle.
— Retire ce que tu viens de...
C'est parti tout seul, elle n'a pas eu le tempsde finir sa phrase, mon poing l'a envoyée s'écraser sur le sol humide. Ma mainn'est pas encore desserrée que je regrette déjà mon geste. Je reprends le fusilpendant qu'elle se relève en se tenant le visage. Puis je retourne m'asseoir,fébrile.
Nous avons finalement repris notre chemin après un quart d'heure de pause, en silence. Il pleuvait trop pour démonter le G36 proprement. Déjà qu'il n'est pas en bon état, il valait mieux éviter d'empirer son cas ou de perdre une pièce. La priorité était de retrouver notre route. Tanya marchait derrière moi, à bonne distance, tête baissée, son œil déjà gonflé. Pas sûr qu'elle me pardonne mon geste. Nos deux gueules tuméfiées devaient faire peur à voir. Nous avons marché des heures avant d'enfin sortir de ces bois, presque toute la journée en fait. Je n'en pouvais plus. Même s'ils nous ont en partie protégés de la pluie, l'angoisse de ne pas savoir où l'on allait me rongeait. Heureusement, nous avons à la fois croisé la route 269, qui figure sur ma carte, et un petit hameau abandonné juste à côté.
Maintenant, à l'abri de la pluie, allongé sur le dos pour reposer mes muscles et articulations, j'ai tout le confort dont j'avais besoin. Après la journée que nous venons de passer, c'est comme poser ses valises dans un gîte, l'accueil en moins. Et même si nous sommes encore loin d'être sortis d'affaire avec les deux jours de marche qu'il nous reste, j'essaie de profiter au maximum de cet état de grâce. Finalement, mon seul souci du moment, c'est de refaire fonctionner ce fusil.
Tanya est assise par terre un peu plus loin, adossée contre un mur. Elle n'a pas dit un mot depuis notre altercation. Son visage, partiellement caché derrière ses cheveux bruns encore humides, affiche clairement mon dérapage de tout à l'heure dans des teintes rouges et violettes. Je ne suis vraiment pas fier. Notre situation précaire au destin incertain serait difficile à vivre pour n'importe qui, et beaucoup auraient déjà abdiqué. Je dois l'admettre, elle fait des efforts, tandis que je n'en fais aucun de mon côté. On doit encore collaborer quelques temps, au moins jusqu'à notre destination. D'ici là, il faut que j'essaie d'arranger les choses, je lui dois bien ça.
Tout mon corps me le fait déjà regretter, mais je me lève, prends le fusil d'assaut, puis me rapproche de Tanya.
— Comment ça va ?
Elle me regarde, surprise par mon intérêt soudain pour son état. Puis la surprise fait place au mépris, avant qu'elle ne baisse la tête à nouveau. Il faut que je trouve les mots.
— Je... je suis désolé, pour ça.
— Ne t'en fais pas, j'ai compris le message.
— Justement, il n'y en avait aucun, de message. J'ai perdu mon sang froid, je n'aurais pas dû.
— C'est moi qui ai frappé la première.
Oui, c'est vrai ça. Non, Bill, un effort on a dit.
— C'était une gifle, rien à voir avec le coup de poing que je t'ai donné. Et de toute façon je n'aurais pas dû.
— Je le méritais sûrement. Ça m'a remise à ma place. Après tout, c'est vrai, je ne suis pas capable de survivre toute seule plus d'une journée. Tu as raison, Lisbeth ne m'a rien appris tout compte fait.
Merde, je n'ai pas amoché que son visage.
— Écoute, on ne va pas débattre sur ce que tu as appris ou non là-bas. Il n'y a plus que nous désormais, et nous devons compter l'un sur l'autre, comme tu le disais ce matin.
— Comment peux-tu encore vouloir compter sur moi ? On ne peut pas me faire confiance. Mon équipe d'athlétisme, Kell am See, et maintenant ça ! Les gens meurent quand ils me font confiance.
Elle me regarde. Je ne l'ai pas ratée. J'ai honte.
— On doit refaire fonctionner ce fusil ce soir. J'ai toujours un petit flacon d'huile que je garde dans mes affaires. Alors, si tu n'as rien d'autre de prévu ce soir, je peux te montrer comment se démonte et s'entretient un HK G36.
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