Chapitre 11.2 - Découvrir son reflet dans le regard des siens
Comme tout le monde, Tanya a un souvenir très précis du jour d'Enola. Demandez à n'importe qui, il sera capable de vous dire exactement où il était et ce qu'il faisait ce jour-là, tout comme nos parents se souvenaient exactement de leur journée du 11 septembre 2001. Elle était en Pologne, Tanya, avec son équipe d'athlétisme, pour préparer les championnats du monde qui approchaient. J'ai donc appris par la même occasion qu'elle était une ancienne athlète internationale, trop d'honneur pour moi. Après l'annulation de l'évènement sportif suite au début de la guerre, Tanya et son équipe se sont retrouvées coincées là-bas à cause du retard pris par leur pays pour les rapatrier. Impossible de prendre l'avion, trop risqué de se faire descendre, et emprunter les routes saturées de réfugiés n'était pas une meilleure idée. Elles ont donc été prises en charge par l'armée qui les déplaçait au fur et à mesure que le conflit progressait, c'est-à-dire quasi quotidiennement. Alors, le jour d'Enola, leur protection est subitement passée au huitième plan, au moins. Leurs conditions de vie et de transport devenaient de plus en plus difficiles et dangereuses. Leur coach, responsable du groupe d'athlètes composé de seize jeunes femmes, a donc décidé de prendre les choses en main et de s'affranchir des militaires, ce que ces derniers n'ont pas cherché à empêcher semble-t-il.
Elle n'est pas rentrée dans les détails sur ce qu'il s'est passé par la suite, mais raconter son histoire l'a beaucoup remuée. Tout ce que je sais, c'est qu'elles n'ont jamais pu retourner chez elles. Je présume qu'elles ont dû suivre le flot des réfugiés éparpillés sur toutes les routes, s'arrêter dans des villes ou villages pour se ravitailler, se protéger des premiers pillards ou du froid, ou pour simplement se reposer. Tout cela ralentit énormément une progression, qui plus est pour un groupe aussi grand. Les semaines puis les mois ont dû passer, et sans s'en rendre compte cette satanée année 2038 s'est terminée. Ce ne sont que des suppositions, mais ça reste le schéma classique de tous ceux loin de chez eux qui ont cherché à rentrer par leurs propres moyens.
Si elle n'a pas voulu épiloguer sur la longue et difficile épopée qui réduisit son groupe à huit, elle m'a en revanche raconté l'histoire tragique qui l'a menée jusqu'à Kell am See. Toujours bloquées en Allemagne, elles restaient déterminées à rentrer en Angleterre malgré l'hiver difficile et la perte de leurs camarades. À bout de force, elles s'abritèrent dans une maison abandonnée où elles envisageaient de passer deux ou trois nuits pour se reposer avant de reprendre la route. C'est Tanya qui a effectué le premier tour de garde. En poste dans une des chambres à l'étage, elle s'est laissée aller dans les bras de Morphée. Réveillée en sursaut par des cris, elle a d'abord cru à une dispute, comme il en arrivait souvent apparemment. Puis des hurlements d'hommes ordonnant et menaçant lui firent comprendre que le problème était bien plus grave. Elle a longtemps hésité à descendre, alors que pendant ce temps les choses continuaient de dégénérer à l'étage en-dessous. Elle reconnut la voix d'une de ses amies, Sabrina, qui refusait d'obéir, suivie par des hurlements masculins qui continuaient à donner des ordres. Puis des bruits sourds de coups, soutenus par davantage de cris. Et enfin, l'ordre. L'ordre terrible que Tanya ne pourra jamais oublier : « Les gars, montrez-leur comment marche le respect ». Depuis la planque qu'elle s'était trouvée, Tanya a tout entendu. Elle a tenté de me raconter, mais seuls les mots « viol » et « torture » sont sortis. De toute façon, ce n'était pas la peine de m'expliquer ce que cela signifiait. Elle a seulement ajouté qu'ils ont terminé le travail en tuant sa coach et Sabrina, la pauvre fille qui a servi d'exemple pour les autres. Je n'ose même pas imaginer son calvaire. Ils sont ensuite tous partis, laissant Tanya seule, rongée par la culpabilité. Le lendemain, une équipe de récupérateurs est venue par hasard fouiller la maison. C'est Nicklas qui l'a retrouvée, terrorisée dans sa planque. Il l'a présentée à Lisbeth et Erwin qui, exceptionnellement, étaient dans la même équipe ce jour-là. Après avoir raconté son histoire, Lisbeth l'a prise sous son aile. Tanya apprit plus tard que ses amies avaient été capturées par des esclavagistes venus du sud de Kell am See.
Je comprends mieux d'où lui vient cette mélancolie. Il ne s'agit pas que des événements d'il y a trois jours, c'est aussi ce qui est arrivé à son groupe. Elle portait déjà le poids de son erreur en arrivant dans la communauté de Kell am See. Elle devait y repenser tous les jours et en cauchemarder toutes les nuits, se repasser en boucle la tragédie et se demander si un autre scénario aurait pu exister, un où elle ne s'endormirait pas. La voilà maintenant accablée d'une deuxième nuit de terreur dont elle se déclare à nouveau coupable. Sa conscience doit être bien lourde. Nous avons tous à gérer nos propres traumatismes, des sortes de films d'horreur qui repassent constamment devant nos yeux. C'est le prix de la survie. En ce qui me concerne, c'est une vraie collection qui se renouvelle trop souvent. Alors qu'elle ne se plaigne pas.
Nous marchons en direction de notre nouvel objectif, Birkenfeld, communauté inconnue, mais pleine d'espoir pour Tanya. Plus j'y pense et plus je me dis qu'elle a raison. Je n'ai pas réussi à sortir d'Allemagne en plus d'un an, alors comment pourrais-je espérer arriver jusqu'aux côtes en moins d'un mois ? Et Los Angeles ayant subi deux frappes nucléaires simultanées, qu'est-ce qu'il pourrait bien encore rester là-bas ?
Il faut que j'arrête de penser à tout ça et que j'aille de l'avant.
— Tu es sûre du nombre ? Deux-mille personnes ? Ça fait vraiment beaucoup de monde.
— C'est ce qu'a rapporté l'équipe d'éclaireurs.
— Et il n'y a pas de problèmes ? J'veux dire, on a vu ce que ça peut donner à seulement quatre cents...
— J'en sais rien, Billy, je n'y suis jamais allée. Ils ont parlé d'une solide organisation et d'un investissement exemplaire de la population. Donc j'imagine que oui, il n'y a pas de problèmes.
Si elle le dit.
— Tu veux y aller ou pas ? réagit-elle sèchement suite à mon silence.
De l'agacement ? Si tôt ? C'est peut-être ça, il est encore trop tôt.
Ne me voyant pas répondre, elle souffle lourdement.
— Tu ne me fais toujours pas confiance ?
— Pour manier ça (Je désigne son arme.), non. En revanche, je ne remets pas en question tes propos, tu ne fais que répéter ce que tu as entendu.
— Tu penses qu'ils mentaient ?
On marche depuis à peine une heure qu'elle me gonfle déjà. Je ne vais donc pas lui répondre, ne pas alimenter le feu.
— Pourquoi auraient-ils raconté ça si ce n'était pas vrai ?
Pour d'innombrables raisons toutes plus malhonnêtes les unes que les autres.
— Tu ne fais décidément vraiment confiance à personne.
Si, mais ils sont tous morts.
— Tu sais quoi ?
Elle s'arrête et se tourne vers moi.
— J'en ai marre de ton caractère de merde. On est tous dans la même galère, et on ne s'en sortira jamais sans un peu de solidarité.
— Ce n'est pas la solidarité qui m'a maintenu en vie.
— Je... tu... rien à foutre, je ne veux rien savoir !
Elle enlève son fusil qu'elle portait en bandoulière.
— Tiens, prends-le.
Décidément, quelle belle journée. J'ai bien du mal à cacher ma satisfaction en prenant l'arme.
— C'est ça que tu voulais ?
— Je ne m'en plains pas.
— Oh ! Arrête ! Avoue-le, tu es soulagé. Ça t'obsède depuis que nous avons quitté Kell am See.
— Et pourquoi, là, maintenant ?
— Tu veux dire en plus d'en avoir marre de ton attitude ? Pour te montrer ce qu'est la confiance. Maintenant que tu as tout ce que tu voulais, tu n'as plus besoin de moi.
— C'est vrai, d'où mon étonnement.
— On a désormais passé le stade de la coopération forcée, basée sur une interdépendance mutuelle et malsaine. Maintenant on mise sur une collaboration basée sur la confiance.
Je ne fais plus attention à ce qu'elle dit. Je vois ses bras gesticuler. Elle parle de confiance, elle parle toujours. Elle croit me donner une leçon. Et pourtant...
Mon attention est portée sur les fourrés derrière elle. Il me semble bien y avoir vu une silhouette. J'ai tout juste le temps d'interrompre Tanya dans sa tirade en la tirant par le coude qu'un coup de feu retentit. Nous prenons immédiatement la fuite.
Un deuxième coup de feu ! Un fusil de chasse.
Nous courons à l'opposé des tirs, vers un petit bosquet d'arbres et de ronces, de l'autre côté de la route. Nous plongeons pour nous mettre à l'abri derrière ce misérable couvert végétal. Mes vêtements s'accrochent aux épines, certaines traversent et me griffent.
Encore des tirs ! Ils sont plusieurs ! Mais d'où sortent-ils bordel ? Ils nous suivaient ma parole. Ils devaient attendre l'occasion idéale pour frapper, comme une engueulade par exemple...
Nous sommes trop exposés ici et je n'arrive pas à distinguer nos assaillants. Tanya me regarde, paniquée. Elle attend de voir ce que je compte faire. Rapide tour d'horizon. Pas beaucoup d'échappatoires possibles, je ne vois pas d'autre solution que de courir jusqu'au hangar agricole au milieu du champ derrière nous, une course d'environ cinq-cents yards. Ça va faire mal. De leur côté, nos assaillants entament une approche dispersée pour nous encercler. J'en vois deux. Trois. On doit bouger.
— Écoute-moi bien, on va courir jusqu'au grand bâtiment métallique derrière nous.
Tanya se retourne, visualise notre destination et me confirme de la tête qu'elle a compris.
— Je vais leur tirer dessus pour nous couvrir. Dès que j'ouvre le feu, tu cours là-bas sans te retourner, okay ?
Elle acquiesce à nouveau, apeurée, mais concentrée.
Je me mets en position, un genou sur le sol mouillé, et bascule le sélecteur de tir du G36 sur coup par coup avant de l'épauler. Aussitôt, l'un d'eux passe devant ma mire. J'en espérais pas tant. Tanya est prête à foncer. Je suis prêt à tirer. J'ajuste. Je l'ai. Pression sur la gâchette. Rien ! Juste le clic mécanique du percuteur qui percute que dalle. J'arme en tirant sur le levier, mais ça coince. Le levier coince ! Ce foutu fusil est enraillé ! J'insiste encore, mais rien à faire, la balle est coincée. Plus de temps à perdre, tant pis pour la couverture.
J'agrippe fermement Tanya par le bras et l'entraîne dans ma course. Elle tire un coup sec pour me faire lâcher. Elle veut se débrouiller ? Qu'elle commence par entretenir son arme.
Les premières foulées sont difficiles. Tout moncorps est encore froid. Mes muscles tirent et mes articulations craquent. Sansélan, je butte contre les mottes de terre et la végétation rebelle. Tanya estjuste à côté de moi. Son départ est plus glorieux que le mien. Les tirs ennemisreprennent et viennent se perdre dans le sol près de nous. Les bruits étouffésdes impacts de balles dans la terre encore humide de la veille nous donnent desailes. L'adrénaline coule à flot dans mes veines. J'ai l'impression d'être un chevreuilau milieu d'un pré cherchant à fuir les chasseurs. Les tirs s'arrêtent auprofit de cris. Tout comme moi, ils devaient s'attendre à ce que nousrépliquions plutôt que prendre la fuite en pleine rase campagne. Nous neralentissons pas pour autant. Notre course n'est maintenant rythmée que par lebruit de nos pas qui percutent violemment le sol. Mes poumons me brûlent, marespiration est de plus en plus difficile. Je commence à avoir l'habitudemaintenant, j'arrive à gérer cet épuisement prématuré, mais quelle angoisse dene pas pouvoir courir sans cracher tout son système respiratoire, et nous n'avonspas encore parcouru la moitié. Ça me jouera des tours un jour.
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