Chapitre 11.1 - Découvrir son reflet dans le regard des siens

Il va faire beau aujourd'hui, par rapport à d'habitude. Malgré l'heure très matinale, il m'est possible de déterminer la position du soleil à travers l'épaisse et éternelle couche de nuages. D'ailleurs, nous avons également pu apercevoir la lune cette nuit, chose impossible il y a encore un mois, un autre signe de la fin progressive de l'hiver nucléaire. Au moins quelque chose qui s'arrange dans ce monde en ruine.

La pluie intense d'hier a parfaitement accompli son travail de sape sur mon moral, déjà bien entamé par mes désillusions répétées des dernières semaines. Par chance, elle n'était pas acide. On s'est abrités le temps que ça passe, mais après deux heures je n'en pouvais plus d'attendre dans ce minuscule abribus. Nous avons donc repris notre route sous la flotte, toute la journée, jusqu'à notre arrivée à Thalfang. Voilà pourquoi, même si aujourd'hui les températures restent bien en deçà des normales d'avant la fin du monde, on peut dire que c'est une belle journée.

Je ne suis pas mécontent de l'itinéraire que nous avons pris. Ne voulant pas risquer de nous rapprocher de Nonnweiler, nous avons bifurqué par l'est en passant par le village de Thalfang, gagnant par la même occasion une demi-journée de marche. En plus, nous n'avons rencontré strictement personne jusqu'à maintenant, pas un vagabond, pas un groupe de réfugiés, pas une seule équipe de récup', rien. Il y avait toutefois quelques traces de vie à l'entrée de Thalfang, nous avons donc été prudents en nous installant pour la nuit dans le grenier d'une maison isolée et en réinstaurant des tours de garde. Bien que nous n'ayons finalement eu aucun problème, nous restons vigilants et contournons le centre du village par le sud. Ce sera plus long d'une heure, mais je préfère éviter les mauvaises rencontres.

Nous avons bien discuté hier soir, Tanya et moi. Ce n'était pas la première fois, évidemment, mais jamais de cette manière, même à Kell am See. Ça changeait des lamentations ou des désaccords habituels. Ça changeait surtout de nos débats, désormais récurrents, autour de la révolte, de la définition même du mot et de ses événements déclencheurs, événements que j'ai préféré éluder. Elle a donc enchaîné en m'interrogeant sur mon passé : « Comment tu t'es retrouvé coincé ici, si loin de chez toi ? ». Sa question a réveillé des souvenirs. Une multitude d'images ont instantanément défilé devant mes yeux. Les au revoir à ma famille avant de partir pour la guerre en Europe. Mon arrivée sur le Vieux Continent. Ma première bataille. Mon premier ennemi tué. Mon premier camarade mort. Puis le barrage d'artillerie, l'explosion de l'obus juste à côté de moi, le voile noir et mon réveil à l'hôpital militaire. Ça m'a remué de repenser à ma blessure. Tandis que je préparais le repas, racines et champignons bouillis, j'ai décidé de sauter plusieurs chapitres pour commencer directement par celui de ma désertion, puisque c'était sa question.

Je terminais à l'époque ma convalescence accélérée. Douze jours que j'étais arrivé dans ce gymnase de Crailsheim, une petite ville allemande, loin du front à l'époque. Gymnase reconverti en hôpital de campagne de la Coalition, mais strictement réservé à l'armée américaine. L'amitié en temps de guerre... Je venais de recevoir mon ordre de retour au front, la face cachée de ma guérison spectaculaire, les petites lignes en bas de contrat que personne ne lit. Le genre de nouvelles qui vous retourne. Moi qui m'attendais à être rapatrié au pays, pensant avoir accompli mon devoir – preuve en était la médaille que j'avais reçue pour blessure de guerre – je suis tombé de haut. L'oncle Sam avait déboursé une coquette somme pour m'extirper de la mort et il me fallait maintenant rembourser ma dette. J'ai donc appris à mes dépens qu'il n'y avait pas de retour au pays pour ceux comme moi qui devaient leur survie miraculeuse à l'armée, celle-là même qui les avait envoyés se faire estropier. Nous étions devenus « le symbole des prouesses que peuvent accomplir notre pays ». À ce titre, nous devions donc démontrer « comment l'Amérique permettait aux blessés revanchards de rapidement retourner sur le front et continuer à défendre la liberté ». La guerre était autant militaire que médiatique. Nous étions de purs produits marketing au service de la propagande. Nous rejoignions la vitrine technologique du pays, catégorie médicale, entre les pilotes d'exoarmures et les soldats expérimentaux ayant subi des améliorations biomécaniques. C'était le prix à payer pour avoir été extirpé des mains de la mort par un traitement médical dernière génération encore en phase de test. Quelque chose de révolutionnaire apparemment. Greffe de muscle à croissance accélérée, bandages en nanofibres, injections de produits accélérant la cicatrisation et d'autres trucs dans le genre, mais je n'ai jamais pu approfondir le sujet.

Voilà donc où j'en étais la veille où tout bascula, The Enola Day, nom viral donné rapidement par tous les médias du monde pour rebaptiser cette journée funeste. Dans la salle de repos de l'hôpital de campagne – anciennement la cuisine du gymnase – nous étions totalement coupés du monde et ignorants de ce qu'il venait de se passer. Ce sont deux autres camarades rentrés brusquement dans la pièce qui nous ont mis au parfum en allumant la télé après avoir entendu des rumeurs. Une explosion nucléaire venait d'avoir lieu dans la petite ville d'Erlangen, au nord de Nuremberg, en Allemagne donc, à l'époque toujours debout et membre de la Coalition. Depuis le début du conflit, l'arme atomique n'avait encore jamais été utilisée. Je ne mesurais pas l'enjeu de l'événement. Pour moi, c'était normal qu'un jour ou l'autre nous assistions à ça, j'étais même étonné que ce ne soit pas arrivé plus tôt. Grâce à une sorte d'accord tacite entre l'Alliance Orientale et la Coalition, la guerre en était restée jusqu'alors « conventionnelle ». Bien que le conflit fasse rage depuis plusieurs mois, le spectre d'une escalade nucléaire effrayait suffisamment les deux camps pour s'interdire l'un et l'autre de recourir à l'arme ultime, même si chacun restait le doigt crispé sur le bouton rouge en espérant que ceux d'en face n'appuient jamais sur le leur. Alors que l'horloge de l'apocalypse indiquait 23 h 59 m 55 s, le moment était donc enfin venu. Seulement voilà, les deux protagonistes se rejetaient mutuellement la balle en soutenant des thèses ahurissantes : la Coalition prétendait qu'il s'agissait d'un commando suicide chargé de détruire un site stratégique avec une bombe portative, tandis que l'Alliance déclinait toute responsabilité en considérant ce drame comme un ignoble prétexte destiné à justifier une frappe nucléaire. Ce 20 septembre 2037, le monde avait cessé de respirer. Chaque habitant de la planète était devant sa télévision, son ordinateur, son smartphone pour les plus riches ou sa radio pour les plus pauvres, à attendre fébrilement la suite des événements. Pourquoi personne ne revendiquait l'attaque ? Pourquoi la Coalition, frappée sur son sol, n'a pas immédiatement réagi ? Pourquoi les deux blocs se sont officiellement accordé un cessez-le-feu de vingt-quatre heures pour faire la lumière sur ce mystère ? Et de quel mystère parlait-on vraiment ? Ce sont là les principales questions que le monde se posait, tandis que les médias tournaient en boucle sur la catastrophe d'Erlangen et que les deux chefs d'état-major débitaient des déclarations interposées en réponse aux précédentes faites par leurs ennemis respectifs. Revoir sans cesse les mêmes images et entendre en boucle les mêmes conneries donnaient l'impression d'être coincé dans une journée sans fin. Mais c'était plus fort que nous, nous avions conscience de vivre un moment historique, que l'avenir de la planète se jouait en direct sur tous les médias, la fin du monde 6.0. Je n'avais presque pas dormi cette nuit-là. Et au matin du 21 septembre 2037, The Enola Day donc, le monde assista à l'éclosion d'une nouvelle guerre, d'un nouveau monde. C'est la Coalition qui lança finalement les premiers missiles. Frappes préventives sur des sites militaires en Chine, Russie, Corée du nord et Iran. C'était plus une démonstration de force qu'une véritable attaque stratégique. Puis la réplique de l'Alliance survint seulement quelques minutes plus tard. Ils lancèrent pas moins d'une trentaine de missiles simultanément sur les principales villes de la Coalition. L'alarme avait retenti chez nous, comme partout dans les pays visés. C'était la confusion. Personne ne savait s'il fallait s'enfuir ou rester confiné. Nous ne le savions pas encore à ce moment-là, mais il fut reconnu quelques jours plus tard que le but premier de cette contre-attaque était de tester l'efficacité du bouclier antimissile de la Coalition. Sept ! C'est le nombre de fois où il a failli, le fameux bouclier. France, Allemagne, Canada, Japon et États-Unis. Je n'en avais pas grand-chose à faire lorsque le journal télé énonça les pays touchés, jusqu'à ce que le nom de la première ville finisse par tomber : « Los Angeles ». Je me souviens encore du rythme et du ton employé par le présentateur qui se décomposait en entendant ce qu'il annonçait en direct. Il n'en revenait pas lui-même. La plupart des autres villes étrangères m'étaient inconnues, j'ai seulement compris qu'en-dehors de Los Angeles il s'agissait étonnamment de petites et moyennes zones urbaines.

Tout le monde avait connaissance de ce bouclier antimissile, les médias en faisaient suffisamment la promotion pour rassurer les populations, mais personne n'était dupe. Évidemment que ce dispositif avait des failles et qu'en cas de saturation, comme ce fut le cas ce jour-là, la priorité serait donnée aux zones les plus densément peuplées. La politique du moindre mal. En tout cas, quelque chose avait clairement merdé à Los Angeles. J'ai immédiatement vu le visage d'Ivy me suppliant de rentrer. Notre immeuble en feu. Ma fille. Ma mère. Ma sœur. Où exactement étaient tombées les deux bombes ? Quelle était l'étendue des dégâts ? Le nombre de victimes ? Y avait-il au moins des survivants ? Personne ne le savait, aucune info. Je n'avais pas encore terminé de me poser toutes les questions possibles que j'avais déjà quitté la salle de repos, sans m'en rendre compte, mon corps s'animait automatiquement. À ce moment, la seule chose qui comptait à mes yeux, c'était de retourner auprès d'Ivy et de ma fille. Plus rien ne comptait. Dans la confusion générale, personne ne m'a opposé de résistance. Je n'ai même pas pris conscience de la gravité de ma désertion. 

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