Vacarme
L'unique magasin de déguisements de Sunnyside, pris en sandwich entre deux rideaux de fer dans une ruelle mal odorante du centre-ville, déborde presque littéralement de clients agités. Les poings sur les hanches, Morgane demeure fermement campée sur ses deux jambes afin de faire barrage à l'incessante marrée humaine qui tente de la déloger du rayon des perruques. Elle a toujours eu les cheveux fragiles et, les autres peuvent bien faire ce qu'ils veulent, il est hors de question qu'elle les teigne.
Seulement voilà, le rayon perruques va lui forcer la main. On l'a dévalisé.
Morgane contemple en soupirant les images enregistrées sur son téléphone. Par chance, elle a trouvé un nœud papillon suffisamment énorme et une chemise suffisamment bariolée pour ne pas trop s'inquiéter de la longueur de son pantalon. Lui manque les bretelles arc-en-ciel, et...
Le visage.
Elle pousse un nouveau soupir. Le maquillage ne posera aucun problème ; le gros nez rouge non plus. Mais les cheveux...
Morgane se pince les lèvres. Ne peut-elle pas faire un effort, juste pour cette journée ? Elle les lavera en rentrant. Si la coloration ne reste que quelques heures, elle n'aura pas le temps de les abîmer, si ? Elle s'était bien parée de mèches roses lors de ses années collège...
Pour Nana. Fais-le pour Nana.
Elle lève les yeux au ciel en visualisant le visage joyeux et impatient de sa petite sœur.
— T'as de la chance d'être la seule famille proche qui me reste, mouffette, marmonne-t-elle en prenant le chemin du rayon des teintures.
Là-bas, ses yeux s'écarquillent plus encore. La moitié des produits ont disparu, laissant derrière eux un vide si profondément désespérant que Morgane le sent presque s'ouvrir sous ses pieds.
Elle prend son courage à deux mains et commence à parcourir les étiquettes.
— Vert, vert, murmure-t-elle comme pour l'invoquer. Vert... Oh, bordel, y a plus aucune teinte de vert ? C'est quoi, ce délire ?
Son épaule se heurte à celle d'un autre client, vraisemblablement lancé à la poursuite du même produit. En relevant la tête, Morgane manque de bondir sur place.
— Gaël ? sourit-elle, incrédule. Toi aussi, tu fais tes emplettes d'Halloween ?
Gaël plisse les yeux et tend l'oreille.
— Quoi ? crie-t-il par-dessus le murmure incessant de la clientèle.
— J'ai dit, toi aussi tu fais tes emplettes d'Halloween !
Le garçon hoche la tête, une moue gênée aux lèvres. Morgane et lui n'ont pas eu l'occasion de se retrouver seuls très souvent depuis la fin de l'année scolaire. Ils n'ont rien fait pour remédier à ça, mais peut-être serait-il temps de changer la donne. De faire taire le vacarme des voix cruelles et contradictoires se bousculant confusément, elle le sait, dans l'esprit de son ami.
Le pardon et la rédemption, tout ça.
Morgane baisse deux yeux arrondis vers les sacs que Gaël tient aux mains. Il revient d'une sacrée virée – et pas une virée de pauvre. Un de ses bagages porte le nom d'un magasin dans lequel elle n'a jamais osé entrer, se contentant d'en lécher les vitrines lorsqu'elle était prise d'une envie de luxe.
— T'as trouvé de quoi faire le clown, là-dedans ?
Du menton, elle désigne les sacs. Gaël les regarde comme s'il était surpris d'encore les avoir sur lui.
— Euh, ouais, répond-il simplement. Je suis parti depuis ce matin. Il me manque plus grand chose, mais...
D'un seul geste, ils tournent leurs mines dépitées vers les étalages vides.
Ils l'aperçoivent au même moment.
Un tube de teinture éphémère, vert pomme, facile à appliquer, reclus au fin fond de son rayon. Lueur d'espoir solitaire pendue entre les ombres d'artifices moins populaires.
Gaël et Morgane s'échangent un regard où se bousculent des émotions contradictoires – surprise, soulagement, réalisation, rivalité – et y enfoncent leurs bras au même moment. Plus agile, Morgane parvient à le saisir de justesse. Elle le brandit au-dessus de sa tête avec un cri de victoire, les traits plissés de joie.
— Je l'ai ! s'exclame-t-elle. Désolée, Gaël, mais mon déguisement à moi est presque fini !
Gaël serre le poing devant sa bouche pour atténuer un rire peu discret.
— Je devrais réussir à trouver autre chose, dit-il. Mais tant mieux pour toi.
— Je serais toi, je traînerais pas trop. Je sais pas ce que les gens ont avec le vert, cette année, mais...
Elle hausse les épaules au lieu d'achever sa pensée. Ce serait inutile ; autour d'eux, toutes les variations de vert ont disparu de la circulation.
— T'as raison, répond Gaël. Je vais voir s'ils en ont à April's. J'ai rien à acheter d'autre ici, de toute façon.
— Attends !
Morgane le retient par le poignet tandis qu'il commence à s'éloigner. Surpris, Gaël tourne deux yeux ronds vers elle. Les mots se bousculent dans son esprit. Les mots, et les souvenirs. Celui d'une jeune fille blonde, prête à se jeter dans les bras de la mort, retenue de justesse par une main amicale.
— Tu, euh... bafouille-t-elle. Tu voudras bien m'aider à faire des biscuits d'Halloween ? Je pensais à des cookies spéciaux, genre à base de purée de citrouille, mais j'en ai jamais faits, alors...
— Moi ? s'étonne le garçon. T'aider ? T'es sûre que tu tiens la bonne personne ?
— Certaine.
Gaël la dévisage en silence, pensif. Intérieurement, Morgane se félicite de son improvisation. Elle n'avait aucune idée de ce qu'elle allait lui demander jusqu'à il y a quelques secondes.
— D'accord. Si t'es sûre de ton coup, je devrais pouvoir t'être utile.
— Cool. Merci, Gaël.
Ils se séparent avec un sourire. Le premier, elle l'espère, d'une interminable série.
Morgane trottine vers les caisses avec le cœur battant et la furieuse impression d'être en train de passer à côté d'un détail essentiel.
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