Une flamme qui vacille
Azura part s'effondrer de fatigue contre la pente de galets alors que le reste du groupe déborde encore d'énergie. Amanda et Iza ont de nouveau disparu il ne sait où. Nadine discute avec une petite bande de filles fascinées par ses talents de costumière. Pendant ce temps, Gaël et Morgane, respectivement montés sur les épaules de Joe et Cherry, essaient de se renverser l'un l'autre en poussant des grognements d'effort.
— Bataille de clowns ! s'exclame Nana avant de parier cinq ours en guimauve sur Gaël.
Morgane remporte la manche (grâce, selon Joe, à un coup bas de Cherry qu'ils ne peuvent pas prouver sans enregistrement vidéo), mais Gaël a tout de même droit à un lot de consolation. Il jongle avec ses trois sachets de bonbons aux fruits devant Nana, pour le plus grand bonheur de celle-ci, avant de rejoindre Azura en sautillant.
— C'est un ballon dans ta poche, monsieur le clown, ou t'es juste content de me voir ? demande-t-il en s'asseyant en travers de ses jambes.
— C'est mon téléphone.
— Quel romantisme.
Il lui propose un bonbon qu'Azura refuse.
— Je sais pas comment tu fais pour encore avaler ça, dit-il. On a fait trois repas cette nuit.
— Mon esprit arrive à persuader mon corps que les repas nocturnes ne comptent pas vraiment, répond Gaël en mâchant sa friandise.
— Habile. Sinon, tu comptais me dire un jour que tu savais jongler ou j'étais censé le deviner tout seul ?
— Oh, ça ! J'ai appris hier.
Sans savoir s'il est surpris ou non, Azura hausse les sourcils. Y a-t-il d'autres choses auxquelles Gaël s'est entraîné juste pour impressionner une gamine de neuf ans ? Faire des animaux en ballons, peut-être ?
Il soupire et ferme les yeux quelques secondes sans poser la question. Sur la plage, le feu de camp est en train de rendre l'âme. Morgane affronte maintenant Nadine, qui bénéficie des encouragements d'une petite troupe de fans mais dont les pans du costume aveuglent presque littéralement Joe.
— Kefka Palazzo, réagit Azura.
— À tes souhaits.
— Non, Nadine. Elle est déguisée en Kefka Palazzo. C'est pour ça que j'avais l'impression de l'avoir déjà vue quelque part.
— Je sais pas qui c'est, fait Gaël entre deux bouchées.
— Faut vraiment refaire ta culture vidéoludique.
— Monika m'a fait jouer à un jeu de rythme à la clinique. On essayait de reproduire les danses en vrai, c'était marrant.
À sa propre honte, le sourire d'Azura n'atteint pas ses yeux. Quelque chose coule en lui chaque fois que Gaël mentionne son temps passé isolé du groupe. Une impression d'abandon, de ne pas avoir été suffisamment présent.
— Ça va ?
La question de Gaël le fait revenir à la réalité. Il bat des cils et secoue la tête.
— Y a des choses que j'aurais aimé faire autrement.
— Pendant que j'étais à la clinique ?
Penaud, Azura opine du chef. Gaël réajuste sa position, l'air songeur.
— J'ai jamais cru que tu m'avais abandonné, tu sais, dit-il après avoir pesé ses mots. Peu importe ce que les... cauchemars ont essayé de me mettre en tête. Je me suis jamais senti seul en pensant à toi. Et même si Joe et les filles ont accès à une partie de ma vie à laquelle t'as pas participé, pas en personne, ça veut pas dire que ça te rend moins important. T'as fait tout ce que t'as pu, Azu. Tu pouvais pas te faire hospitaliser à ma place.
Gaël plonge son regard grenat dans le sien. Les flammes vacillantes du feu de camp ondulent autour de ses prunelles. Azura a le cœur trop agité pour réaliser à quel point ses propres yeux lui piquent.
Ils s'embrassent dans l'intimité du fond de la plage, le visage tiédi par leur souffle chaud.
— Bon bah, fait la voix d'Amanda, on reviendra plus tard alors.
Leurs lèvres se séparent avec un son étranglé. Amanda et Iza se tiennent devant eux, l'une hilare, l'autre poliment embarrassée.
— Merci de m'avoir poussée à vous accompagner, dit Iza une fois les garçons relevés. Vous aviez vu juste. Je devrais songer à me mêler davantage aux citoyens.
— Et à parler plus normalement, aussi, complète Amanda. Enfin bref, on vient vous dire au revoir.
— Déjà ? s'étonne Gaël.
— Il est plus de quatre heures du matin, répond Amanda. J'aurais bien aimé faire nuit blanche, mais je dois conduire demain. J'ai de la famille à voir.
— Oh.
— Comme tu dis. Bonne nuit, les jeunes. Faites pas trop de folies.
Amanda les quitte avec un clin d'œil et un signe de la main. Iza se courbe légèrement en avant pour les saluer avant de lui emboîter le pas. Ses cheveux blancs disparaissent au loin, comme si la pénombre de la plage cherchait à les avaler. Azura a toujours cette impression de ne pas être entièrement réveillé quand il les regarde.
— En parlant de faire des folies, reprend Gaël en s'étirant, je commence à avoir mal au dos. Je devrais peut-être me trouver un coin tranquille où enlever une partie de mon costume et laisser ma poitrine respirer un peu, t'en penses quoi ?
— OK, répond Azura, distrait. Je t'attends ici.
Du coin de l'œil, il voit Gaël croiser les bras. Ses traits maquillés accusent l'affront, et Azura redescend sur terre pour réaliser son erreur.
— Euh, je veux dire... ouais, pourquoi pas, bafouille-t-il.
À sa grand surprise, Gaël éclate de rire. Il abat la main sur son épaule, les larmes aux yeux, et secoue la tête. Un de ses losanges a coulé et dessiné une longue ligne bleue jusqu'à son menton.
— T'inquiète, va, je vois bien que t'es à moitié mort. J'avoue que je commence à plus me sentir très frais non plus. Par contre...
Il baisse les yeux, l'air hésitant, et referme la main autour d'un pompon orange pour le caresser.
— Tu pourras remettre le costume la prochaine fois qu'on...
— Les garçons ! intervient Morgane en accourant vers eux. Vous devinerez jamais quoi !
Gaël tressaillit si brutalement qu'il aurait tout aussi bien pu se faire prendre la main dans le pantalon. Il relâche le pompon d'Azura et croise les mains dans le dos, crispé au point de faire ralentir Morgane dans sa course.
— Désolée, j'interromps quelque chose ?
— Gaël jouait avec mes boules, répond Azura, désireux de lui faire payer l'anecdote du cri.
— Et c'est à moi qu'on reproche d'être gênant ? siffle son ami entre ses dents.
— Qu'est-ce qui t'arrive ? reprend Azura à l'intention de la jeune fille.
— Nadine m'a filé son 06 !
Morgane bondit presque littéralement sur place. Un sourire éclatant fleurit sur son visage. Malgré ses yeux injectés de sang et son maquillage craquelé, elle a l'air capable de conquérir le monde – ou au moins une petite ville.
— Sérieux ? T'assures ! la félicite Gaël, sincèrement heureux.
— Une grande victoire pour les lesbiennes, renchérit Azura.
— Je sais pas, fait Morgane en s'enroulant timidement une mèche de cheveux autour du doigt. J'ai peur de m'imaginer des trucs et de me rendre compte un peu tard qu'elle essayait juste d'être sympa.
— T'as palpé le terrain pour savoir si elle aime les filles ? La palpation, c'est important.
— Non mais évidemment qu'elle aime les filles. Elle a les cheveux bleus.
— Avait, corrige Gaël. Ils sont blonds, maintenant.
— C'est une perruque. Regarde, elle est en train de l'enlever.
Morgane leur indique la direction de Nadine. En effet, la perruque blonde ayant fait son office, la championne en titre de Sunnyside s'en défait pour la ranger dans un sachet plastique où reposent déjà ses fausses oreilles effilées. Azura hoche la tête d'un air sage.
— Tu nous inviteras au mariage ?
— Et vous au vôtre ? rétorque Morgane, joueuse.
Le rire qu'ils échangent est interrompu par un haut-le-cœur de Gaël, qui serre le poing devant la bouche. Les regards inquiets de ses amis se tournent vers lui.
— Je me sens vraiment pas frais, dit-il.
— T'as mangé combien de milliards de tonnes de bonbons, déjà ?
La question d'Azura demeure à jamais sans réponse. Joe accoure vers eux, un paquet de petits crocodiles dans chaque main. Son maquillage blanc est craquelé sur son visage. Il s'arrête à côté de Gaël, haletant, et brandit au-dessus de sa tête un poing victorieux.
— J'ai gagné le duel contre Cherry, souffle-t-il, incapable de préciser de quel genre de duel il s'agissait.
— C'est ma sœur qui t'a donné ces bonbons ? s'enquiert Morgane.
— La petite Grippe-Sou ? Ouais.
— Méfie-toi. Je la soupçonne de vous refiler que les trucs louches ou périmés.
— T'inquiète, avec la bouffe de la clinique, j'ai un estomac en béton armé ! Hein, Gaël ?
— Grave, approuve celui-ci. On a été formés. Attends, ajoute-t-il avec un ricanement un peu bête qu'Azura n'avait jamais entendu auparavant, ça veut dire qu'on est...
— Des trans formés ! complète Joe.
Gaël, hilare, tape dans la main qu'il lève. Un hoquet suspend brièvement son rire, qui reprend aussitôt.
— T'as picolé ou t'as toujours eu cet humour pourri ? se renseigne Morgane, moqueuse.
— Non, non... J'ai les idées claires... Je suis... je suis un...
— Un trans lucide, intervient Joe une fois devenu clair que Gaël ne pourra jamais finir sa phrase sans s'étouffer.
— Arrête ! Arrête, j'arrive plus à...
Incapable de reprendre son souffle, Gaël frappe Joe sur le bras. Ses larmes bleues s'étalent sur son visage.
— Ah ouais, c'est chaud, commente Azura.
— Je vais... je vais transmigrer vers les toil...
Il s'interrompt. Un haut-le-cœur le fait dangereusement tressaillir.
— Tu devrais t'asseoir deux minutes, lui conseille Joe. Faire de toi un trans posé.
Sa remarque déclenche le rire de trop. Gaël se détourne d'eux pour vomir sur la plage, aspergeant le sable d'un jet de sucreries pour certaines à peine digérées. Azura se précipite pour lui tenir les cheveux, mais il réagit trop tard. Le mal est déjà fait.
Gaël demeure immobile un instant, haletant, les genoux pliés, avant de relever la tête et de décoller les cheveux collés à son menton. Il en attrape une mèche entre ses doigts et la contemple, déçu.
— Ça me rappelle la croisière, dit-il.
— La vie est un cycle éternel, ajoute Morgane avec une sérénité exagérée. Un cycle éternel de blagues nulles et de vomi.
Sans qu'Azura sache trop comment, ils se retrouvent tous les trois tordus de rire à peine une minute plus tard.
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