Trouver les mots

— Solitude, habitude, magnitude, études... marmonne Gaël en grignotant le capuchon de son stylo. Néant, géant, putréfiant...

— Qu'est-ce que tu fais ?


Azura se pointe par-dessus l'épaule de son ami, curieux. Adossé au mur de sa chambre, les genoux pliés contre son ventre et les orteils remuant sur le plaid de la banquette, Gaël a ouvert un calepin sans pour l'instant rien y écrire. Il y a tracé une spirale pendant de si longues minutes que celle-ci a fini par traverser la feuille pour se reproduire sur la suivante. Le garçon soupire.


— J'essaie d'écrire un poème, lâche-t-il, mais rien me vient. Rien me vient depuis que je suis sorti de la clinique.

— Ça veut peut-être dire que t'as plus besoin d'en écrire ?

— Mais ça me manque. Ça faisait partie de moi, de composer des poèmes, même s'ils étaient pas toujours terribles. Je me sentais libre, quand mon stylo bougeait tout seul sur le papier.

— Et si t'écrivais sur ça ?

— J'aimerais bien, mais j'ai pas d'idées. Quelque chose bloque.


Gaël soupire à nouveau. Du stylo, il se martèle la tempe pendant qu'Azura réfléchit soigneusement à ses prochains conseils. Il a beau ne jamais avoir lu ses poèmes, il a depuis longtemps deviné, à la manière dont Gaël en parle, à quel point ce hobby lui tient à cœur. C'est comme si on lui retirait sa passion pour la science-fiction.


— Je peux peut-être t'aider, dit Azura. Et si on se mettait en compétition ? Tu serais plus motivé.

— Contre toi ? s'étonne Gaël en arquant un sourcil. Le prends surtout pas mal, Azu, mais je te vois pas vraiment écrire de la poésie.

— Je pourrais te surprendre. Et puis faut bien commencer quelque part, non ?


La moue peu convaincue de Gaël n'est pas suffisante pour le dissuader d'aller chercher un vieux cahier de cours. Il attrape un stylo au passage et s'assied à côté de l'autre garçon, gonflé à bloc, le cerveau en pré-ébullition.


— Et on écrit sur quoi ? se renseigne Gaël. Si on veut être en compétition, il nous faut un sujet commun.

— Euh... on a qu'à dire sur l'hiver, répond Azura, qui n'y avait pas du tout réfléchi.

— D'accord. Et la longueur ?

— Le plus court sera le mieux.


Gaël ne prend pas la peine d'étouffer son ricanement. Il se cale bien contre le mur et baisse les yeux vers son cahier, plongé dans une concentration qu'Azura sait inébranlable. La surface blanche de sa propre feuille lui paraît infinie. Intimidante. Aride. Il n'a jamais été très doué en écriture.

Il en est à son septième premier vers quand son téléphone commence à sonner. Agacé par l'interruption, Azura le sort de sa poche avec l'intention de refuser l'appel et enclencher le mode silencieux. Il change d'avis – et d'expression – en voyant le prénom affiché à l'écran.


— C'est Morgane.


Gaël approuve d'un son distrait sans pour autant arrêter d'écrire. Discrètement, Azura zieute sa copie comme s'il s'agissait d'un examen. Lui aussi a raturé pas mal de mots, mais reste plus avancé que son concurrent.


— Coucou, Morgane, la salue-t-il. Ça ira si je te mets sur haut-parleur ? Je suis avec Gaël.

— Ouais, bien sûr. Salut les garçons ! dit-elle une fois audible de ses deux amis. Comment vous allez en cette froide et grise journée d'octobre ?

— Ça va, répond distraitement Gaël. On a un plaid.

— Chérissez-le, parce que vous avez bien de la chance de l'avoir. Bon, vous êtes bien accrochés ? J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle.

— Balance, demande Azura. On est prêts.

— Alors voilà, Nana se tape un délire pas possible sur Halloween cette année. Je crois que c'est depuis qu'on est rentrées du cinéma. Je comprends pas trop pourquoi, mais bon... Enfin bref, elle s'est roulée par terre en hurlant jusqu'à ce que j'accepte de vous appeler pour vous dire qu'on a l'intention de prendre la fête très au sérieux. Et là, c'est le moment où je vous supplie de faire pareil pour lui faire plaisir.


Azura grimace. Il aime Halloween sur le principe, mais demeure trop réservé pour aller festoyer sur la plage avec toute la ville.


— Et la bonne nouvelle ? s'enquiert-il.

— Euh... c'était ça, la bonne nouvelle.

— Parce que t'appelles ça une bonne nouvelle ?

— En vrai, concède Morgane, j'aurais plutôt dû vous dire que j'en avais une mauvaise et une encore pire, mais ça sonnait moins bien. Donc... en plus de soudainement adorer Halloween, Nana a développé un fétiche des clowns. Elle veut qu'on se déguise tous comme le clown tueur du film.

— Le clown tueur du film ? répète Azura.

— Ouais, le clown tueur du film. Le truc, là... Je sais pas trop. Enfin, doit pas y en avoir trente-six. Vous pouvez faire ça pour elle ? Pour moi ?


Le ton suppliant de son amie arrache une moue peinée à Azura. Il jette un coup d'œil à Gaël, qui se contente de hocher la tête, avant de donner leur accord à voix haute.


— Génial ! Je vous revaudrai ça, les garçons. Vous me sauvez probablement d'une super crise de nerfs.

— Qu'est-ce qu'elle a, avec les clowns ? C'est glauque, juge Azura.

— T'as peur des clowns ? s'enquiert Gaël.

— Comme toute personne sensée en ce bas monde. Pas toi ?

— Non. Mais c'est... mignon, venant de toi.

— Ça veut dire quoi, ça ?


Gaël sourit et hausse les épaules avant de retourner à son poème. Ils se séparent de Morgane en se promettant de se voir bientôt, échangeant un sourire devinable jusque dans leur voix.

Le poème d'Azura n'avance guère plus que de quelques lignes. Au bout d'une heure, il décide de jeter l'éponge. Qui aurait cru que ce serait autant de travail ?

Comme s'il risquait de le mordre, il tient son cahier à bout de bras pour se relire.


La neige à Sunnyside

Meurt sur le palier de mes rêves

Comme ma motivation décide

D'achever cette comptine brève


Gaël a un rire doux en le lisant. Au-dessus du carnet noirci de notes et de vers avortés, les yeux d'Azura s'écarquillent.



La Danse des Flocons Noirs


DANSE ! poupée

à la cadence de tes péchés

tournant et tournant

valsant et valsant

membres de porcelaine

tremblant et quêtant

un peu de pitié, jusqu'au dernier jugement

danse, danse

ne vois-tu pas l'évidence ?

devant toi, le nœud coulant

l'irrévocable sentence

n'attend qu'un dernier pas


mais l'on me retient

un flocon dans le vent

était-ce toi ? était-ce moi ?

la vie chante un nouveau refrain

une dernière chance pour l'orphelin

et le pas en avant

annonce l'antipode de mon trépas



— C'est nul, hein ?


Le regard hébété d'Azura passe du carnet à Gaël, puis de Gaël au carnet. Sa bouche s'ouvre et se referme comme lorsqu'il ne sait pas quoi dire. Il décide de plaisanter.


— Franchement, tu m'as habitué à mieux.


Gaël éclate d'un rire franc qui lui fait chaud au cœur. Celui-ci se gonfle également d'un élan de fierté. Gaël n'a rien à apprendre de lui. À vrai dire, aux yeux d'Azura, il n'a rien à apprendre de personne. Son ami se trouve déjà au sommet de l'échelle.


— Non, mais vraiment, reprend Gaël, il est pas terrible. J'ai même honte de te faire lire un truc pareil.

— Tu déconnes ? Je devrais faire quoi, moi, alors ? Me consumer sur place ?

— C'était pas si horrible, pour une première fois...

— Depuis quand tu me ménages ?


Un nouveau rire ponctue leur échange. Malgré la pellicule de gel qui recouvre déjà la fenêtre du grenier, Azura se sent traversé de chaleur. Il n'a jamais entendu Gaël rire autant que ces derniers mois.


— En tout cas, poursuit-il, t'avais raison. Ça m'a forcé à me débloquer un peu, même si c'était pour écrire de la merde.

— Eh, tu peux pas toujours pondre des chefs d'œuvre. Un arbre ne fleurit pas toute l'année.


La façon dont Gaël entrouvre la bouche lui fait réaliser la profondeur de ses mots. En les répétant pour lui, Azura en est même un peu fier.


— Je peux noter ça dans un coin pour un prochain texte ? demande Gaël en s'emparant de son stylo.

— OK, mais je veux une part de ton futur salaire.

— Mon futur salaire de poète tout juste sorti de l'asile ? On va vivre comme des princes.


Ils s'échangent un coup de coude, l'estomac douloureux à force de rire autant. En réalité, ils n'ont plus à s'en faire de ce côté-là. Personne, à la Petite Sirène, n'aura plus jamais à s'en faire.


— Elle racontait quoi, Morgane, déjà ? fait Gaël après avoir repris son souffle. J'écoutais que d'une oreille.

— Bah bravo.

— Désolé.

— Nana veut qu'on se déguise tous en clown tueur du film pour Halloween. Enfin, en gros.

— Ça nous laisse quatre jours pour trouver nos costumes. Franchement, ajoute Gaël en croisant les bras, elle aurait pu nous prévenir plus tôt.

— Ça va le faire, le rassure Azura. Ça peut pas être si compliqué de tous se déguiser pareil, si ?


Gaël sourit.


— T'as raison, dit-il. Aucune chance qu'on se plante.

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