— Eh, fait Ryan un jour où Fatima et lui viennent leur rendre visite, je rêve ou on est strictement entre mecs, là ?

Il désigne leur petit groupe du bout de sa brochette de boulettes, les lèvres retroussées en un sourire inquiétant. Assis autour de la table du fond du seul restaurant japonais de Sunnyside, Azura, Gaël, Ken et Tori se dévisagent tour à tour. La lumière tamisée des lampes éclaire leurs profils d'une lueur crépusculaire.

— Ouais ? fait Tori. Jusqu'à ce que ta sœur revienne des toilettes, en tout cas.

— Vous savez ce que ça veut dire ?

Azura et Gaël s'échangent un regard inquiet. Le ricanement odieusement bête de Ryan confirme leurs craintes les plus sombres.

— On peut causer tranquille, leur souffle-t-il. Allez, laissez tomber vos barrières.

— Quelles barrières ? demande Gaël, sincèrement confus.

— Tu sais bien, les barrières ! Quoique, Azura et toi êtes pas vraiment concernés vu que vous avez déjà trouvé une chaussure pour vos pieds. Ken ?

Le frère de Tori lève timidement la tête de son plateau de sushis. Ses cheveux noirs, presque pelucheux, tombent en désordre sur ses oreilles. Sans savoir pourquoi, Azura l'imagine aisément avoir le crâne rasé.

— Quelles chaussures ? balbutie-t-il.

— Allez, fais pas l'innocent ! C'est quoi, ton type de meuf ? Ou de personne, si tu vises plus large ?

— Ignore-le, Ken, lui conseille Azura. Ça vaut mieux.

— Perso, intervient Tori, je meurs d'envie d'entendre sa réponse.

Il charrie Ken d'une poussée du coude, que le garçon repousse en rougissant.

— C'est rien du tout, dit-il, peu sûr de lui. Je m'en fous, des filles.

— On dit tous ça, s'esclaffe Ryan, jusqu'au jour où on change d'avis ! Pas vrai, Tori ?

— Euh... ouais, sans doute.

— Et toi, Tori ? demande Azura. C'est quoi, ton type de personne ?

Ravi de ne plus être le centre de l'attention, Ken tourne vers son frère un sourire féroce. Gaël, curieux, l'observe en trempant un sashimi dans la sauce salée. Quant à Ryan, il mord à l'appât de son plein gré ; la question le passionne déjà autant que celle qu'il a lui-même posée.

— Euh... Quelqu'un de fort, mentalement, un peu mystérieux... mais avec une sensibilité cachée. Et qui soit pas trop coincé niveau humour.

— Je me demande bien qui tu viens de décrire, le taquine Gaël avec un demi-sourire.

— Ah ? fait Ryan. Y a des nanas comme ça dans le coin ?

— Vous m'avez demandé mon genre de personne idéal, je l'ai décrit. À toi, Ryan.

— Oh, moi, c'est facile ! Une belle blonde aux yeux bleus qui aime la déconne et les films d'action. Drôle. Et faut qu'elle ait un peu de... de matière à palper, aussi.

Ryan adresse un clin d'œil à l'assemblée en mimant des nénés avec ses mains. Gêné, Azura se cache le front. Il va se liquéfier sur place si Ryan prononce un mot de plus.

— J'ai raté quelque chose ? demande Fatima en revenant des toilettes.

Elle s'assied face à son menu végétarien. Gaël reprend la parole avant que Ryan puisse intervenir.

— On parlait de la vie sentimentale de ton frère.

— Pour de vrai ? Vous vous aventurez sur un terrain glissant.

— Je dirais plutôt un terrain vague, ajoute Azura.

— Ah-ah, fait Ryan, hilarant. Et je précise que c'est sarcastique. Faites pas comme si vous valez mieux que moi !

— Nous, si, lui rappelle Gaël.

— Ouais, vous, OK. Mais vous êtes le seul couple à cette table. Les autres ont pas leur mot à dire.

— J'ai jamais dit que j'étais célibataire.

La déclaration de Tori tombe au milieu de la table avec l'efficacité d'une enclume. Époustouflé, Azura écarquille les yeux.

— T'es casé, Tori ? Avec qui ?

— C'est pas tes oignons, répond-il avant d'aspirer une fine tranche d'anguille.

— Je la connais ? se renseigne Ken.

— Tu connais toutes mes fréquentations, Ken.

— Vu qu'on en parle, intervient Fatima, j'ai jamais dit que j'étais célibataire non plus.

Tous les regards se tournent vers elle. Seul celui de Ryan se pare d'une lueur moqueuse.

— Toi ? En couple ? Genre, tu crois que je vais avaler ça ?

— Avale ce que tu veux, rétorque-t-elle avec un haussement d'épaules, c'est pas mon soucis.

Elle retourne à son repas sans s'étendre sur le sujet. Le clin d'œil qu'elle adresse à Azura échappe aux autres garçons. Il sourit dans sa serviette, amusé par la facilité avec laquelle Fatima mène son frère en bateau.

— Je le connais ? la questionne Ryan. Comment il s'appelle ? Il est sympa, au moins ?

— Je sais pas, répond Fatima avec de grands yeux, je croyais que j'avais pas mon mot à dire.

— Je suis ton frère ! C'est mon devoir de savoir ce genre de truc !

— Pour que t'en parles à ton journal intime ? Non merci.

— Comment tu sais que j'ai un... Je veux dire, j'ai pas de journal intime ! C'est pour les petites filles, ce genre de truc !

— J'en avais un sur mon téléphone, avant, lui rappelle Azura. Tu sais, celui que t'arrêtais pas de fouiller.

— Bon, OK, c'est pour les petites filles et Azura.

— Y a un psy qui m'a conseillé d'en tenir un, il y a longtemps, se remémore Gaël à son tour.

— La mienne a fait pareil, dit Tori. Ça doit être un truc de psy.

— D'accord, d'accord ! C'est pour les petites filles, Azura, et les gens bizarres qui ont des problèmes. Mais certainement pas pour moi !

— J'aime bien écrire mon journal, moi, murmure Ken en poussant un sushi avec sa baguette.

Désespéré, Ryan se cache dans ses avant-bras croisés.