Que jamais minuit ne vienne
Il l'a trouvé. Enfin, après tant de recherches. Le dixième cercle de l'enfer. Ses limbes personnelles. Un abysse de tourments et de souffrances insensées où le temps n'a aucune signification, pas plus que le tic-tac régulier de la montre de Holly qui susurre ses sombres promesses aux tympans martyrisés d'Azura.
Il s'enfonce dans son siège de cinéma, les fesses douloureuses, un soupir aux lèvres. Sur l'écran géant, sur lequel il est obligé de lever les yeux à s'en tordre la nuque puisqu'il se trouve au premier rang, les niaiseries de Harry Potter et des autres clampins dont il refuse de mémoriser les noms ne touchent même pas un peu à leur fin. Pourquoi a-t-il accepté d'assister à ce marathon, déjà ? Parce que Gaël ne les a jamais vus ? Parce que la sœur de Morgane a eu neuf ans il y a quelques jours et que cela ressemblait à l'occasion rêvée pour rassembler le gang de la Petite Sirène ? Pourquoi ?
Allez, courage. Plus qu'un seul film après celui-là.
Il regarde à sa droite, où Cherry avale poignée de Maltesers sur poignée de Maltesers, où Holly, trop vieille pour ces conneries (selon ses propres termes), suit le film avec les bras croisés et un air très circonspect, et où Gaël, pris par l'histoire, a écarquillé les yeux pour mieux en profiter et serré les poings sous sa poitrine à en faire craquer le cuir de ses gants.
Puis il regarde à sa gauche, où l'air émerveillé de Morgane éclipse presque la mine renfrognée de sa sœur. Ils ont beau s'être positionnés naturellement, Azura a pleinement conscience du fait de séparer ses deux amis. Les choses redeviendront-elles un jour telles qu'elles l'étaient ? Il l'espère. Le pardon et la rédemption marchent côte à côte sur le même chemin sinueux, ou quelque chose comme ça.
— Je dois faire pipi, intervient tout à coup Nana, informant tous les spectateurs de son besoin pressant.
— Tu pouvais pas y aller avant de venir ? chuchote Morgane sur un ton de reproche.
Azura saute sur l'occasion.
— Je l'accompagne, dit-il, sachant très bien que Morgane ne la laissera pas s'absenter seule.
— Dans tes rêves ! rétorque Nana. J'ai pas envie qu'un garçon me regarde faire pipi !
— Mais je vais pas te regarder, grosse dégueulasse ! Je vais juste t'éviter de te perdre !
— Je veux que ce soit Cherry qui vienne, poursuit Nana. Cherry est cool.
— Chut ! leur siffle, agacé, un homme assis juste derrière eux.
— J'arrive, répond Cherry sans prêter la moindre oreille à ses reproches. Faut que je pose une pêche, les Maltesers ont du mal à passer.
— Ouais, bah, je viens aussi, bougonne Azura en quittant son siège. Faut que je me dégourdisse, j'ai mal au cul.
C'est le troisième samedi soir d'affilée qu'ils passent dans ce cinéma, après tout. Quand Azura a entendu parler d'un marathon d'Halloween, ici, dans le petit cinéma moisi et mal entretenu de Sunnyside, il s'est imaginé revoir l'intégrale d'Alien en haute définition et sur grand écran – ce qu'il n'a jamais pu faire, les quatre films étant sortis avant sa naissance. La déception fut violente. Le Super 8 (c'est comme ça que s'appelle le cinéma) ne diffuse que des films pour enfants ou des slashers modernes débiles, ne relevant la programmation de trois Harry Potter par semaine que parce que les citoyens leur en ont fait la requête – et pour qu'Azura dise qu'Harry Potter relève quoi que ce soit, c'est que la situation est grave.
Il se masse le bas du dos et quitte la salle bondée, remerciant Cherry d'un sourire crispé quand elle lui tient la porte battante. Ils se sont déjà enfilé les trois premiers films et les trois suivants, le week-end passé et celui d'avant. Il n'en reste plus que deux. Après un rapide calcul, Azura réalise que la torture devrait se terminer vers minuit. Il peut bien survivre jusque là.
Enfin, si tant est que minuit daigne se pointer un jour.
Il prend son temps pour se laver les mains et se rafraîchir le visage. Les toilettes pour hommes du Super 8 ne sentent pas la rose, mais cela vaut toujours mieux que l'écœurante odeur de pop-corn et de transpiration régnant dans la salle de diffusion. En passant devant une autre salle, il entend un groupe d'ados crier de peur avant d'éclater de rire et se surprend à les envier.
Il lève le nez vers le petit écran indiquant le film diffusé, mais n'a pas le temps d'en lire le titre. Cherry et Nana l'interpellent et le rejoignent, accompagnée de Lauren qu'elles ont selon toute vraisemblance croisée aux toilettes.
— Toi, le salue Lauren. Ici.
— Ouais, fait Azura, trop épuisé pour être sarcastique.
— Je dois faire une blague, ou...
— S'il te plaît, non.
— D'accord. Bon, bah, contente de vous avoir croisés. Tori m'attend, alors...
Elle leur adresse un signe de la main bref mais poli avant de s'engouffrer par la porte battante d'où provenaient les cris. Le bonne soirée qu'elle leur souffle dégouline de sarcasme.
— Dis, Azura, tu sais si elle est célibataire ? s'enquiert Cherry auprès de l'adolescent.
— Hein ? Non, j'en sais rien, pourquoi ?
— Je veux pas retourner voir Harry Potter ! intervient Nana d'une voix capricieuse. Je veux aller voir ça !
Du bras, elle désigne les épaisses portes closes. Cherry secoue la tête.
— Certainement pas, non. C'est pas pour les enfants.
— Mais je suis pas une enfant ! Et puis j'ai le droit d'aller le voir si tu m'accompagnes !
— C'est ça, et ensuite je me fais trucider par ta sœur. Quelle merveilleuse idée.
— Mais je veux voir le clown tueur !
Ses plaintes s'étirent si longtemps dans leurs voyelles qu'Azura craint de la voir se mettre à pleurer – ou, pire, à se rouler au sol. Nana n'en fait rien. Elle emboîte docilement le pas à Cherry, le nez obstinément baissé au sol, la bouche tordue en une moue boudeuse.
— M'en fous, je le regarderai sur internet, marmonne-t-elle.
— Ça grandit tellement vite, soupire Cherry, songeuse, en la tirant par le bras.
— C'est quel film qu'ils passent là-dedans ? interroge Azura. J'ai vu une image, je crois, mais ça me disait rien.
— Bah, c'est ça.
Confus par la réponse évasive de Cherry, Azura bat des cils.
— De quoi, ça ?
— Le film. C'est ça. Tu sais, ça. Enfin, la suite, le chapitre deux.
Dépassé, Azura finit par opiner du chef. La fatigue et l'abrutissement entraînés dans le sillage du cavalier de mort qu'est la saga Harry Potter doivent l'affecter plus qu'il le craignait.
— Ah, ouais, ça, je vois, dit-il, bien qu'il ne voie rien du tout.
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