— C'est moi, dit Morgane en interrompant son grignotage, ou c'est la première fois qu'on se retrouve entre filles ?

Assises en demi-cercle sur les chaises en plastique du jardin, ses voisines s'interrogent du regard. Holly souffle un nuage de fumée par les narines ; Cherry prend le soleil, les bras sur son dossier, le menton levé au ciel et les yeux protégés par deux verres noirs ; Gina esquisse une moue songeuse ; Lauren mâche ses cubes de fromage en les étudiant du regard, les jambes largement écartées ; quant à Nana, elle étudie les fleurs du jardin avec attention, ne prêtant qu'une oreille distraite à leurs ennuyeuses conversations d'adultes.

— T'as raison, répond Gina. J'ai pas le souvenir qu'on ait déjà fait une réunion fantasmes et ragots avec vous toutes.

— C'est pas ce qui manque au commissariat, pourtant, ricane Lauren.

— Les fantasmes ou les ragots ?

— À ton avis ? Je sais pas si t'as jeté un œil à nos spécimens masculins récemment, mais y a pas de quoi me faire transpirer la nuit. Le seul beau mec est mort, le commissaire est vieux, et Rob et Morris se passent de commentaire.

— Et Tori ? demande innocemment Morgane.

Lauren fait mine de ne pas entendre la question. Elle fourre trois morceaux de fromage dans sa bouche et, sans cesser de mâchonner, braque son regard froid sur la jeune fille.

— Et toi, Morgane ? T'as fait de belles prises dans ton lycée ?

— Non, déplore-t-elle. Il paraît que c'est pas évident quand on est lesbienne et ado.

— Condoléances. Y a même pas quelqu'un qui te plaît ?

Morgane réfléchit un instant. Ses joues rosissent, mais le soleil n'y est pour rien.

— On a rencontré une fille pendant notre, euh... enquête. Une étudiante. Elle s'appelle Nadine, elle a les cheveux bleus et l'air trop cool.

— Oh ? Qu'est-ce que t'attends pour entrer à la fac, alors ?

— C'est pas vraiment dans mes plans...

Elle ébouriffe ses cheveux blonds, embarrassée. Sa queue de cheval vient glisser sur son épaule pour reposer sur son chemisier.

D'un geste naturel, tous les regards se dirigent vers Holly et Cherry.

— Quoi ? demande l'aînée, la cigarette au bec.

— Quoi, quoi ? rit Morgane. On a parlé d'amour, c'est à votre tour.

— Pas intéressée, répond simplement Holly.

— Même pas un peu ?

— Même pas un peu. Le seul bon parti de cette foutue ville est non seulement un gros taré, mais aussi en taule.

— Vous parlez de Maxwell Everett ? s'interroge Gina. Il paraît que c'est un prisonnier modèle.

— Moi, je suis en grève de relations amoureuses, fait Cherry, désinvolte, non sans jeter un œil discret à Lauren. J'ai assez donné.

— Amen, sœur, commente justement Lauren.

— Ah bon ? Et Matty dans tout ça ?

— On a rompu.

Gina s'attend à voir sa collègue développer, mais celle-ci plonge son regard dans un verre de thé glacé sans rien ajouter. De l'intérieur de la maison, le rire des garçons et des hommes en train de cuver ou de discuter d'elles ne savent trop quoi leur parvient. Une sensation étrange la traverse – celle qu'elle aurait dû savoir, pour Matty, bien que personne ne lui en ait jamais touché un mot.

— Et toi, Gina ? contre-attaque Lauren. J'ai pas souvenir de t'avoir entendue t'exprimer à ce sujet.

— Oh, bah, euh... Je voudrais juste un mec gentil, drôle, avec un beau sourire et de belles dents blanches. Noir, si possible, un peu plus grand que moi, avec des cheveux longs, de beaux bras musclés et une voix agréable.

— C'est marrant, j'ai l'impression que tu viens de décrire le serveur du Trou du Troll.

— Le quoi du quoi ? grimace Morgane. Ils ont un problème avec les noms, dans cette ville.

— De quoi vous parlez ?

L'intervention de Nana les prend par surprise. Elle s'est plantée devant elles, des fleurs des champs dans les mains, la bouche pliée en une moue sévère.

— De politique, la chasse Holly.

— Oh, nul ! Vous êtes pas drôles !

Elle s'éloigne en tapant des pieds, ses couettes blondes rebondissant derrière elle. Holly échange un regard avec ses voisines et, après s'être retenue un instant, libère un rire mouillé d'entre ses lèvres.