Ceux qui marchent dans les ombres
Sunnyside n'a pas beaucoup de points forts, mais, en dehors de la fête du printemps, l'engouement de ses habitants pour Halloween doit figurer parmi les plus notables.
Celui-ci se remarque davantage en dehors du centre-ville, quand les boutiques fermées et les rideaux tirés laissent place à des petites rangées de maisons identiques ne se démarquant que par l'état de leur jardin. Les lanternes et les citrouilles qui n'ont pas (encore) été éclatées par les pétards d'adolescents joueurs éclairent les rues de leur lueur orangée. Plus tard dans la soirée se tiendra le concours de la plus belle gravure amatrice, et, jusqu'à l'intervention des premiers rayons du soleil, un festival semblable à celui auquel ils ont assisté en compagnie de Ryan et Fatima des mois plus tôt battra son plein.
Azura tire son téléphone de sa poche avec un sourire. Ses amis ne peuvent être présents cette fois-ci, mais il ne les oublie pas pour autant.
De : Ryan
mais vous êtes trop stylés wtf ????????? moi j'ai zéro thune pour un costume pfff j'ai dû me débrouiller avec les moyens du bord 😢😢😢 trop deg
Au message se joint la photo de Ryan, maquillé comme il le peut en espèce de zombie-vampire-momifié. Derrière lui, Fatima, qui ne fête pas Halloween, pointe un index moqueur sur le visage de son demi-frère. Il n'a effectivement pas fière allure.
À : Ryan
tkt je te rejoins dans ton moment de solitude
flemme de me maquiller, du coup nana est trop vener
De : Ryan
AU MOINS T'AS UN COSTUME PTN
Le caquètement d'Azura attire l'attention de Gaël, qui lit par-dessus son bras. Il sourit sans rien dire.
— J'ai eu des ours en guimauve ! s'exclame Nana, triomphante, en sautillant en bas des marches du perron d'un vieux couple gentil mais un peu gâteux. J'ai gagné Halloween !
— Hey ! proteste Cherry en abaissant sa mâchoire. Pourquoi j'ai que des trucs dégueulasses, moi ? Sérieux, j'ai au moins trois kilos de boules qui piquent.
— C'est parce que je suis la mieux déguisée du lot !
L'argument imparable de Nana n'appelle pas à la discussion. Elle fait mine de mordre sa sœur avec son faux dentier et gambade joyeusement en tête du groupe, son panier à bonbons rebondissant à chacun de ses pas. L'air transporte l'odeur des feuilles en décomposition dans toute la ville.
Azura est incapable de se remémorer sa dernière tournée d'Halloween, mais la joie qui gonfle son cœur est celle d'un enfant. Certains changent de trottoir en les croisant, faisant mine d'être terrifiés par leurs tenues et leurs grimaces. D'autres, au contraire, les arrêtent pour s'immortaliser à leurs côtés. Gaël est aux anges, Nana encore plus, et Holly tente d'avoir l'air agacée sans parvenir à cacher ses sourires satisfaits.
— Et si on allait voir Iza ? propose tout à coup Morgane.
Surpris, le groupe s'arrête sur sa lancée. Les regards se tournent vers Morgane, qui rosit sous son maquillage de cadavre.
— Vous savez, la bibliothécaire, leur rappelle-t-elle. Ça lui ferait plaisir d'avoir de la visite.
— Ah, ouais, la meuf chelou, se remémore Cherry.
— Connaît pas, répond Nana. Elle a des bonbons ?
— Ton panier déborde, mouffette.
— Je vois pas le rapport !
— Doit pas y avoir beaucoup de gens qui passeront dans son coin, songe Gaël avec un poing sous le menton. Moins de gens, plus de bonbons pour les autres.
— T'as vraiment pensé à tout, hein ? le taquine Azura. Tu planifiais ça depuis le départ.
— Non. C'est Morgane, le cerveau de l'opération.
Ils rient de bon cœur avant d'entamer leur périple vers le quartier le plus reculé de Sunnyside. Sur le chemin, Gaël échange un signe de doigts flingueurs avec un type portant exactement le même costume que lui. Azura ne peut s'empêcher d'en rire.
— T'as vachement d'assurance, pour quelqu'un qui sait même pas en qui il est déguisé, lui souffle-t-il.
— Comment tu crois que je suis arrivé aussi loin ? lui rétorque son ami. Le secret, c'est de toujours avoir l'air de savoir ce que tu fais.
— Je prends note.
Gaël lui adresse un clin d'œil poudré de blanc avant d'aller harceler Cherry. Sur le chemin, un énième groupe les arrête pour les photographier. Azura et ses pieds martyrisés leur en sont reconnaissants, mais il ne voit pas d'un très bon œil la diablesse qui se permet de claquer un baiser sur la joue de Gaël.
C'est mon copain, rage-t-il intérieurement, et il est pas intéressé. Faites plutôt des bisous à Morgane.
Mais la façon dont Gaël s'enfonce deux doigts dans la bouche pour faire mine de vomir une fois le groupe disparu le fait éclater de rire, et sa jalousie disparaît aussitôt.
La pénombre et le silence deviennent de plus en plus inquiétants au fur et à mesure qu'ils s'enfoncent dans les champs. La terre boueuse dans laquelle ils s'enfoncent évoque à Azura le ventre d'un animal mort. Nul doute que Gaël comparerait la ville à un prédateur en sommeil s'il lui faisait part de ses impressions.
Un bruit de brindille froissée attire soudainement son attention. Azura étudie les alentours, le cœur palpitant, mais ne voit que la route de terre sur laquelle ils avancent et les fermes abandonnées qui la bordent. Il trottine pour rester à hauteur du groupe et attrape Holly par la manche.
— T'as pas entendu un truc ? lui demande-t-il.
Holly suspend sa respiration pour tendre l'oreille avant de secouer la tête.
— T'es juste en flippe, le rassure Morgane.
— Pas vous ? Je veux dire, on est quand même tout seuls au milieu de nulle part.
— On est six dans une ville qu'on connaît, le raisonne Holly. Je sais pas vous, mais j'ai connu pire.
Azura hoche la tête, peu convaincu. Il se rapproche de Gaël par instinct et lui prend le bras pour se rassurer.
— Ça va, toi ? lui demande-t-il.
— Hm ? Pourquoi ça irait pas ?
— Bah... tu sais...
Azura fait un moulinet de la main. Il ignore si Gaël a parlé de sa peur du noir à qui que ce soit d'autre.
— Oh, ça. Non, ça va. Mais tu sais, si t'as peur des clowns, ça doit pas t'aider d'en être entouré. Ça ira mieux quand on regagnera la civilisation.
— Tu crois ?
— J'en suis s...
C'est à ce moment qu'une ombre surgit devant eux en poussant un cri à glacer le sang. Azura, aveuglé par la panique, hurle à son tour en se réfugiant dans les bras ballants de Gaël. Ses genoux manquent de se dérober sous lui.
Les autres poussent une brève exclamation de peur avant de plonger dans un silence général et, finalement, d'éclater de rire. Retrouvant peu à peu la raison, Azura se risque à ouvrir un œil encore embué par la terreur. Devant eux se tient la silhouette sombre d'un Michael Myers armé d'un couteau si bon marché que la lame gigote comme un ver de terre tant son propriétaire se fend la poire. Une main blanche vient soulever le masque inexpressif et révéler le visage hilare d'Amanda Redfield.
— Qui est-ce qui a crié comme ça ? demande-t-elle. Sérieux, qui est-ce qui a crié comme ça ?
— Azura, balance Gaël sans le moindre remord.
— Eh ! se défend le coupable. Pas cool, mec !
— Tu t'es fait pipi dessus ? s'enquiert Nana.
— Bien sûr que non !
— Dommage.
— Vous allez voir Miss Cryptique ? enchaîne Amanda après s'être essuyé les yeux – elle en a pleuré de rire.
— Qui ça ? fait Cherry, confuse.
— La bibliothécaire, Iza, répond Amanda. Je m'amusais à terroriser les gosses et j'ai pensé à elle tout à coup, je sais pas pourquoi. Je me disais que ça lui ferait du bien de sortir s'éclater un peu.
— J'ai pensé pareil, sourit Morgane.
— J'espère qu'elle nous menacera pas d'un fusil, cette fois, même s'il est pas chargé.
— Sinon tu vas encore crier comme une fillette ?
La pique d'Amanda, lancée sans réelle méchanceté, fait brutalement rougir Azura. Cette fois, pas de doute, il ressemble bien à un clown.
— J'espère qu'elle est déguisée, dit Amanda en parcourant les derniers mètres qui la séparent du porche d'Iza.
— Elle a les cheveux blancs, non ? Je la verrais bien en Lady Gaga, fantasme Cherry.
Mais Iza ne porte aucun déguisement. Elle ne leur ouvre qu'après avoir feint l'absence pendant de longues minutes, cédant à la pression de leurs appels amicaux. Elle apparaît dans l'encadrement de sa porte, les cheveux en bataille, une ample chemise canadienne sur les épaules, comme si elle tombait tout juste du lit.
— Je peux vous aider ? demande-t-elle avec de petits yeux.
— Des bonbons ou un sort !
Nana brandit son panier sous son nez, tout sourire. Confuse, Iza la contemple quelques secondes avant de baisser les yeux vers les oursons en guimauve.
— Oh, je prendrai un bonbon, merci.
Elle joint le geste à la parole avant de leur refermer la porte au nez. De stupéfaction, Nana reste interdite. Le gloussement de Morgane rompt le silence en premier. Amanda se plie en deux, hilare. Cherry elle-même dissimule son amusement avec peine.
Azura secoue la tête avant de taper une dernière fois à la porte de la bibliothécaire.
— Je vous dois quelque chose ? s'inquiète celle-ci en leur ouvrant de nouveau.
— C'est nous, Iza. Tu nous reconnais, quand même ?
Morgane s'ébouriffe les cheveux tandis que le regard grenat d'Iza s'attarde sur chacun d'eux. Amanda est la première à lui mettre la puce à l'oreille.
— Amanda ! réagit-elle enfin. Ce qui signifie que vous êtes...
Ils hochent la tête à l'unisson. Iza n'a rencontré Holly et Cherry que très brièvement, mais les trois adolescents la connaissent bien. Enfin, autant qu'on peut connaître un tel être.
— Je peux faire quelque chose pour vous ? demande de nouveau Iza.
— Tu veux pas sortir de ton bled et venir t'éclater avec nous ? lui propose Amanda sans détour. Y a une giga teuf sur la plage toute la nuit.
— Oh ? En quel honneur ?
— Ben, c'est Halloween ! intervient Nana en ouvrant de grands yeux. Tu sais pas que c'est Halloween, madame ?
— Appelle-moi Iza, lui répond celle-ci d'une voix douce. Mes excuses, mais ce genre de célébration m'indiffère. Votre déplacement est vain.
— Oh, allez, fais un effort ! l'encourage Amanda. Tout le monde s'amuse, en bas ! Ce sera bon pour tes chakras, non ?
— Si tu viens, improvise Azura, on s'inscrit tous à la bibliothèque. Pas vrai ?
Il cherche l'approbation de ses amis, qui la lui accordent immédiatement. Iza ne fait peut-être pas tout à fait partie de leur bande, mais, tout comme Amanda, reste une chouette personne avec qui traîner.
Elle croise les bras le temps de peser le pour et le contre. Lorsqu'elle reprend la parole, c'est avec un sentiment qui ressemble fort à de l'excitation contenue.
— Je peux peut-être m'y risquer quelques heures, décide-t-elle. Rien ne m'empêche de rebrousser chemin si la situation s'envenime.
— S'enve-quoi ? répète Nana.
— Cool ! fait Amanda en tapant dans ses mains. Tu le regretteras pas, ma vieille !
Elle passe un bras par-dessus les épaules de la frêle jeune femme et reprend la route ainsi, titubant à moitié sur la bibliothécaire du fait de leur différence de taille. Satisfaite, Morgane presse le pas pour discuter avec elles. Holly et Cherry font de même à quelques mètres de distance. Intriguée par les nouvelles arrivantes, Nana emboîte le pas à sa sœur.
— Je te laisserai jamais oublier ce cri, murmure Gaël à Azura une fois hors de portée de voix de tous les autres.
— Genre, tu flippais pas. Je t'ai senti te tendre comme un string prêt à péter.
— T'en as la preuve ?
— Non, mais...
— Exactement.
— Je te hais.
Le faux sourire de Gaël s'étend presque jusqu'à ses oreilles tandis qu'il en apparaît un bien réel sur son visage.
— Mais bien sûr.
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