Chapitre 2

Zircon regarda Damax, incapable du moindre son. Le responsable des Veilleurs, quant à lui, ne resta pas sans rien faire. Il reprit son appareil de communication et donna ses ordres d'un ton clair et fluide :

« Faites feu sur toute forme que vous voyez monter vers vous. Économisez vos munitions et tirez au coup par coup. Si par malheur elles vous atteignent, mettez le plus de distance physique entre elles et vous puis videz votre chargeur dessus. C'est très important : si elles vous approchent trop, vous allez fatalement y rester. Exécution ! »

Le jeune homme détourna son regard de Damax pour jeter un coup d'œil à l'extérieur. Le son des fusils en train de tirer ne mit pas longtemps avant de se faire entendre, régulier et meurtrier. Avec lui s'accompagnaient les exclamations des Veilleurs qui échangeaient sur leurs situations. Après quelques dizaines de secondes, l'appareil du responsable grésilla et transmit :

« Les balles ont l'air de ricocher sur ces trucs, chef ! On ne leur fait aucun dégât. »

Damax tapa son poing contre la console principale, puis regarda Zircon :

« Les Dépeceurs vont arriver au sommet du Rempart d'un instant à l'autre. Rentre chez toi au plus vite, enferme-toi dans une pièce sécurisée et n'en bouge plus tant que les autorités ne viennent nettoyer la ville.

— On n'a donc aucune chance contre ces bêtes ?

— Le Rempart est supposé être infaillible, mais il nous a fait défaut cette nuit. Nous, Veilleurs, ferons le maximum pour les contenir, mais ce ne sera qu'une question de minutes avant qu'ils pénètrent en ville. Maintenant dépêche-toi, si tu veux vivre ! »

Zircon ne se fit pas prier. Il détala en direction de l'ascenseur, tapa frénétiquement sur le bouton qui commandait la descente de l'appareil et soupira de soulagement quand les portes se fermèrent sur lui. Au même moment, sur le Rempart, des cris de douleur et d'effroi commencèrent à retentir le long du chemin de ronde, tandis que la sirène d'alarme avertissait les habitants de la ville d'une attaque imminente.

L'ascenseur était maintenant à mi-chemin. Le jeune homme, effrayé comme jamais il ne l'avait été, s'était mis en boule dans le coin de la cage, à côté des portes, et priait pour ne pas mourir cette nuit. Dans un éclair de lucidité, il estima qu'il lui restait deux minutes avant d'arriver à destination. C'est alors qu'un rugissement puissant et guttural réussit à couvrir le son des sirènes d'alarme. Zircon frissonna. Ce son lui évoquait le croisement d'un rugissement de lion et le barrissement d'un éléphant, ce qui ne pouvait correspondre qu'à une seule créature : il s'agissait de la « mélodie funeste », rugissement caractéristique du Dépeceur.

L'instant d'après, l'ascenseur trembla, les lumières clignotèrent et le plafond se creusa pour pratiquement toucher le sol. Le jeune homme s'arrêta presque de respirer, conscient des risques qu'il courrait, et s'estima heureux d'être recroquevillé dans un angle. S'il était resté au centre de la cage, il serait sans doute mort sur le coup. Un bruissement semblable à un cliquetis de métal indiquait la présence d'une des créatures maléfiques juste au-dessus de lui. Il se fit violence pour ne pas hurler de peur ou foncer au travers de la porte pour s'épargner des souffrances.

Car, en effet, il était connu de tous que les Dépeceurs méritaient bien leur nom. Ils tuaient leurs proies, bien entendu, mais aimaient avant tout les démembrer, puis leur arracher la tête et la bouffer.

Malgré tout, il resta immobile et tenta de faire le moins de bruit possible. Une minute passa, puis le monstre sauta et s'élança vers les habitations. Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent sans un bruit, ce qui libéra Zircon et le soulagea quelque peu. Cependant, la ville ressemblait d'ores et déjà à un champ de mort. Des traces de sang recouvraient les murs, des personnes privés de bras ou de jambes poussaient leur dernier soupir et de petits enfants perdus appelaient leurs parents en vain.

Le jeune homme se mit à courir à toute vitesse pour rejoindre sa maison. Il ignorait combien de Dépeceurs avaient eu le temps de passer la défense humaine, mais il espérait de tout son cœur que son père soit encore en vie. Il repéra, sur sa droite, à une quarantaine de mètres de lui, un mouvement bien trop rapide pour être humain, et accéléra davantage pour ne pas être pourchassé. Son organisme tenait surprenamment le coup et le portait plus vite que jamais. L'adrénaline que lui procurait la peur de mort imminente semblait lui donner des ailes.

Bientôt la maison qu'il partageait avec son père lui apparut. Malheureusement, il vit aussi que la porte et un morceau du mur avaient été réduits en miettes par quelque chose de massif. Zircon se mit alors à craindre le pire et passa par le trou béant laissé dans la bâtisse. De peur que le Dépeceur soit encore dans les parages, il ne cria pas. Il alla directement dans l'atelier où il savait qu'Enath était resté travailler, ouvrit la porte d'un coup d'épaule et manqua de se casser la figure dans son élan. Il fouilla la pièce du regard et constata une traînée rouge au niveau de l'autre porte, à l'opposé de là où se trouvait.

Le jeune homme homme couvrit la distance en une fraction de seconde, analysa rapidement la trace et manqua de s'étrangler : il s'agissait bien de sang. À ce moment-là, Zircon n'accorda plus aucune importance à sa discrétion et hurla le nom de son père de toutes ses forces. Aucune réponse. Il franchit la porte, chercha d'autres traces et arriva jusqu'à la chambre de son paternel. Ce dernier, couché dans son lit, avait une jambe et un bras en moins. Le jeune homme remarqua qu'il avait une blessure profonde au niveau des côtes. S'il n'était pas encore mort, il savait que son père n'en avait plus pour très longtemps.

« Papa, réussit-il à articuler en secouant légèrement celui qui l'avait élevé, protégé et aimé durant tout ce temps. »

À sa grande surprise, Enath ouvrit faiblement les yeux et porta la main qu'il lui restait au visage de son fils, comme pour vérifier qu'il était bien là.

« Ah... Zircon... dit-il faiblement. Tu es en vie... j'ai eu... si peur. »

Le jeune homme comprit que chaque mot lui coûtait. Il décida donc de parler pour lui éviter trop d'efforts :

« Je... je suis désolé, papa. Le ciel s'ouvrait ce soir et Damax m'a dit qu'il serait magnifique. J'aurais... si j'avais... »

Les mots vinrent à lui manquer. Il reprit son souffle quelques secondes, puis poursuivit :

« Je regrette de t'avoir laissé seul.

— Ne te tracasse pas... pour ça. Le Destin... t'a préservé. Si tu... si tu étais resté, tu serais... dans le même... état que moi. »

La main de son père était toujours proche de son visage. Il la saisit et la serra fort dans les siennes, alors que les larmes commençaient à couler sur ses joues.

« Je te ferais honneur, je te le promets.

— Je le sais. J'ai confiance en ce que... tu deviendras. J'aurais seulement voulu... te guider sur le chemin de la vie... encore... un peu. »

Il pointa son index dans la direction de l'atelier :

« La lance... elle a... percé... le monstre... défends... dé... »

La main de son paternel perdit en force, signe que la vie le quittait peu à peu.

« Je t'aime, papa. Jamais je ne pourrais te remercier pour tout ce que tu as fait.

— Pas besoin... je suis... si fier de toi... mon fils. »

Les yeux de son père s'embuèrent de larmes alors qu'il poussait son dernier soupir. Privé de la seule personne qui comptait dans sa vie, Zircon s'écroula de tristesse et fondit en sanglots sur le corps de celui qui fut son modèle. Il resta là, à pleurer sans pouvoir s'arrêter, pendant un long moment. Il avait beau savoir que sa vie était encore menacée, il n'avait aucune envie de bouger.

Un bruit suspect qui provenait de l'extérieur de la chambre attira, après quelques minutes, son attention. Il ne lui fallut pas longtemps pour percevoir un pas lourd sur le parquet du couloir. Ses craintes se confirmèrent lorsqu'il entendit le souffle rauque, presque mécanique, d'une créature qui faisait la taille d'un cheval. Zircon calma sa respiration : le Dépeceur avait beau être immense, sa discrétion était presque admirable.

Lentement, avec une infinie précaution, il alla se cacher derrière la silhouette de son père, de façon à ce qu'il ne soit pas détectable par la créature. Une fois caché, le jeune homme vit une forme triangulaire passer par le cadre de la porte. La tête du monstre était indiscernable : Zircon ne voyait qu'une forme nappée de brume noire avec un regard rubis qui lui glaçait le sang. Au cours d'un instant qui parut durer une éternité, le Dépeceur huma la pièce avant de repartir avec un grognement frustré.

Le jeune homme se remit à respirer normalement et repensa presque instantanément à ce que lui avait dit son père avant de passer l'arme à gauche. La lance a percé le monstre ? Mais laquelle ? Il songea alors qu'Enath lui avait demandé de l'aide plus tôt dans la journée pour finir la création d'une lance et comprit qu'il devait s'agir de celle-ci.

Toujours aussi prudemment, Zircon sortit de la chambre et s'aventura vers l'atelier, avec l'espoir de ne pas croiser le Dépeceur et de pouvoir rester en vie. Il voyait la porte de l'atelier par laquelle il était passé quelques minutes auparavant lorsqu'il entendit un grincement de parquet derrière lui. Lentement, très lentement, trop peut-être, il se retourna et fit face au monstre qui avait tué son père. Il se situait à cinq mètres de lui, avec sa tête brumeuse penchée comme s'il se demandait ce qu'il voyait.

Zircon, paralysé par la peur, n'osait même plus respirer. La créature redressa sa tête et commença à gronder dangereusement. Le jeune homme compta jusqu'à trois puis se retourna d'un seul coup pour sprinter jusque dans l'atelier. Un rugissement glaçant retentit derrière lui tandis que le Dépeceur s'élançait à sa poursuite. Le jeune homme réussit à arriver dans la pièce et se jeta instinctivement sous une table alors que le prédateur derrière lui détruisait le mur dans son élan.

Il rampa aussi vite qu'il le pût jusqu'au fond de la pièce tandis que le monstre ravageait tout ce qui se trouvait autour de lui. Une fois qu'il eût mis une distance de quelques mètres entre lui et la bête, il se releva et chercha la lance des yeux. Il la vit à deux mètres de lui, sur sa droite, par terre, avec la pointe teintée d'un liquide bleu fluorescent. Le temps de se résoudre à parcourir la distance qui le séparait de cette arme, le Dépeceur s'était élancé vers lui.

Zircon plongea sur le côté pour esquiver la charge mortelle de la créature sanguinaire et réussit à attraper la hampe de la lance. Il se releva de nouveau, fit face à cette monstruosité qui avait assassiné son père et hurla :

« Qu'est-ce que t'attends ?! Viens par ici, que je te trucide ! »

Il avait prononcé ces mots davantage pour se donner du courage que pour provoquer le Dépeceur. Certes, il avait peur, et se retrouver en face de cette chose n'arrangeait rien. Cependant, il était conscient qu'il allait mourir et souhaitait inconsciemment que personne d'autre ne meure à cause de ce démon venu de l'Enfer. Sa résolution nouvelle lui procura de la force et lui permit de raffermir sa prise sur la lance tandis que la créature de cauchemar le chargeait une ultime fois.

Zircon saisit la hampe de l'arme à deux mains, s'accroupit et, dopé par l'adrénaline, se propulsa vers le Dépeceur, la pointe de l'arme orientée vers le poitrail exposé de cette créature qui avait sauté dans sa direction. Cette dernière essaya de se cabrer pour éviter cette lance qu'elle devinait mortelle et lança un puissant coup de patte griffue vers le jeune homme. L'attaque de la bête fit mouche et lacéra l'abdomen de Zircon qui ne sentit rien sur le coup.

De son côté, la lance rentra à l'emplacement du cœur de la créature qui émit un couinement de chien blessé. Elle s'écroula lourdement à côté de lui tandis que, tombant sur ses genoux, le jeune homme passa une main tremblante à l'endroit où il venait de se faire blesser et sentit un amas inquiétant de chairs en lambeaux. Une larme coula de son œil droit alors qu'il comprenait qu'il allait définitivement quitter ce monde. Peut-être était-ce mieux, songea-t-il. Après tout, la seule personne qui comptait pour lui venait de rendre son dernier soupir et la ville était probablement dévastée par l'attaque de cette nuit.

À côté de lui, le Dépeceur gronda doucement, sûrement mourant lui aussi. Il parvint à se tourner vers lui au prix d'une immense douleur. Il le regarda dans ses yeux rubis alors que la brume qui déformait son apparence s'estompait. Zircon remarqua alors que ses yeux étaient complètement ronds, et que son iris occupait l'ensemble de son globe oculaire. Des muscles saillants animaient la bête dont la carcasse se soulevait et s'abaissait au rythme de sa respiration. Le jeune homme se surprit à penser que le Ravageur ressemblait à un dragon noir aux dimensions d'un grizzly, avec un long cou, une tête triangulaire et sans ailes de chauve-souris.

« Pourquoi ? demanda Zircon. Pourquoi est-ce que vous tuez des gens ? Pourquoi vous les mangez ? »

Le Dépeceur décala sa tête pour le regarder dans les yeux. Devant son silence, le jeune homme poursuivit d'une voix affaiblie :

« Si cela fait effectivement mille ans que vous êtes apparus sur cette planète, comment avez-vous pu survivre ? Les attaques ne se produisent qu'une fois de temps en temps, ce qui signifie que vous réussissez à vous nourrir autrement. Alors pourquoi nous en particulier ? »

La créature continua de garder le silence mais posa son crâne aux pieds de Zircon en soufflant par ses naseaux. Ses grands yeux fixèrent le jeune homme dans un mélange de fureur et de culpabilité, comme si le Dépeceur avait eu besoin de diriger sa colère sur quelque chose de tangible.

Se produisit à ce moment-là l'un des événements les plus étranges de cette nuit. Une lueur se profila à l'intérieur du corps de la créature et sembla se déplacer. La respiration du Dépeceur accéléra lorsque l'intrigant objet luminescent s'échappa de son corps par sa blessure encore ouverte pour se diriger vers Zircon. Même si celui-ci essaya d'y échapper, la chose qui s'était extraite du monstre entra en lui par la plaie béante qu'il avait.

Le choc du contact fut très douloureux pour le jeune homme. Sa peau, son sang, son esprit : son être entier sembla s'embraser. La sensation était si insupportable que Zircon hurla de toutes ses forces et se contorsionna pour essayer d'échapper à ce qu'il endurait. Le phénomène ne dura qu'une minute, pourtant le jeune homme eut plusieurs fois le temps de souhaiter que quelqu'un l'achève ou lui allège quelque peu son fardeau.

La minute passée, il fut complètement épuisé et affaibli. Dans un dernier élan de volonté, il tourna la tête vers le Dépeceur qui semblait mort, puis s'écroula face contre terre. Sa vision se brouilla et il ferma les yeux.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top