Chapitre 14
Le train à propulsion avançait trop lentement au goût de Zircon. Même s'il savait qu'il n'existait pas de transport plus rapide dans le Monde Humain, le fait de savoir que Pleym-Shurg pouvait, à tout moment, s'écrouler sous un flot de Dépeceurs artificiels, le rendait extrêmement nerveux.
Si quelque chose venait à arriver à la Ville-Capitale, une attaque de cette envergure serait la seconde à le secouer jusque dans ses fondations. La première était, bien évidemment, le séisme revendiqué par les Enfants du Soleil soixante ans auparavant. Si cette dernière avait engendré tellement de dégâts qu'il fallut près d'une décennie pour retrouver toutes les victimes et reconstruire tous les bâtiments détruits, il ne donnait pas cher de leur civilisation face à une menace de cette taille.
En ce temps là, tout avait changé : ceux qui étaient restés trop longtemps à pleurer leurs défunts étaient laissés derrière, tandis que ceux qui avaient profité de la destruction pour démarrer une nouvelle vie avaient prospéré. Les sphères du pouvoir avait été réorganisées et de nouvelles figures avaient émergées, comme cela fut le cas pour le Conseil de Pleym-Shurg.
À présent, plusieurs heures le séparait de son arrivée à destination, et rien ne pouvait accélérer le temps pour y être plus vite. Comme Thryt et Subur étaient déjà en train de le faire puisqu'ils n'avaient pas dormi depuis plus de vingt-quatre heures, il ferma les yeux et se laissa guider dans le monde des rêves.
Ce qu'il y vit fut d'autant plus déstabilisant qu'il ne sût pas ce qu'il y voyait. Il se retrouva face à un immense écran d'affichage sur lequel était diffusé un avis de recherche très étrange : la personne dont la tête était mise à prix lui ressemblait à s'y méprendre. Il avait les mêmes cheveux blancs, la même cicatrice, seul son nom différait, puisque le signalement parlait d'un certain Liam Badwerd. Apparemment, cette espèce de sosie de Zircon était la nouvelle arme des Enfants du Soleil et avait provoqué la chute d'un pâté de maisons à lui seul dans Goflana. L'Hybride frissonna : si les Enfants du Soleil possédaient un tel atout et décidaient de l'utiliser maintenant, il allait sans dire qu'il ne pourrait pas arrêter deux menaces en même temps.
La scène changea. Il se trouvait maintenant sur une île étrange, au centre de laquelle se dressait un arbre immense dont la cime se perdait dans les nuages. À côté de lui, un immense rocher pyramidal semblait dégager une douce lueur orangée. Il n'échappa pas à Zircon que le ciel était clair de tout nuage, d'un bleu azuré très agréable, contrairement à l'habituel plafond rougeâtre qui, constamment, recouvrait leur monde. Comment pouvait-il savoir, au travers d'un rêve, de quelle couleur était un ciel découvert en plein jour ? Il l'ignorait, pourtant ses yeux ne le trompaient pas.
Du mouvement à sa droite attira son attention. Deux silhouettes aux contours grossiers, encapuchonnées et vêtues de longues capes, semblaient s'approcher de l'arbre, non sans réticence.
« C'est de la folie ! paniqua l'une d'entre elles. Faisons demi-jour tant qu'il en est encore temps.
— Ne sois pas ridicule, répliqua la seconde d'un ton enjoué. Tu n'as jamais voulu savoir si la légende disait vrai ?
— Cette même légende qui nous interdit d'en approcher sous peine de mourir ? Je ne sais pas pour toi, mais j'ai encore des projets pour mon avenir. »
Ils continuèrent néanmoins leur progression vers cet arbre intrigant. Zircon pouvait sentir la peur qui se dégageait du premier aussi fort que la curiosité qui émanait du second. L'Hybride, pour sa part, commença à avancer avec prudence vers ces deux inconnus qui ne semblaient le voir. Alors que ces derniers se situaient à une centaine de mètres de ce qu'il avait pris pour un rocher, ce dernier commença à s'animer.
Du sommet jusqu'à sa base, ce monticule massif se fendit en deux pour révéler ce qu'il abritait. Ce qui s'apparentait à de la roche s'avérait être deux immenses ailes de chauve-souris d'un gris semblable à celui de la pierre, celles-ci rattachées à une créature semblable à un Dépeceur. Zircon hoqueta : il devait être aussi grand qu'une montagne, et probablement mille fois plus dangereux que tout ce qui avait existé et avait été recensé dans les livres d'Histoire. Les deux êtres camouflés sous leurs habits semblèrent avoir un mouvement de recul, après quoi la première se rapprocha davantage.
« Qui ose interrompre mon sommeil ?! tonna la titanesque créature. Quoi que vous soyez, subissez le courroux du puissant Goliath !
— Noble dragon, appela le premier d'un geste suppliant. Je vous présente toutes mes excuses pour avoir importuné votre illustre rêve, mais il est important que je vous rencontre. »
Zircon buta contre ce terme. Que pouvait être un dra...gon ? Il ne pouvait se tromper en affirmant qu'il s'agissait d'un Dépeceur ailé, potentiellement un ennemi d'un nouveau genre. Celui-ci, alors dressé sur ses pattes arrière, se laissa tomber sur celles de devant et regarda avec surprise les petits bipèdes qui étaient suffisamment fous pour l'approcher.
« Des humains... grommela-t-il, je n'aime pas beaucoup votre espèce, et votre empreinte sur la planète ne joue pas vraiment en votre faveur. Vous ne constituez même pas un amuse-bouche, alors dépêchez-vous de me dire ce que vous souhaitez avant que je ne vous avale.
— Vénérable Ancien, continua celui qui avait déjà parlé au Dépeceur géant, nous sommes venus en quête d'un réponse à la question que se pose notre espèce depuis plusieurs décennies désormais. »
La créature nommée Goliath s'allongea sur son côté et fixa les deux humains d'un air amusé :
« Une question... partage-moi donc, créature chétive, ce qui peut bien vous tracasser pour défier vos lois et risquer de me rencontrer.
— Laufrith ! appela une dernière fois la seconde silhouette. Partons, j'ai un mauvais pressentiment.
— Dragon légendaire, poursuivit le dénommé Laufrith, l'humanité est en déclin, en proie au désarroi et à l'incertitude. Comment pourrions-nous retrouver grandeur et prospérité d'antan ? »
Des naseaux de l'immense Dépeceur ailé sortirent deux nuages de fumée opaques. Après une dizaine de seconde de silence, Goliath répondit :
« Tu souhaites réellement le savoir ? Les humains ont besoin de quelque chose qu'ils ont oublié depuis tant d'années : vous avez besoin d'avoir peur.
— Peur ? répéta Laufrith, incrédule.
— La peur pousse à accomplir l'impossible, surpasse toute volonté et tout courage. La peur de quelque chose d'encore plus dangereux qu'un autre être humain car incontrôlable est le seul moyen de vous pousser dans vos retranchements et vous faire évoluer. Ne crains plus rien, petit être, car tu viens de sauver ton peuple. »
Les deux humains se regardèrent, visiblement déboussolés, avant de se tourner vers la titanesque créature, en quête d'explications. Celle-ci, après s'être redressée, pointa une griffe aux mêmes dimensions qu'un immeuble vers ses deux interlocuteurs et proclama :
« En ce jour, l'humanité se renouvelle et évolue, car elle n'a pas d'autre choix. En ce jour naît son ennemi naturel. »
Les yeux du dénommé Laufrith se révulsèrent tandis qu'il tombait sur ses genoux. Son ami, à côté de lui, posa une main peu rassurée sur son épaule :
« Laufrith ? Est-ce que ça va ? »
L'intéressé ne put répondre. Sa peau semblait s'étirer et se contracter au même moment, sa tête s'allongeait et ses yeux changeaient de forme et de couleur. Après une quinzaine de secondes, ce qui fut auparavant un être humain était devenu un Dépeceur dans toute sa splendeur horrifique. Le deuxième recula, effrayé, tandis que son ami transformé en monstre se tournait vers lui en montrant les crocs. Il se jeta sur le pauvre homme qui se fit tailler en pièces dans un concert de supplications et de pleurs.
Même s'il avait détourné le regard de cette scène atroce, Zircon se retint de vomir lorsqu'il entendit les derniers gargouillements de vie de celui dont il ne connaissait le nom. Il se risqua à regarder de nouveau et constata qu'il ne restait plus que le Dépeceur, le museau encore couvert de sang, qui faisait face à son congénère ailé. Celui-ci regarda directement l'Hybride et lui dit :
« La première d'une longue lignée d'horreurs nécessaires pour que l'humanité évolue. Lorsque le temps viendra, tu comprendras. »
L'espace autour d'eux parut se tordre pendant que le Dépeceur poussait son fameux cri annonciateur de mauvaises nouvelles. Puis, dans un vortex épileptique, Zircon se sentit ramené à la réalité comme on attraperait un poisson pendant une partie de pêche. Il ouvrit les yeux, haletant, et regarda à travers la fenêtre du train à propulsion pour apercevoir le paysage familier des gratte-ciel de Pleym-Shurg.
Le jeune Hybride se redressa dans son siège, se frotta les yeux et regarda autour de lui : Thryt émergeait à son tour pendant que Subur sirotait une briquette de jus de fruits en regardant le paysage.
« La bonne nouvelle, murmura-t-elle, c'est que le Pays-Capital ne semble pas en proie au chaos, ce qui suggère que les Dépeceurs artificiels ne sont pas encore entrés en action.
— Ça où ils n'existent simplement pas, bailla Thryt. Vous avez pris pour acquis les dires de cette femme qui vous a déjà mené en bateau une fois, tout de même. Personne ne peut confirmer la véracité de ses propos.
— En parlant de cela, je vais appeler Arca pour savoir où elle en est dans ses investigations. »
Zircon se leva, quitta leur compartiment et sortit son téléphone une fois dans un coin tranquille. Après un instant à chercher son contact, il attendit quelques sonneries avant d'entendre la voix de sa petite-amie :
« Bien arrivés ? »
Il ne put s'empêcher de sourire : jamais de petits échanges de cordialité, toujours droit au but. Il s'empressa de répondre :
« On arrive à la gare. À priori, Pleym-Shurg est toujours debout. Du nouveau de ton côté ?
— Une petite piste, admit-elle. Il faut que j'aille en discuter avec une vieille connaissance, davantage spécialisée dans le domaine. J'essaierais de te contacter si jamais je découvre quoi que ce soit.
— Soit prudente. »
Arca émit un petit rire depuis l'autre côté de la ligne, trouvant sûrement cette dernière phrase amusante, si ce n'est dispensable.
« On est des Hybrides, Zir. Hormis ces Dépeceurs artificiels, rien ne nous arrive à la cheville.
— Dans ce cas, évite toute confrontation avec plus fort et plus nombreux que toi ? suggéra-t-il.
— Je ferais de mon mieux, mais je ne peux rien te promettre. Soyez prudents à la capitale. Je t'aime.
— Je t'aime aussi, on se rappelle vite. »
Zircon raccrocha son téléphone tandis que le train arrivait à la gare de Pleym-Shurg. Il rejoignit ses camarades à leur compartiment, récupéra ses affaires et sortit sur le quai où une navette noire aux vitres teintées les attendait. Ils rangèrent leurs sacs dans le coffre puis montèrent à l'arrière pour retrouver une vieille connaissance, visiblement impatiente de les revoir :
« Nos petits prodiges sont de retour, dirait-on.
— Casan ? fit Subur, surprise de le voir. Que fais-tu ici ?
— L'affaire sur laquelle vous travaillez s'avère être bien plus dangereuse que nous ne l'avions anticipé, répondit celui qui avait vaincu un Dépeceur Souverain. Vous êtes attendus au complexe par le Conseiller qui vous l'a confiée. »
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