9. 08/04
10h, quelque part dans les Pyrénées
Layla n'a pas décroché ses yeux du paysage depuis qu'elles ont quitté le camping en début de matinée. Quand même, ça lui fait drôle, d'abandonner ce terrain où elle a commencé à prendre ses marques dans le monde qui se mute. Dire au revoir aux quelques femmes gitane qu'elle a croisé de vue lui crève presque le cœur, et c'est sans compter Josep, qu'elles abandonnent aussi à son sort. Mais Sib en est convaincu, l'herbe est plus verte ailleurs, ou en tout cas, moins mouillée. Elle a mis un CD pour faire passer un peu le temps. Autour d'elles, la pluie se calme peu à peu, pour la première fois depuis presque une semaine.
— C'est bien, cette musique, c'est quoi ? interroge Layla en dodelinant la tête, happée par la mélodie
— Sibylle Baer. Du jazz. La seule musique que j'ai écouté en venant ici. Cette chanteuse est une génie, c'est pas pour rien que je me suis renommée comme elle.
Sib commence à chantonner le refrain d'une chanson, Layla augmente le son, et alors que quelques rayons de soleil se font voir timidement, elles chantent à tue-tête dans l'habitacle, pour décompresser.
It's the end, friend of mine,
It's the end, friend of mine,
Time is over
Where we could simply say « I love you »
Now you open the door
Leave me crying
Triying to embrace you again
Triying to face this damn situation
Man, I can't,
It's the end, friend of mine,
It's the end, sweet friend of mine
La chanson est douce. Comme souvent en compagnie de Sib, Layla se sent apaisée. Les chansons défilent, Forget About, I lost somthing in the hill. Une atmosphère, une couleur, un orgasme auditif pour Sib. Layla prend le temps d'observer l'habitacle. Son siège est recouvert d'un tissu coloré « pour cacher la misère » explique Sib. Sur le rétroviseur, un porte clef main de Fatmah pendouille, et le volant a été repeint en jaune. L'avant est coloré, en total contraste avec l'arrière du véhicule, dépareillé au possible, agencé avec des meubles récupérés des ailleux et des trouvailles des encombrants.
Soudain, Sib serre à gauche, et le camping-car se retrouve sur une route escarpée non balisée, à peine goudronnée. C'est le chemin que leur a indiqué Irene, mais elles ont comme un doute. La route – ou le chemin en terre battue – ne fait pas plus de deux mètres de large, avec une vue directe sur des pins qui s'étendent à perte de vue. D'un échange bref de regards, Sib à l'approbation de sa copilote, et elle s'enfonce dans la forêt. La pluie est à présent fine, délicate, on est loin de la grêle qui s'abattait sur le territoire quelques jours plus tôt.
Pendant plusieurs minutes, elles continuent de chanter gaiement, quelques rayons de soleil rendant parfois leur visage doré. Puis à plusieurs reprises, le véhicule cale, Layla jette un coup d'œil rapide à la jauge d'essence, pour vérifier que tout est normal. En voyant la jauge pratiquement vide, elle prend panique.
— Sib... On a plus d'essence...
— Hein ? Tu racontes quoi ? Je suis sûre d'avoir vérifié qu'on en avait assez pour traverser la frontière avant de partir. Et puis, on a pas eu de message d'erreur.
— Si, là, regarde, montre Layla d'une main tremblante.
— Putain, comment on va faire ?
Sib éteint la douce voix de Sibylle Baer d'un coup sec. Dehors, il se remet à pleuvoir. La conductrice coupe le moteur, puis s'affaisse contre le volant.
— On est dans la merde.
Layla se met à sangloter, bientôt rejoint par la blonde.
— Je... Je peux pas faire demi-tour pour utiliser le peu d'essence qu'il reste, c'est impossible avec la largeur du chemin. Putain, je suis tellement conne ! Je suis conne ! Se met à crier Sib, à deux doigts du craquage
A côté d'elle, Layla renifle bruyamment. Elles restent de longues minutes dans un silence de plomb, à regarder les gouttes s'abattre contre le pare-brise, coincée dans leur maigre habitacle. Sib se maudit de ne pas avoir vu ce détail plus tôt, elle a envie de fracasser tous les objets qu'elle a sur son passage pour exprimer sa colère, comme une enfant de quatre ans.
La brune finit par remarquer le soleil qui semble à son zénith. Leurs deux ventres gargouilles presque simultanément.
— Bon, Sib. On va pas rester éternellement, OK ? On est à quoi, vingt kilomètres de Besalù ? Même en montagne, avec un rythme correct, ce soir on sera de retour. Alors on prend nos affaires importantes, et on se casse.
— Tu comprends pas Layla. C'est pas possible. En bas, y'a rien qui nous attend. Tu crois que si on a pas pu partir par la vallée, c'est pourquoi ? C'est parce que l'eau monte. Parce que l'eau monte, putain, qu'on peut rien faire, et qu'on va finir tous noyés. C'est ça, notre avenir maintenant.
— On va s'en sortir, OK ? On va s'en sortir parce que sinon je me le pardonnerai pas. Alors on va récupérer les trucs essentiels que y'a dans ce camion et on va se casser, on va récupérer de l'essence en bas, et on va quand même tenter de passer.
— Layla, je ferai quoi sans toi sérieux... Si t'étais pas là je serai encore en train de me morfondre ici avec l'envie de dépérir et de mourir. Comment tu peux avoir autant de joie de vivre ?
— C'est pas de la joie de vivre, Sib. Ce n'est plus ça. C'est de la survie.
*
14h, quelque part dans les Pyrénées
Sib et Layla se partagent un reste de fromage qui était entreposé dans le frigo du camping-car. Elles se sont concocté des sacs de rando où elles ont fourré toute leur bouffe, quelques vêtements et bricoles utiles. Elles ne savent pas comment elles vont retrouver la petite cité où elles se sont installées. Avec les pluies, les inondations, le réseau en interférence, tout le monde retient son souffle. Et sans endroit où dormir, livrées à la pluie, au froid et à la faim, elles ne risquent pas de faire long feu. Mais Layla en est convaincue, elles vont se battre. Elles sont deux, et en sont capables. Sib a juste cette tendance un peu mélancolique, cette déprime qui la caractérise et la hante. Plus jeune, elle a été en proie aux addictions, puis a fait une dépression, un tour en HP et la boucle a été bouclée.
Assises contre une souche humide, Layla observe le ciel, son T-shirt suintant de sueur, la tête de Sib posée contre ses cuisses. Elle porte le k-way de la blonde, qui elle s'est simplement vêtue d'une veste plus ou moins protectrice. Elles se rationnent au maximum leur nourriture, dévorant pour le déjeuner quelques tranches de saucisson et du fromage. Les pâtes que Layla se cuisinait en bougonnant au début de son voyage lui semblent bien loin, et elle se demande comme elle a pu être si malheureuse d'ingurgiter des coquillettes.
— On fait une pause ? quémande Sib, qui s'allonge dans la terre humide du bord de forêt
— T'es bien là ?
— J'en avais marre d'être debout. Maintenant, j'ai froid, mais au moins j'ai plus mal aux jambes.
—Tu veux que je te passe ma veste ?
— Non, merci. T'en fais pas Layla.
— Je veux pas qu'il t'arrive un truc, tu sais.
— Je sais bien. Il ne m'arrivera rien. Je suis juste allongée, là.
Layla sourit. Sib est devenu le plus grand pilier de sa vie en quelques heures. Elle se demande si elle aurait pu survivre à la catastrophe sans son soutien. Sib n'est pas une super-héroïne, elle n'est pas de ces filles pleines d'illusions qui pensent que tout ira bien et qui réconfortent en conséquences. Elle a peur de beaucoup de choses, sa détermination a des failles, elle a tous les défauts possibles pour être une héroïne aventurière. Sib se sent fragile, crevable à tout moment, les séquelles de sa fragilité psychique lui donnent l'impression de n'avoir aucune force en elle. Et pourtant, malgré les qualités de Marie-Sue manquantes, malgré son manque de confiance en elle, Layla puise sa force en Sib, et Sib fait la même chose. Les voilà en symbiose, dépendante l'une de l'autre pour évoluer dans leur environnement. Sans Layla, Sib aurait sans doute déjà sombré, elle se serait soustraite à ses démons du passé, et aurait arrêté de lutter. Elle serait repartie dans des relents fantomatiques d'elle-même, reproduisant avec automatisme des tâches quotidiennes basiques. La pluie l'aurait emportée à sa manière. Mais toutes les deux, c'est soudain comme si elles pouvaient être seules contre le reste du monde. C'est ce qui plait à Layla, aussi dans un sens. C'est cette proximité et cette exclusivité avec Sib.
La brune s'assoit sur une souche d'arbre humide, ne se souciant plus de mouiller son jean. Elles n'ont marché que quelques heures, oscillant entre montées et descentes, mais Layla sent déjà ses jambes s'envoler. Elle enlève ses chaussures - des baskets qui lui tiennent à peine la cheville – pour aérer ses pieds et vérifier si elle a des ampoules. La marche en montagne et à l'opposée des quelques kilomètres qui lui arrive de faire à Paris. Depuis la matinée, la pluie se transforme en un léger voile à peine perceptible. C'est une pluie douce, qui contraste avec les grêlons tombés quelques jours plus tard. Après cinq jours de pluie où l'eau tombée se compte en centimètres, le réseau électrique est complètement coupé dans les montagnes et dans la ville, et les routes sont accidentées, parfois impraticables, de nombreux accès sont bloqués. Besalù n'est pas encore complètement isolé du monde, mais cette situation ne saurait tarder, et à ce moment, il faudra tous qu'ils se débrouillent en autonomie complète, au milieu du désastre et sans ravitaillement. Pendant toute la durée des pluies, il y a eu deux camions qui sont venues renflouer les stocks des de l'épicerie du centre et de la grande enseigne, contrairement à cinq habituellement. Layla regarde le ciel gris au-dessus d'elle, les nuages qui se tordent derrière les aulnes qui touchent le ciel. La pluie a beau se diffuser et l'inconforter, elle se sent bien.
— On y retourne ?
— Ouais, j'arrive, lui sourit Sib.
Pendant quelques minutes de latence, Layla a eu l'impression de somnoler, mal installée sur sa souche d'arbre. Elle a eu un nuit courte, puis les différentes émotions traversées l'ont assommées. Les deux compagnes se remettent en route, traçant leur chemin dans les sillons des routes bétonnées, rongées par l'érosion et l'ancienneté. Layla prend enfin le temps pour admirer la beauté du paysage. Elle qui n'a dans sa vie presque que fréquenté la capitale, sa banlieue et les plages bondées d'Etretat, elle découvre un nouveau monde, moins dense, avec la nature omniprésente, les montagnes dominantes et une culture différente. C'est un saut dans le vide. Elle prend enfin le temps d'observer la verdoyance des arbres, les maisons qui forment quelques hameaux diffus, et les pilonnes électriques qui traversent les pâturages.
Ça lui vient ensuite, par flash. Soudain, toute son existence semble trouver son sens. Elle a envie de vivre ici. C'est peut-être une pulsion, un désir inexplicable, mais ces collines qui parsèment le territoire, l'immensité et la diversité du paysage l'étonne et la rend admirative. C'est frappant. La notion d'habiter qu'elle perçoit est aux antipodes de ce qu'elle a vécu, dans l'appartement familial ou dans sa coloc avec Soline. Ce sentiment d'appartenance à ce nouveau terrain grandit de jour en jour, l'attache qu'elle ressent prend son explication dans le moment singulier de l'époque. La pluie s'arrête à peine, laissant place à une renaissance printanière, internet et l'électricité sont coupés, et les voies de communications routières presque toutes bloquées. Et c'est dans ces conditions de vie aussi difficiles que Layla s'en prend à autant aimer cette Catalogne oubliée. Revenir pour vivre à Paris lui semble à présent abject. Elle ne retournera pas au travail. Le désastre lui fait prendre des décisions qu'elle n'aurait jamais eu le courage de prendre dans d'autres conditions, et l'abandon lui paraît comme la plus raisonnable des solutions.
*
19h, quelque part dans les Pyrénées
Layla ne sait pas par quelle force qu'elle puise au fond d'elle-même elle arrive encore à tenir. Peut-être que c'est encore une fois Sib qui la pousse dans sa détermination. Ses pieds la fond souffrir, et quand à bout de forces, elles aperçoivent leur ville, c'est un soupir de soulagement qui s'échappe de leur gorge. Layla se sent revivre pour une mince victoire dans cette barbarie. Elles ne sont pas sauvées, elles vont encore devoir se battre pour survivre dans cet environnement hostile, en ayant dû abandonner le camping-car de Sib.
Les toits des maisons qui se dessinent à mesure qu'elles approchent donne à Layla un frisson de soulagement. Rien n'est gagné, mais au moins, elles ne sont plus seules.
— On fait quoi, questionne Sib. On descend en ville ou on va au camping ?
— Y'a rien au camping. On dormira où ? Il fait froid, la nuit...
— T'as raison. En ville, faudrait qu'on retrouve Irene. Ou alors, on trouvera un coin où se loger.
— Je marche.
Les dernières lignes droites ne sont pas les plus dures. En pleine descente, Layla a enfin l'impression de souffler et faire de redescendre la pression. Mais en ville, rien ne s'est amélioré. Besalù est encore relié à une ville voisine par une unique route, les autres accès étant inondés. Le ravitaillement est plus ponctuel, les étals des magasins sont vides, les habitantes se ruant sur les produits pour faire des réserves. Depuis le début de l'après-midi, la pluie ne tombe presque plus, même si les nuages persistent dans le ciel pour rappeler la menace réelle. Évidemment, Layla aimerait penser qu'elles voient enfin le bout du tunnel de leur mésaventure.
A dix-neuf heures, la ville semble endormie, alors qu'habituellement à cette heure, tout le monde sort se balader dans les rues. Mais voilà, l'anormal est devenu la norme, et Sib et Layla essaient de survivre dans ce carcan.
Arrivées dans le centre, elles se trouvent un coin un peu caché, où elles se blottissent l'une contre l'autre en partageant leurs derniers restes. Le lendemain sera encore rude. Il faudra affronter la pluie qui peut revenir à tout moment, trouver de nouveau à manger, ainsi que de l'essence pour renflouer le réservoir du camping-car. Mais pour le moment, Layla essaie de savourer ce moment de complicité avec Sib, à dévorer une conserve de légumes périmé, logées entre deux murs. Exténuées, elles finissent par s'endormir, l'une contre l'autre.
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