6. 04/04

6h30, Besalù

Layla se fait réveiller par les grêlons qui continuent de parsemer le toit de l'habitacle. Elle aimerait juste être tranquille pour pouvoir se rendormir en paix. Alors qu'elle se redresse doucement pour ne pas réveiller Sib, elle sent sa main enroulée sur l'épaule de sa nouvelle amie. Prise de cours, elle l'enlève instinctivement, en se demandant comme elle a pu faire une chose pareille durant sa nuit, elle qui est habituellement si peu tactile. Elle essaie alors de se rendormir, de grappiller quelques heures de perdue avant de devoir se lever.

Le rideau est mal fermé, alors les premiers rayons du soleil s'aperçoivent depuis le lit. A côté d'elle, Sib dort paisiblement en effectuant de petits ronflements de temps à autres. Layla se surprend à trouver ça mignon. Elle traîne encore un peu au lit, profitant d'un peu de nuit à la lumière du jour. Elle finit par trouver le courage de se lever, et s'extirpant difficilement de la place la plus inaccessible du lit, Layla atteint l'espace de cuisine de l'habitacle, après avoir fait quelques pas. Déterminée à remercier son hôte, elle fouille tous les placards en limitant le bruit pour y trouver ce qu'elle cherche — la théière de la veille, qu'elle veut retrouver pour faire du thé. Dans une situation normale, elle aurait été chez le boulanger acheter des viennoiseries pour le réveil de Sib, mais ça ne lui semble pas être une solution idéale, alors elle se contente de badigeonner de miel sur quelques tartines.

Au bout d'un temps que Layla n'aurait su calculer, elle voit bouger le corps de Sib dans le lit. Elle se contorsionne quelques instants sous les couvertures, derrière le regard attendri de Layla.

— Salut, fait Sib d'un air maussade, comme si elle n'était pas encore vraiment réveillée.

— Salut. J'ai fait du thé et des tartines avec du pain, si t'as faim.

— Oh merci Layla, t'es trop cool. Y'a des biscottes dans le placard aussi si tu veux.

Sib attrape le paquet de biscottes et la confiture dans son petit frigo en quelques mouvements habiles. Son mètre soixante-quinze lui donne de longues jambes qu'elle peut plier à sa guise. Layla la fixe, les yeux émerveillés. C'est vrai que Sib est resplendissante. Elle a cette aura particulière qu'elle dégage, ses cheveux blonds et longs, ses cuisses qui se touchent et laissent augurer de longues jambes sans fin. Layla est stoppée dans sa contemplation qui se rapproche d'une fascination quand elle entend un portable sonner. Ce n'est pas le sien.

— Allô, décroche Sib avec une pointe d'agacement.

— Lou, tu vas bien ? Tu sais quand tu rentres ?

— Arrête Paula. Tu sais que je vais pas revenir maintenant. J'ai besoin d'écrire avant de revenir à la maison OK ? J'ai vingt-cinq ans, il serait temps de me laisser vivre en paix.

— Ouais, je vois. Tu traverses la crise de la vingt-cinquaine. Ca va aller sœurette, promis. Hésite pas à m'appeler si besoin.

— D'accord, merci. Ah, et Paula ? Je suis vraiment bien ici. Et je m'appelle plus Lou. C'est Sib, maintenant.

— OK... Si tu veux. Je dois emmener Arsène à la crèche, tu veux me dire un truc ?

— Non ça ira. Dit bonjour à Gaspard et ton fils pour moi. Salut.

Et Sib raccroche, un sourire aux lèvres.

— Dit, demande subitement Layla, tu t'appelles pas vraiment Sib, pas vrai ?

— Non en effet, je vois que t'as bien écouté la conversation, rigole la blonde.

— Je veux pas être indiscrète, mais... Pourquoi tu veux changer, comme ça ? T'es pas obligée de me répondre, hein.

— Nan, t'inquiète. C'est juste que « Lou », c'est un peu mon ancien prénom, quoi. Je suis passée par tellement de trucs depuis que j'ai quitté ma troupe à Montpellier, fallait que je change d'identité. Et Sib, c'est venu comme ça. Avant que tu sois là, au début, j'écoutais Sibylle Baer dans mon camping-car tout le temps, ça me donnait de l'inspiration. « Sib », c'est venu naturellement.

— Oh, OK.

— Et toi, t'as pas envie de changer de prénom pour oublier ?

— Nan, je pense que pour l'instant, j'oublie avec la distance. J'ai pas encore besoin de ça, être loin de mon ex, ça suffit.

— Mais avoue que c'est palpitant de choisir comment les autres t'appellent. Tu contrôles ce que tu veux faire percevoir, d'une manière. T'aurais choisi quoi comme prénom, pour toi si tu pouvais ?

— Un truc plus original et moins connoté. Déjà, vu que c'est arabe, je me suis fait refusé pleins de fois pour un taff, et puis les gens l'orthographient même pas correctement, d'habitude ça s'écrit pas comme ça. Du coup je pense que je prendrais Abigaëlle ou Alma, ce genre de trucs.

— Alma, ça te va bien. Mais je préfère Layla, ça se prononce mieux.

Les deux acolytes rient d'un rire franc. Elles se sont énormément rapprochées durant cette nuit. Depuis le matin, elles ont à peine remarqué la pluie qui continue de tomber à torrent.

— Sib, vient voir, regarde, fait d'une voix inquiète Layla.

Elle observe à la fenêtre le désastre. Des trombes d'eau se sont abattues la nuit, laissant la pelouse rèche du camping inondée, boueuse par endroit.

— Wow, en effet. On est dans la merde, je sais même pas si c'est judicieux d'ouvrir la porte du camping-car.

— Les autres doivent être en galère...

— T'inquiète pas pour eux, tu sais. Ils sont habitués aux situations chaotiques et inédites, c'est pas quelques centimètres d'eau qui les feront reculer. Ces gens sont d'une force qu'on ne soupçonne même pas. Par contre, nous on va vite être en manque de vivres, il vaudrait mieux qu'on aille en acheter en ville aujourd'hui.

— T'as raison. Et imagine... Imagine ça fait comme en Provence. Que ça nous coupe du reste du monde...

— Tu connais pas encore le climat, hein ! Je pense pas que ça fera ça. C'est juste des averses passagères, le beau temps reviendra.

Layla n'est pas convaincue. Elle a un mauvais pressentiment. Tout ne peut pas se passer aussi bien, sa rencontre avec Sib, l'atmosphère moelleuse de l'habitacle, leurs conversations d'adultes en éveil. Il y aura forcément un bémol à un endroit.

Les deux jeunes femmes s'habillent confortablement, Sib retrouve un parapluie dans ses affaires qu'elle donne à Layla et récupère un vieux k-way qui sent presque le moisi, qu'elle enfile sans hésitation.

— Bon, on est bon ! On y va ?

— Ouais. Je paierai.

— T'en fais pas Layla, mon compte en banque, j'en ai vraiment rien à foutre.

— Non, mais c'est toi, tu m'accueilles dans ton camping-car hyper humblement, je peux pas te laisser tout faire...

— Bon, comme tu veux, j'ai pas la foi de discuter. Va falloir courir, là !

Les deux filles s'élancent sur la route goudronnée en puisant dans leurs forces pour maintenir un rythme régulier. Elles se battent avec désir contre la pluie, dévalent la côte à coups de grandes enjambées. Layla est gelée, mais elle se sent vivre, dehors. C'est ce qu'elle recherchait en venant prendre une pause loin de ses souvenirs.

*

9h, Besalù

Le bourg de la petite bourgade tranquille que Layla a visité la veille semble s'être métamorphosé. Les rues sont vides, il n'y a plus aucune animation ni commerce ouvert. La pluie a envahi une partie de la cité, placée en cuvette. Les pluies diluviennes forment des inondations localisées, les égouts ne sont plus en capacité d'aspirer toute l'eau qui tombe pas trombe. Le macabre spectacle qui se tient devant elles ne les réjouit pas.

— Merde, commente Layla quand elles ont trouvé un endroit pour s'abriter.

— Tu l'as dit. Bon, y'a une supérette dans le coin, je pense qu'elle est ouverte. Mais c'est à la sortie de la ville, faut marcher un peu.

— Sous cette pluie...

— Ouais, mais on a pas vraiment d'autres solutions. Tu me suis ? Demande Sib

— OK, je viens, râle Layla

Sib mène par la main Layla dans le dédale de ruelles pavés inondées. D'une rue à l'autre, l'eau peut parfois atteindre plusieurs centimètres. Elles sortent du centre historique, traversent des avenues qui ne sont pas en meilleur état, pour finalement trouver la seule supérette ouverte de la ville. Les deux acolytes se réfugient dans la boutique, trempées jusqu'aux os, mais heureuses d'être arrivées à destination. Elles passent du temps à flâner dans les rayons alimentaires, même si ils n'ont pas grand intérêt, pour retarder au maximum le moment où elles devront retraverser la ville au visage méconnaissable. Sib décide de faire des courses pour deux semaines, pour deux personnes, et Layla tient à y mettre une participation. Les placards du camping-car risquent d'être blindés, elles devront innover pour tout faire rentrer. Mais Layla a un mauvais pressentiment, et si les pluies venaient à durer, il leur faudrait du stock pour survivre.

— Vous êtes bien les seuls ouverts, se plaint Sib dans un catalan un peu bancal.

— Vous avez pas regardé les infos ? Ils ont dit que ça allait pleuvoir à torrent comme ça pendant plusieurs jours, on est en vigilance maximale.

— Ah, bah on savait pas. Ça nous apprendra à pas regarder la météo. Mais merci M'sieur pour les renseignements !

Elles rangent rapidement leurs affaires dans les sacs de courses qu'elles ont acheté sur place, puis profitent d'une mince accalmie ou la grêle cesse pour retourner au camping municipal.

— Tu parles catalan, toi ?

— Un peu. Mes grands-parents ont habité en Catalogne. Et puis, ils ont fui Franco pour venir en France, et sont retenus vivre à Tarragone à leur retraite. Bref, oui, du coup je parle un peu catalan.

— C'est trop cool ! Moi, mes parents ont jamais voulu m'apprendre l'arabe sous prétexte qu'il fallait s'intégrer et que ça me servirait pas de savoir le parler. Résultat, quand je suis retournée en Algérie, toute ma famille s'est moquée de moi, c'est bien malin.

— Ah, ouais, dommage effectivement... Tu habitais où ?

— A Champigny, pas dans un quartier « ghetto » ou une cité, mais un truc résidentiel de classe moyenne, on manquait de rien, même si en y repensant, on se restreignait. Bref. Ma sœur vit encore chez eux, pour ses études.

— Bon, Layla, va falloir qu'on s'active je pense, annonce Sib en pointant du doigt le ciel qui devient un peu plus menaçant.

La capuche vissée sur la tête pour éviter la pluie qui tombe, elles trottinent toutes les deux mains dans la main pour rejoindre le camping. C'est plus dur qu'à l'allée, elles sont encombrées par leurs courses, puis doivent monter la côte qui les mènent au terrain. « au moins, on risque pas trop d'être inondé » se réconforte Layla en restreignant son envie de se stopper en pleine pente.

Au prix d'un effort surhumain, elles arrivent à regagner leur antre, le dos en compote et les pieds maculés d'ampoules. Elles se plaignent mutuellement, puis décident d'aller prendre une douche. Traverser le no man's land qui sépare la partie camping-car et les sanitaires s'avère périlleux, entre la boue et la pluie. La quelque dizaine de mètres en paraît des kilomètres aux yeux de Layla. Mais prendre une bonne douche n'a pas de prix, et son rafraîchissement lui fait oublier quelques instants ses soucis. A l'extérieur, elles croisent rapidement le monsieur qui vit à l'année dans le camping, un cinquantenaire sans-histoire pas très bavard. Layla le salut d'un timide sourire, mais Sib semble déterminée à commencer la conversation, visiblement à l'aise avec la langue.

— Bonjour, débute-t-elle.

D'abord surpris d'être accosté dans sa langue par des françaises, l'homme répond gentiment aux questions de la blonde, heureux de pouvoir discuter avec quelqu'un. Au bout de plusieurs minutes de discussion animée, la blonde l'invite à prendre le thé dans leur petit camping-car, « pour sympathiser » lui chuchote Sib dans son oreille quelques instants après.

*

13h, Besalù

La pluie n'a pas cessé de tomber depuis le matin. Les flots d'eau se répandent dans le camping. Le bâtiment des sanitaires est voilé de plusieurs centimètres d'eau au sol. Josep, leur invité, est resté au camping-car pour prendre le déjeuner. Si ça continue, sourit Layla, ce camping-car va devenir une véritable auberge. Déjà qu'à deux avec Sib elles sont un peu à l'étroit, elle n'ose pas vraiment imaginer si elles devaient accueillir un troisième visiteur. Mais contrairement à elle, Josep a également un camping-car, et non une pauvre tente que l'eau et l'orage ont vite fait de déchirer.

— J'ai pas de 4G, crache Sib en trifouillant son portable.

— On est en rase campagne, c'est normal, tempère Layla. En ville, ça devrait aller mieux.

— Ouais, mais hier ça marchait. Bizarre. Et j'ai aucun service de téléphonie non plus.

— T'es sûre ? Moi, normalement, je peux appeler.

Layla sort également son portable pour vérifier qu'elle peut toujours téléphoner et envoyer des messages, mais son écran affiche lui aussi « aucun service » quand elle tente d'appeler Soline.

— Merde, bougonne-t-elle. Ça marche pas non plus.

Sib traduit rapidement en catalan à Josep, pour lui expliquer qu'elles ne peuvent pas téléphoner.

— Çà doit être l'antenne relai, tente-t-il d'expliquer, elle doit à être à quelques kilomètres. Avec la pluie et l'orage, elle est peut-être endommagée. Ça reviendra rapidement normalement je pense, en général, ils sont assez réactifs.

— Génial...

— Bon, Josep, ça vous dit de jouer un peu aux cartes ? Propose Sib, pour passer le temps.

— Pourquoi pas.

La blonde fait l'intermédiaire entre Layla et leur invité pour pouvoir se comprendre. L'après-midi passe tranquillement, ils commencent à s'habituer au bruit de la pluie qui s'abat sans discontinuer contre le toit du camping-car. En fin d'après-midi, ils entendent l'orage gronder, voient en travers des deux fenêtres des éclairs teinter le ciel. Josep finit par rejoindre son propre camping-car, en rappelant qu'elles peuvent l'appeler si elles avaient besoin d'aide.

Au moins, durant un après-midi, Layla a pu un peu oublier la tournure que prennent les événements, la météo qui l'empêche de mener à bien ses projets, l'ennui qui la ronge quand elle ne parle pas à Sib. Cette rencontre, c'est bien la seule qui ait pu lui arriver de positif dans toute cette histoire. Elle se sent bien avec elle, c'est comme si elle arrivait elle à surmonter ses problèmes quand elle se retrouve en sa compagnie. Elle se sent plus forte. Et puis, elle admet qu'elle est envoûtée par son charisme. Jamais Layla n'a pu voir pareille chevelure blonde, propre et parfaitement peignée, toujours lâchée. Et puis, ses traits fins et réguliers lui donnent un visage dessiné avec une finesse rarement observée. Le portrait qu'elle s'en fait est idéalisé, mais moins de vingt-quatre heures après leur rencontre, elle est incapable de citer un de ses défauts. A côté de cette fille qui ne la rend pas indifférente, elle se sent moche, avec son mètre soixante classique, ses boucles brunes en bataille qu'elle n'arrive pas à coiffer, et ses yeux un peu trop banals.

— Ça va ? demande Sib en s'asseyant à ses côtés.

— Ouais, ça va le faire, t'inquiète. C'est juste que Soline me manque, j'ai envie de retourner chez moi, mais ça devrait passer.

— C'est normal, tu sais, dans ces moments, de douter. Quand je suis venue toute seule ici, avec le camping-car que j'avais retapé, à la sortie de l'hiver, mes sœurs m'ont trouvées folles, et mes parents ont complètement désapprouvé l'idée. Mais j'ai persévéré, je me suis installée, et j'ai jamais autant écrit de ma vie avec autant d'enthousiasme et de productivité.

— T'es tellement forte, Sib, je te jure. Je suis incapable d'en faire autant.

— Bien sûr que si. T'es venue jusqu'ici, déjà, et je t'assure, c'est déjà très fort.

— C'est Soline qui m'a poussé. Cette meuf me materne trop. Je te jure, y'a rien de glorieux.

— C'est pas elle qui est venue à ta place, OK ? Je te dis, tout plaquer pour partir seule avec une tente, tout le monde le ferait pas. Arrête de te dévaloriser, je déteste voir des gens mal à cause de ça.

— C'est mon complexe d'infériorité, avec toi, rigole doucement Layla, qui retrouve son habituel sourire et son sens de l'humour.

— Comment ça, tu rigoles ?

— Bah nan, pas du tout. Je t'arrive pas à la cheville. Regarde comment t'es belle, au delà d'écrire, j'en suis sûre, merveilleusement bien : t'as une grande taille, des formes, t'as des belles fesses, de la poitrine, pas comme moi, des cheveux blonds qui partent pas en vrille comme les liens, t'as des yeux verts et un visage d'ange, alors que moi mes yeux sont...

— Eh, Layla, qui t'as dit tout ça ? T'es magnifique. T'as pas de seins, et alors, qu'est-ce que ça peut faire ? Et puis tes cheveux bouclés, ils sont superbes. Ton visage aussi. T'es belle. Et maintenant, j'ai envie de t'embrasser.

Layla paraît interloquée. Les compliments de sa nouvelle amie la touche. Et sa dernière phrase... Sib prend une teinte rouge tomate devant son interlocutrice. Alors, la brune s'accroche à son regard gêné, se lève un peu de la banquette, se penche contre la planche qui officie comme table, et embrasse avec passion les lèvres roses de Sib. Layla ne se serait jamais cru aussi entreprenante. C'est Sib, maintenant, qui perd toute son assurance.

— Tu... Je... commence-t-elle

— Tu voulais pas ? S'inquiète Layla

— Si. Bien sûr que si, je voulais. Je savais juste pas, que toi aussi, c'est ce que tu voulais.

— T'es mignonne Sib. Je me sens bien avec toi. C'est la première fois que j'embrasse une fille. Je sais pas comment j'ai fait pour passer à côté de ça pendant vingt-cinq ans.

Sib explose de rire. Elles s'embrassent, encore. Layla a vingt-cinq ans de baisers à rattraper.

*

19h, Paris

Encore la puanteur du métro qui surgit dans ses narines. La rame se ferme sous les soupirs des voyageurs. Entassés comme sur la ligne 13 en heure de pointe – voir plus – Anatole sent les différentes odeurs des gens. Le déodorant du trader qui bosse dans sa start-up branchée, le parfum Yves Saint-Laurent de la mémé qui vient des quartiers huppés, l'odeur de shit du punk à chien avec ses dreads. Tellement cliché, mais tellement vrai aussi, dans ce métro qui traverse des quartiers hétéroclites, entre les cités populaires du dix-huitième et de Belleville et ceux des bourgeois de l'ouest parisiens.

L'ado sort du métro avenue de Ménilmontant. Il traîne un peu dans les rues adjacentes, sur la colline, entre les kiosques, les ruelles et les cités privées pleines de verdure. Il y a même quelques maisons qui semblent barricadées, victimes d'un autre temps. Les vignes se dressent sur leur façade – on se croirait à Montmartre. Le gamin s'assoie sur le banc de la place principale, les amoureux des bancs publics sont déjà passés là, tagant au feutre leur attachement, immortalisant pour toujours leur amour dans un cœur à la craie plus ou moins bien fait. Il sort son bloc-notes, tente quelques esquisses de ce paysage que qu'il connaît si bien. Anatole se prend à aimer cet est parisien, encore un brin préservé de l'affluence touristique, mais pas de la gentrification. Mais le mobilier, les œuvres d'Haussmann commencent à l'oppresser. Les grèves détendent la capitale si pressée. On se croirait en août, quand seuls les prolétaires peuplent encore la capitale, avec ces hordes de touristes qui font parties du décor.

L'adolescent rentre chez lui, sa mère travaille sur son PC, réalisant un énième logo pour une start-up florissante. La radio est allumée. France Culture, on ne peut plus stéréotypé dans cette famille de l'est parisien boboisé. Entre deux musiques de la playlist de grève, le journal – raccourci – de dix-huit heures pointe. La bourse de Wall Street est en chute libre, celle de Paris dépasse les six mille points. Le Canal de Suez est fermé à cause de la sécheresse, le pétrole est toujours plus cher. Les pluies diluviennes qui touchent le sud-est de la France se déplacent à l'ouest, les feux au Congo massacrent toute la faune et la flore. Les grèves générales paralysent complètement la France, des pénuries commencent à naître dans les supermarchés, les autorités craignent que la situation s'envenime. Quand la radio marche, on ne cesse de parler des trois jours d'autonomie alimentaire dont dispose l'Île-de-France. Anatole essaie d'en faire abstraction. Au fond, ça lui plaît cette atmosphère de chaos, les salles de classe que profs et élèves désertent, l'odeur permanente de lacrymo entre Bastille et Répu. Avec Ibrahima, ils partent alors à la conquête de la capitale. Ils ne craignent plus rien, tout leur appartient. Ibra, c'est son pote de Bobigny intégré dans un programme visant à promouvoir la diversité des milieux sociaux dans les lycées d'excellence parisienne. Le genre de système fait pour se donner bonne conscience, par charité aussi, et puis surtout pour la façade, montrer qu'il y a deux ou trois noirs et arabes qui arpentent les vieux couloirs du lycée Lavoisier. La mère d'Anatole voulait absolument qu'il soit dans un bon lycée pour aller ensuite en prépa. Elle lui veut l'excellence. Cette pression scolaire, de la part de ses parents et ses profs, ça lui pèse un peu. Quand il ramène des notes en-dessous de dix chez lui, il a toujours l'impression de ne pas être à la hauteur.

— Le risotto est prêt, Anatole. Appelle ta sœur.

Anatole sort de sa rêverie, se décampe du canapé à contre-cœur, éteint son portable où il scroll les dernières news sur Twitter. Il cri le prénom de sa sœur dans l'appart, et voit apparaître la brunette dans la pièce principale. Leur mère coupe France Culture, la porte d'entrée claque, c'est leur père, qui rentre tout juste du boulot, prêt à se mettre les pieds sous la table. Il les salue un par un demande à sa femme le menu du repas. Tout semble presque commode. Tout serait normal si il n'y a pas ces grèves, ces pénuries et ces annones solennelles du président tous les trois jours. Son père embrasse le front de sa sœur, comble le vide que les trois autres n'occupent jamais. L'éternel bavard questionne tour à tour ses enfants sur leur journée, Romane baragouine qu'elle a passé l'essentiel de sa journée en permanence, Anatole répond vaguement qu'il n'a pas eu cours. Il omet Ibrahima, leurs balades dans Paris, le cortège des manifestations syndicales toujours plus massif et les lacrymos place de la République contre une foule de casseurs prêt à en découdre. Il a aidé à arracher quelques pavés en deuxième ligne, pour faire monter l'adrénaline qu'il recherche tant. Son père se plaint que Bercy est vide, que son patron lui met la pression. Il dit que les investisseurs sont paniqués, que la crise sera encore plus grande avec la hausse vertigineuse des prix du pétrole, car en plus des puits qui se raréfient, l'Arabie Saoudite est rentrée en guerre commerciale avec les États-Unis et n'exporte plus de pétrole. Anatole décroche vite, entame une conversation parallèle avec sa sœur. Son père le rappelle à l'ordre, lui fait la morale, disant que l'économie devrait l'intéresser, à son âge.

Leurs soirées se rassemblent souvent. Après avoir débarrassé soigneusement son assiette, Anatole se terre dans sa chambre, sur son téléphone. Romane fait de même dans la sienne, à discuter avec ses copines jusqu'à tard.

Anatole en a marre, de cette vie de bobos parisiens déconnectés. Tous les soirs, c'est pareil, il discute avec Ibrahima. Ils parlent de tout faire péter, parce que tout les emmerde. C'est le chaos, l'ordre social est renversé, disent les figures qui ne veulent pas se revendiquer leader du mouvement. Anatole les croit. En banlieue, ça commence à chauffer. La police est à cran, les éditorialistes craignent que l'incendie de novembre deux-mille-cinq se répande une nouvelle fois.

Pourtant, c'est ce qu'ils espèrent tous.

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